DÉCIDÉMENT… MON FRÈRE AUSSI
FAMILLE
T’es du parti des perdants
Consciemment, viscéralement
Et tu regardes en bas
Mais tu tomberas pas
Tant qu’on aura besoin de toi
Et tu prends les bonheurs
Comme grains de raisin
Petits bouts de petits riens
Tu es de ma famille
De mon ordre et de mon rang
ET L’ON N’Y PEUT RIEN
DÉCIDÉMENT… MON FRÈRE AUSSI
Je n’avais donc pas encore cinq ans, lorsque mon frère est né. Dieu merci, il ne présentait aucun symptôme de ma maladie. Néanmoins, papa craignait par-dessus tout que son fils connaisse, comme lui, des problèmes d’audition. En effet, s’il semblait comprendre ce qu’on lui disait — signe qu’il entendait — il tardait bizarrement à parler.
De plus, peu de temps après qu’il se soit mis à marcher, mes parents ont eu un doute : ils avaient l’impression que leur fils présentait des signes de faiblesse. Certes, ceux-ci étaient moins flagrants que les miens, mais ils n’en étaient pas moins présents. Bref, en janvier 1975, alors que mon petit frère venait d’avoir vingt-deux mois, le médecin du Centre ressentit l’angoisse de mes parents et leur proposa d’examiner leur bambin.
Ils s’attendaient à tout, sauf à ce verdict implacable. Pourtant, le couperet tomba sec et net, sans équivoque. Un vrai coup de massue. Que dis-je ? Un véritable cataclysme : mon petit frère souffrait du même mal que moi. Il avait également choppé cette fichue pseudomyopathie.
Dame Nature avait répété la même erreur. Dame Nature frappait à nouveau notre famille. Dame Nature venait une nouvelle fois de nous pourrir la vie !
Les médecins avaient pourtant affirmé à nos parents que s’ils envisageaient d’avoir d’autres bébés, ceux-ci auraient à peine une chance sur quatre de contracter cette maladie. Or, nous étions désormais TROIS à souffrir du même mal. Il n’y avait pas photo : mes parents avaient tiré le gros lot à chaque fois !
Ils étaient à nouveau confrontés à cette maladie insaisissable, une maladie tellement mystérieuse, que les médecins eux-mêmes ignoraient l’espérance de vie de ceux qui en souffraient. Les premiers moments d’abattement passés, mes parents ont néanmoins caressé l’espoir que mon petit frère souffre « seulement » d’un handicap léger, comme c’était le cas de leur fille aînée.
Malheureusement, il n’en fut rien. Certes, mon frère a marché plus longtemps que moi, mais, à son entrée au cours préparatoire, comme il chutait trop souvent, l’instituteur du village n’a plus voulu le garder. À ce moment, on a suggéré à mes parents de l’inscrire dans le même centre que moi.
Mon frère a donc passé une ou deux semaines dans le pavillon des petits, au Centre Marc Sautelet. Je lui rendais visite tous les soirs. En effet, j’étais sa grande sœur, il allait vivre la même chose que moi et, dans mon esprit, il était de mon devoir de veiller sur lui. C’était particulièrement dur pour moi d’imaginer les moments pénibles qui l’attendaient. Je voulais d’autant plus être présente à ses côtés. Il n’était pas question qu’il se sente seul… tristement seul, comme je l’avais été.
Durant son séjour au Centre, les médecins avaient évalué son quotient intellectuel et il s’avère que mon frère possédait un QI très supérieur à la moyenne. Les médecins l’avaient même qualifié de « petit génie ». Il bénéficiait effectivement de facultés intellectuelles extraordinaires.
C’est à ce moment — en 1975 exactement — qu’une loi « novatrice » fut votée en France en faveur des personnes handicapées, amenant une petite révolution grâce à la création de structures spécialisées. Ces structures étaient de deux types : les I.E.M. (Instituts d’Éducation Motrice) et les I.M.E. (Instituts Médico-Éducatifs).
Les I.E.M. s’adressaient aux enfants souffrant uniquement d’un handicap moteur ; les I.M.E. étaient destinés aux enfants qui présentaient un handicap intellectuel associé ou pas à un déficit moteur. Dans les deux cas, le Conseil Général pouvait prendre en charge le transport de ces enfants vers les structures adéquates.
Chaque ville d’une certaine importance en possédait une, voire plusieurs, ce qui permettait aux enfants d’avoir une vie la plus proche possible de la normalité. En effet, en tant que demi-pensionnaires, ils restaient en contact étroit avec leurs frères et sœurs, et leur vie de famille ne s’en trouvait pas altérée. Bref, ils menaient une vie d’enfant traditionnelle et bénéficiaient même d’une véritable vie sociale.
Cette loi tombait à point nommé, car les médecins de Marc Sautelet ont considéré les déficiences physiques de mon petit frère, insuffisantes pour qu’il reste au Centre. De ce fait, il a pu intégrer un I.E.M. situé à Lille. Cette structure présentait d’ailleurs l’avantage d’être un peu plus proche de notre domicile.
Cet I.E.M. se situait juste à côté d’une école de quartier. Certains enfants souffrant d’un handicap pouvaient donc éventuellement assister aux mêmes cours que les enfants valides. Enfants valides et handicapés s’y côtoyaient en harmonie et, le soir, tous rentraient chez eux.
Comme il ne présentait pas les mêmes atteintes, mon frère n’a pas été soumis non plus au même suivi médical que moi. Comme je l’ai mentionné, on m’interdisait le moindre effort, je n’avais pas le droit de manœuvrer moi-même mon fauteuil, je ne devais pas prendre froid et les soignants devaient me laisser dormir tout mon saoul lors de la sieste. Bref, on me surprotégeait.
Les docteurs ont décidé, au contraire, que mon frère était capable de fournir davantage d’efforts. Dès lors, il a pu enfourcher un vélo et il s’est vu offrir un tricycle.
De plus, les médecins lui avaient uniquement prescrit des attelles pour la nuit. Contrairement aux miennes, qui étaient composées d’une lourde armature en fer maintenue par du cuir, les siennes étaient en plastique. Maman avait même carrément scié la partie basse des attelles, celle qui entourait son pied. Ainsi, tout en ayant les genoux bloqués, mon frère pouvait porter des chaussures, ce qui lui a permis de marcher presque « normalement » durant quelques années. Changement de médecin, changement d’idéologie, meilleure connaissance de la médecine et, au final, étiquette de pathologie plus appropriée ? Qu’en sais-je ?
Je me souviens de la dernière fois où j’ai marché. Mon Dieu, comme ça remonte loin ! J’étais en CE1, je portais des orthèses et je me déplaçais grâce à un déambulateur. Un jour, la kiné a dû aller rechercher mon fauteuil et me l’amener, tant j’étais épuisée. Faire le chemin inverse m’était impossible. À mon avis, c’est à partir de ce jour-là qu’ils ont renoncé à me faire marcher.
Mon petit frère, lui, a pu déambuler pendant plusieurs années avec ses attelles. Certes, il est également tombé un nombre incalculable de fois, mais, par chance, il ne s’est jamais rien cassé. Malheureusement, sa démarche est devenue de plus en plus laborieuse et, au fil du temps, ses chutes ont pris un caractère plus dangereux. Pour son confort — et surtout sa sécurité —, mes parents ont donc fait l’acquisition d’un autre fauteuil.
Je n’ose imaginer leur ressenti à cet instant, l’horrible souffrance qu’ils ont dû endurer. Voir deux de leurs enfants, la chair de leur chair, assis dans un fauteuil sans pouvoir se lever, voir cette jeunesse installée sur une prison à roulettes… quel supplice ! Oui, quel calvaire de savoir leurs trois enfants atteints du même mal, sans savoir quel sera leur avenir… si jamais, avenir il y a !
Pourtant, ils ont encaissé tout cela sans aucune aide extérieure, tout seuls dans leur coin. De toute façon, avaient-ils d’autre choix que de retourner inlassablement dans leurs champs, dans leur étable, malgré leur détresse et leurs angoisses de jeunes parents ? Non seulement ils n’avaient pas le choix, mais ils n’en avaient pas le droit. Leurs bras étaient leur bien le plus précieux et ils les mettaient chaque jour au service de leurs enfants.
Lorsqu’il est né, ils considéraient leur fils comme un don du Ciel. Oui, ils considéraient véritablement mon petit frère comme un cadeau, comme un signe d’espoir. Alors, en tant que parents, comment survivre à ce nouveau coup du sort ? Avoir tant espéré, avoir tant misé sur le futur, pour le voir se réduire à une peau de chagrin et, finalement, le voir s’écrouler…
J’ai compris très vite leur douleur ; j’ai compris trop vite leur souffrance. Pour les protéger, pour amoindrir leur douleur, je leur cachais mes petits malheurs à moi. Je me retenais de leur dire tout ce qui me peinait, pour ne pas rajouter de la tristesse à leur malheur. Mon silence les a peut-être un peu aidés à mieux supporter leur peine.
Je voulais le meilleur pour eux deux, ou du moins le moins mauvais. Ils ne méritaient pas cela, personne ne mérite une telle injustice. J’aurais voulu que mon petit frère continue de marcher, mais le destin en a décidé autrement. Nous sommes peu de choses, de simples marionnettes, de fragiles pantins suspendus au bon vouloir de nos destinées.
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