À L’AUBE D’UNE VIE
Il Y A
Des joies, des misères
Une petite école
Plus la nature est ingrate, avide de sueur et de boue
Parce que l’on a tant besoin que l’on ait besoin de nous
Elle porte les stigmates de leur peine et de leur sang
Comme une mère préfère un peu son plus fragile enfant
À L’AUBE D’UNE VIE
Je pense très fort aux ancêtres, à mes ancêtres, à nos ancêtres. Je songe à ces hommes, à ces femmes et à ces enfants qui se sont échinés, qui ont sué et travaillé dur pour assurer la subsistance de leurs familles, de leurs voisins, voire de leur village. Je pense à la pénible existence de toutes ces personnes confrontées aux rudesses du travail et tributaires des aléas climatiques.
À travers ces lignes, je veux transmettre aux générations futures la force qu’ils dégagent, pour que celles-ci continuent d’avancer. Tant de femmes et d’hommes nourriciers se sont succédé, sans lesquels notre pays n’aurait pu subsister comme il l’a fait ; sans lesquels tant d’autres hommes et femmes auraient eu la faim comme unique horizon. Nous devons à ces cinsiers, comme je me plais encore à les nommer, notre vie d’aujourd’hui. Que ferions-nous sans notre « pain quotidien » ? Ne nous voilons pas la face : si ce que nous mangeons est encore relativement abordable, c’est grâce à leur labeur.
J’ai hérité en partie de ce patrimoine et de cette idéologie. J’ai grandi au milieu d’une idée de la beauté qui réside dans la richesse et la diversité de la nature ; une idée de la beauté qui réside, finalement, dans une multitude de tout petits bonheurs. Par exemple : tremper les mains dans des sacs remplis de blé ; rompre le pain confectionné grâce à cette céréale ; s’asseoir dans une remorque, parmi des millions de graines et s’y sentir ridiculement insignifiant ; sentir l’odeur pénétrante de l’herbe fraîchement coupée ; déguster ce beurre délicieux baratté par un fermier que l’on connaît et qui nous connaît ; reconnaître à travers ce que l’on déguste, l’immense travail accompli en amont par tant de corporations, de métiers, d’humains ; croquer la chair d’une tomate que votre maman a eu à cœur de faire pousser ; assister à la naissance d’un veau ; entendre sa maman chanter lors de la traite ; regarder un oiseau picorer le blé que l’on vient de jeter à ses cousines les poules ; observer les canards nager dans la mare et se diriger, en éventail, dans la même direction ; remplir l’auge pour que les vaches s’y abreuvent ; patienter avant la récolte ; attendre que l’œuf éclose pour admirer le poussin qui deviendra à son tour une poule ou un coq et dont on se régalera de l’œuf, du chant ou de la chair ; aimer son métier, se vouer cœur, corps et âme à sa tâche ; prendre soin de la vie, des animaux et de la terre, pour que tout cela se perpétue.
Parmi le cycle des vies qui se succèdent, parmi celles de mes contemporaines, qu’elles soient familiales ou étrangères, je vous livre la mienne. C’est l’histoire classique d’une famille classique. Un petit bout de moi, pour que mon histoire ne s’efface pas trop vite…
Mes parents sont donc issus tous les deux du milieu agricole. Maman avait douze frères et sœurs. Papa, quant à lui, était le cadet d’une fratrie de sept enfants. Deux ans après leur mariage, naquit leur premier bébé, une petite fille.
En juin 1968, soit deux ans plus tard et un bon mois après les mouvements de révolte du mois de mai, je débarquais à mon tour dans la famille. Le tumulte social grondait toujours en ville. Par contre, ma naissance s’est déroulée tranquillement et sans soucis en province, non loin de notre ferme, dans une petite maternité qui n’existe plus aujourd’hui.
J’étais un bébé ordinaire, à qui rien ni personne n’aurait pu prédire un avenir différent de celui de la majorité des autres enfants de l’époque. Pourtant, insidieusement, une méchante fée avait frappé mon berceau, semant les graines d’une injustice aveugle et immonde. Une injustice tout aussi perfide, car ses conséquences ne se voyaient pas. Du moins, pas encore.
On m’a prise en photo pour la toute première fois quelques jours plus tard, lors de mon baptême. Pour l’occasion, je me trouvais dans les bras de ma grand-mère, que j’ai toujours appelée grand-maman, tandis que je nommais mon grand-père grand-papa.
Comme bon nombre de jeunes couples d’alors, la vie de mes parents se déroulait exclusivement à la ferme, partagée entre les travaux des champs, les soins aux animaux et les tâches ménagères.
La ferme familiale était simple et de superficie modeste. Maman allait traire ses vaches matin et soir. Elle s’occupait aussi des cochons, des poules, des lapins, des canards, du potager et de l’entretien de la maison. Elle aidait même papa aux travaux des champs.
De son côté, papa s’occupait principalement des champs, des labours, des semis, des récoltes, des vêlages, des litières et des travaux qui nécessitaient davantage de force physique. C’est lui, par exemple, qui enlevait le fumier des vaches, à la fourche, dans l’étable. De plus, en périodes de travaux agricoles intenses, il apportait parfois son aide à des voisins, eux aussi agriculteurs.
En effet, les machines agricoles n’avaient pas encore atteint un très haut degré de technicité. Il était donc impossible aux fermiers d’assumer seuls tous les travaux de la terre. Dès lors, dans les villages, tous s’épaulaient. Solidarité de nécessité, direz-vous ? Plutôt un élan d’entraide spontané. Autre époque, autre logique…
Oui, même dans le plus petit hameau, l’entraide était de mise. Certains appelleront cela un échange de bons procédés. Il s’agissait avant tout d’une symbiose ; un esprit de corps que l’on retrouvait rarement en ville. Le courage des uns renforçait l’opiniâtreté des autres. Côte à côte, ils se sentaient plus forts face à une existence de dur labeur et de sueurs ; une existence où tout découragement était proscrit. Il fallait tenir, ils n’avaient pas le choix.
Quelques mois avant ma naissance, à défaut de machines sophistiquées, papa avait acheté à crédit son premier tracteur. Auparavant, il effectuait tous les travaux des champs avec son cheval, son fidèle et fragile allié de tous les jours. Désormais, ce tracteur constituerait son compagnon de travail, l’outil qui le dispenserait de trop pénibles efforts.
Séparé de son cheval, il avait transformé l’écurie, désormais inutile, en nouvelle étable. Puis, il avait créé une ouverture vers l’ancienne, de manière à faciliter tous les déplacements, ceux des animaux et les nôtres. De cette façon, les vaches regagnaient elles-mêmes leur place pour la traite sans devoir traverser la cour de la ferme. Cette nouvelle organisation a permis du même coup d’augmenter notre cheptel. Quelques vaches de plus à traire, c’était toujours ça de gagné.
À cette époque, notre rue n’était encore qu’un chemin de terre. Le bitume la recouvrirait beaucoup plus tard. Notre ferme se trouvait au bout de ce chemin, que certains villageois appellent toujours une « carrière ». Utilisaient-ils ce terme, dans le sens où l’on parcourait principalement ce chemin à pied ou à cheval ? Curieuse dénomination, en tout cas, si on la met en résonance avec sa signification d’aujourd’hui.
En tout cas, le terme carrière, qui fait penser de nos jours à un endroit reculé ou peu accessible, permet de mieux comprendre l’isolement relatif dans lequel vivait notre famille.
Il est vrai que très peu de gens gravitaient autour de nous. Le facteur venait jusqu’à nous s’il y avait du courrier. Deux ou trois fois par an, la camionnette d’un marchand ambulant proposait du linge de maison, au cas où nous en aurions besoin. Quant au laitier, il emportait le lait déposé par mes parents à la jonction de la carrière et de la route. Le boulanger, pour sa part, déposait le pain trois fois par semaine. Au centre du village, un boucher et un petit commerce d’alimentation complétaient ce microcosme rural. Pour les courses plus importantes et ce qui relevait de l’administratif, il fallait se rendre en ville, soit à neuf kilomètres de la maison. Tout un périple !
Le dimanche après la messe, les villageois se retrouvaient à la sortie de l’église. C’était l’habitude, la coutume, la convivialité paisible, telle qu’on la retrouvait dans beaucoup de villages français à cette époque.
Paisible est d’ailleurs le terme qui qualifie le mieux le mode de vie d’antan. Dans le milieu rural, les choses évoluaient à leur rythme, les pratiques se transmettaient immuablement de génération en génération. Comme le mentionnent certains textes de loi, les paysans géraient leur exploitation « en bon père de famille ». Ils devaient avant toute chose en garantir la pérennité, la stabilité, voire l’agrandissement, si une telle opportunité se présentait.
Pour en revenir à ma plus tendre enfance, il paraît que, tout comme ma sœur, j’ai été propre très tôt. Maman disait même que ma sœur et moi l’avions été la nuit, avant de l’être la journée. Nous avons également marché très rapidement : ma sœur a fait ses premiers pas à dix mois ; pour ma part, je devais en avoir onze.
Ma première année de vie s’est donc déroulée sans problème particulier. J’étais propre et j’avais déjà entrepris de me lancer dans la grande aventure de la marche, à la conquête d’un monde que j’avais hâte de découvrir.
Néanmoins, vers mes dix-huit mois, mes parents ont eu l’impression que j’hésitais à lâcher la table, les chaises, bref, tout ce qui se présentait à moi pour me cramponner et maintenir un équilibre encore précaire. Il fallait toujours que je m’accroche à quelque chose. À n’importe quoi, mais à quelque chose.
Je marchais depuis plus de six mois, pourtant, ma démarche devenait peu à peu moins assurée. Pire : la confiance me quittait jour après jour. Je l’ignorais encore, mais le déclin avait inexorablement commencé son œuvre.
Au bout d’un certain temps, mes parents s’en sont inquiétés. Pour notre médecin, par contre, j’étais une enfant capricieuse et paresseuse qui voulait à tout moment se faire porter. Mes parents devaient donc sévir et ne surtout pas m’écouter, ni se plier à mes « caprices » !
De mes dix-huit mois jusqu’à l’âge de trois ans, j’ai ainsi passé aux yeux de tous pour la « vilaine petite fille » fainéante qui abusait de son entourage, qui essayait d’en faire le moins possible et qui ne voulait surtout pas se fatiguer.
Il me revient à l’esprit une petite anecdote. Ce souvenir illustre, on ne peut mieux, ce moment charnière de ma vie d’alors : j’avais réussi à grimper sur un tas de betteraves et — vous l’aurez deviné — je ne voulais pas en redescendre.
Il paraîtrait que j’ai pleuré, hurlé, appelé Maman à pleins poumons pour qu’elle vienne m’aider. Or, croyant bien faire, Maman, s’est conformée à la lettre aux directives intransigeantes du médecin de famille. Comme j’avais réellement besoin d’aide, j’ai continué de l’implorer à me venir en aide… Elle a, non seulement refusé, mais personne d’autre n’est venu.
C’est maman elle-même qui m’a raconté cette histoire, le cœur empli de regrets. Des décennies plus tard, elle en pleurait encore.
Comment pouvait-elle imaginer qu’elle agissait mal, puisqu’elle suivait les recommandations d’un médecin ? Il lui était impossible, à ce moment-là et avec les connaissances qu’elle possédait, de réaliser qu’elle faisait fausse route. Et moi, encore bébé, étais-je en droit de la juger ?
Certes, je sentais en moi, sans pouvoir me l’expliquer ni le comprendre, quelque chose qui n’allait pas. Déjà à ce moment, mon corps sentait qu’il avait un problème. Lui, il le savait. Par contre, autour de nous, personne ne comprenait et, surtout, personne ne remarquait les premiers symptômes d’un problème que la médecine aurait peut-être pu expliquer.
À l’époque de cette anecdote, je devais avoir un peu plus de deux ans. Comment un enfant de cet âge pourrait-il exprimer des craintes à propos d’un problème physique dont il ne connaît pas la cause ?
Imaginez alors ce que ce même enfant doit ressentir lorsqu’il se sent incompris par ses propres parents, eux qui sont pourtant censés l’écouter, prendre soin de lui et l’accompagner. Comment se forme-t-il psychologiquement quand on lui a refusé, pendant de longs mois, l’aide qu’il implorait ?
Je ne jette la pierre à personne. N’imaginez pas que j’en ai voulu à autrui, et encore moins à mes parents. Ni hier ni aujourd’hui. Malheureusement, depuis mon premier jour sur terre, je traînais un problème, un vrai problème, une maladie que je n’avais pas choisie.
Juste avant mes trois ans, comme je continuais à faire mes « caprices », un véritable doute s’est installé. Si ces caprices cachaient finalement un vrai « problème » ? Cette idée commençait à poindre le bout de son nez, de petits indices, annonciateurs d’une éventuelle maladie, se dévoilaient insidieusement.
Tout le monde commença vraiment à s’inquiéter lorsque les médecins se posèrent eux-mêmes des questions. Ils décidèrent alors de m’envoyer en observation à Berck pendant trois mois. Ils prenaient enfin conscience qu’un réel problème existait et qu’il ne s’améliorerait pas avec le temps, bien au contraire.
Hélas ! ce « problème » ne me quitterait plus…
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