LA MAISON DU LABEUR

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TOURNENT LES VIOLONS

Passent les années dures et grises, à servir
Une vie de peine et si peu de plaisir

LA MAISON DU LABEUR

Après un séjour aussi douloureux au Centre, vous ne pouvez imaginer l’immense bonheur que j’ai ressenti en retrouvant une véritable vie de famille ! J’avais tant espéré ce moment, j’aimais tellement être à la maison, j’avais à ce point besoin de mes proches ! Cette maison, c’était mon refuge, c’est de là que tout était parti, c’est là aussi que tout finirait par revenir, tôt ou tard. J’y faisais quasiment tout, comme tout le monde. Pourtant, la vie n’y était pas toujours simple.

Vous l’avez compris, mes parents travaillaient beaucoup et n’étaient pas riches pour autant. Ils se débrouillaient du mieux qu’ils le pouvaient pour garder la tête hors de l’eau. Pourtant, les finances finissaient toujours par manquer. Ils se tuaient à la tâche, de l’aube au crépuscule, et tout cela pour quoi ? Pour finir le mois, harassés de fatigue, avec à peine de quoi assurer notre subsistance.

Chez nous, il n’était pas question de luxe. Nous n’avions pas l’eau chaude, ni toilettes, ni téléphone, ni télévision. À l’époque, rien de tout cela ne nous manquait. Aujourd’hui, par contre, ce mode de vie austère choquerait nombre de personnes et je ferais peut-être partie du lot.

Pour joindre le vétérinaire ou pour tout autre motif urgent, nous allions téléphoner chez la voisine. Afin d’économiser le charbon, trop ruineux pour nos finances, papa coupait du bois pour alimenter le poêle.

En guise de toilettes, mon grand-père nous avait fabriqué un petit siège astucieux, que l’on pouvait facilement déplacer en fonction de nos besoins. Il s’agissait d’un cube en bois muni d’un dossier. L’assise était percée d’un trou, sous lequel on pouvait glisser un seau hygiénique. Sans cette trouvaille, nous aurions dû sortir de la maison, traverser la cour et nous rendre dans nos latrines situées près de l’étable. Pour nos parents, sortir plusieurs fois par jour de jeunes enfants comme nous — surtout en plein hiver — se serait avéré trop astreignant.

Nous prenions notre bain les uns après les autres dans une grande baignoire en zinc. Maman faisait chauffer l’eau dans des marmites et rajoutait régulièrement de l’eau bouillante pour garder le bain suffisamment chaud. Ce petit rituel nous amusait et me laisse de doux souvenirs, de délicieuses réminiscences.

L’hiver, le poêle fonctionnait à plein régime. Maman faisait chauffer des briques réfractaires dans « l’étuve », les enroulait dans du journal et les disposait dans nos lits, à nos pieds. Malheureusement, le vent contrariait parfois la bonne marche du feu. Alors, pour ne pas être incommodés par la fumée, nous devions vivre sans chauffage.

Même si je disposais d’une douche et d’eau chaude au Centre, le confort sommaire de cette maison me convenait très bien. Ce style de vie que certains qualifieraient de rudimentaire ne me dérangeait pas du tout. Dès l’instant où j’étais à la maison, tout allait bien !

À l’occasion de mes anniversaires, je reconnais avoir été particulièrement gâtée par mon parrain et ma marraine. Plus que mon frère et ma sœur ! Ils n’ont jamais oublié ce jour particulier, ils ont toujours pensé à moi. J’ai donc reçu de leur part beaucoup de cadeaux et un tas de jeux de société, avec lesquels nous pouvions jouer tous ensemble. 

Cela dit, mon anniversaire tombait souvent en semaine, alors que j’étais au Centre. Par exemple, le jour de mes dix ans — un mercredi, je m’en souviens — je me trouvais dans une salle au-dessus des classes, quand on m’informa que j’avais un appel téléphonique. Quoi… ? Un appel pour moi ? J’étais folle de joie.

Comme vous pouvez l’imaginer, il s’est passé un temps assez long avant que j’arrive devant le combiné… si long qu’à ce moment, il n’y avait plus personne au bout du fil ! Certes, la personne qui appelait passait d’abord par le standard ; celui-ci devait alors s’informer vers quelle personne envoyer l’appel ; l’appel redirigé, il fallait qu’un éducateur l’entende et décroche. Alors seulement, on venait chercher l’enfant concerné.

De plus, les communications étaient encore facturées à la seconde, et Dieu sait si elles étaient chères, ces précieuses secondes ! Lasse d’attendre — ou inquiète quant au coût de la communication — la personne avait raccroché.

J’espérais tellement entendre la voix de mes parents ! Alors, j’ai pleuré. J’ai beaucoup pleuré. Le pire de tout, c’est que j’ignorais qui avait voulu me faire cette surprise, et j’ai fêté mes dix ans dans une immense tristesse. Était-ce maman ? Papa ? En fait, en rentrant à la maison le week-end suivant, j’ai appris avec la déception qu’on imagine que ce n’était ni l’un ni l’autre. Hélas ! à ce jour, le mystère demeure entier.

À propos de papa, je ne peux situer exactement l’époque où il a commencé à être vraiment mal en point. Il devait s’agir de la période liée au coup de massue infligé par le diagnostic de mon petit frère.

À partir de là, il n’a plus été en mesure de supporter le moindre souci ni la moindre contrariété. Il craquait aussitôt. Maman essayait de le réconforter, de maintenir le navire à flot, mais papa recraquait de plus belle. Leur vie — la vie de notre famille — n’était qu’une incessante accumulation d’épreuves. Ceci explique cela…

Pour papa, comme pour tout être humain, désormais, c’en était trop. Beaucoup trop. L’Homme a ses limites et personne n’a le droit de juger son prochain quand celui-ci perd pied face à autant de détresse. Or, chez papa, ces détresses crevaient les yeux. Toutes ces douleurs trop puissantes, accumulées au fil des mois et des années, étaient devenues insupportables. Elles avaient atteint le point de non-retour.

Comment ne pas cultiver des pensées négatives lorsque la vie de la famille est source d’autant de déceptions ?

Mettez-vous à sa place : il était au seuil de l’indigence, frappé de surdité, il avait des enfants handicapés, il essayait par tous les moyens de s’en sortir et, finalement, il devait se soumettre à l’idée qu’il n’y parviendrait pas…

Oui, je l’affirme : mes parents se démenaient comme ils le pouvaient, comme des diables, au maximum de leur maximum, mais, au bout du compte, ils se trouvaient toujours seuls face à leur souffrance. Et pendant ce temps, les déboires s’accumulaient.

Au mois d’août, pendant que les salariés partaient en vacances, mes parents s’échinaient encore plus que d’habitude. Ils y étaient contraints, c’était une question de survie. Pour eux. Pour nous tous.

Ce mois-là, moi aussi, j’étais en vacances à la maison avec mon frère et ma sœur. C’était le temps des récoltes et de la moisson, avec toutes leurs contraintes et leurs journées interminables. Mes parents devaient véritablement se couper en quatre pour, en même temps, traire les vaches, s’occuper des enfants, les laver, les habiller, entretenir la maison et préparer nos repas, engranger les ballots de paille, couper et rentrer le foin pour l’hiver, et mille autres choses encore !

Comme je ne marchais quasiment plus, ils devaient me porter, me mettre debout. Je représentais une charge supplémentaire, même s’ils l’assumaient avec générosité.

Ensuite, ils ont dû se faire à l’idée que, vu mon état, un fauteuil m’était indispensable. Il ne s’agissait pas uniquement de l’acheter, ils devraient m’y installer eux-mêmes et, ensuite, m’aider lors de mes déplacements.

Pour corser le tout, je recevais toujours des séances de kiné. Mon Dieu, comme je le détestais, ce kiné ! Il me rappelait trop la vie au Centre. J’en avais une telle horreur, que je me cachais avant qu’il arrive. Pour dire à quel point il me terrorisait, je me glissais parfois sous la voiture.

Un jour, je m’étais même enfermée dans une pièce de la maison. Je croyais enfin lui avoir échappé, mais il a forcé le verrou. Mon plan avait échoué. Comme j’ai été déçue ! Je crois qu’à partir de là, finalement, je me suis résignée à le voir et à subir ses sempiternelles séances de torture.

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Durant ces vacances, mes parents n’avaient ni le temps ni la force d’installer mes appareillages. Je restais donc quasiment tout le mois sans chaussures, ce qui me convenait parfaitement, car j’adorais être en chaussettes.

Si vous saviez comme j’appréciais de ne plus avoir les jambes tendues ! J’aimais pousser mon fauteuil à l’aide de ma jambe droite. D’ailleurs, j’étais toujours assise au bord du siège, avec mon seul pied gauche sur le cale-pied. 

J’adorais surtout me promener avec mon chien le long de notre ancienne carrière. Macadamisée en 1973, elle était désormais une rue à part entière, praticable en toute sécurité. J’en profitais pour observer la nature.

Comme j’aimais ce mois d’août avec ses odeurs de blé fraîchement coupé, de nouvelle paille rentrée dans le hangar ! Comme j’aimais entendre le ronronnement de la moissonneuse-batteuse, les pétarades sourdes et saccadées du tracteur. J’adorais livrer la récolte à la coopérative, assise dans la remorque. Au goûter, je dégustais le bon lait au chocolat, accompagné des gigantesques tartines de beurre et de la délicieuse confiture faite par maman.

Contrairement au Centre, où l’on nous mettait au lit à vingt heures, nous nous couchions beaucoup plus tard. En effet, nous devions attendre que nos parents soient rentrés des champs, qu’ils nourrissent les vaches, rafraîchissent leur litière et finissent de les traire. J’entendais maman chanter lors de la traite. Elle caressait ses vaches, je peux même dire qu’elle les bichonnait. Elle aimait et respectait ses animaux. Après avoir accompli toutes ces tâches, mes parents rentraient enfin à la maison.

Maman préparait alors le souper. Dans le Nord, c’est ainsi qu’on appelle le dernier repas de la journée. Bref, à la maison, on dînait le midi et on soupait le soir.

Je me sentais libre comme l’air, et pour cause : à la maison, les règles étaient moins strictes. Vivre avec ses parents, sa sœur et son frère était tellement plus agréable ! On jouait, on bougeait, on riait, on mangeait, on buvait si on avait soif, on se promenait à sa guise… 

Pourtant, au sein d’une ferme, le rythme soutenu de ces journées réclamait une énergie dont peu de gens ont conscience. D’ailleurs, mes parents appréhendaient l’arrivée du mois d’août. Je l’ai su plus tard, très longtemps après mon enfance.

C’est dire si maman entrevoyait avec soulagement mon retour au Centre et la fin des gros travaux. Soulever un ballot de 35 kilos au bout d’une fourche et le déposer sur une remorque, en pleine chaleur, représente une activité physique particulièrement intense. Sans compter que si l’orage menaçait, il fallait mettre les bouchées doubles.

Oui, au moins durant tout ce mois de récoltes, mes parents devaient se couper en quatre.

Maman, en particulier, se dévouait pour nous dès les premières lueurs du jour. Elle me lavait, m’habillait, m’emmenait aux toilettes, essayait de fixer mes attelles et m’installait sur le fauteuil. Elle s’occupait alors de ma sœur et de mon frère. Vous l’aurez compris, sa journée s’annonçait plus que chargée, car elle partait ensuite aider papa.

Pourtant, elle trouvait encore le temps de s’occuper du potager, qu’elle affectionnait particulièrement. Comme elle avait la main verte, ce jardin nous procurait tous nos légumes, ce qui représentait une économie substantielle. C’est vrai qu’elle adorait les plantes, maman. Toutes les boutures qu’on lui donnait prenaient racine.

La vie n’a vraiment fait aucun cadeau à mes parents et nous, leurs enfants — je suis la première à le regretter — nous leur avons donné bien du fil à retordre en leur causant de considérables tracas, d’horribles angoisses et en leur imposant d’énormes sacrifices.

En effet, plus je grandissais, plus mon handicap devenait lourd, occasionnant des besoins spécifiques. Or, dans le même temps, mon petit frère devenait dépendant, lui aussi, car il tombait désormais très souvent. Bref, nos parents ne savaient plus où donner de la tête. Soit, ils venaient nous donner un coup de main, soit ils faisaient carrément les choses à notre place.

Pour ne pas arranger les choses, ma grande sœur n’était pas très costaude non plus. En tout cas, pas suffisamment pour nous venir en aide. La nuit, c’est donc encore et toujours maman que nous appelions pour nous aider à nous retourner dans notre lit. La pauvre ! Il arrivait que je l’appelle et, qu’un quart d’heure plus tard, mon petit frère la réclame à son tour. Elle pouvait ainsi se lever huit ou dix fois durant la nuit !

Maman s’est littéralement épuisée à cause de notre incapacité à nous débrouiller seuls, peut-être aussi à cause de notre insouciance d’enfants, mais surtout à cause de la surdité de papa et à cause de cette fichue maladie. Elle se donnait jour et nuit lorsque nous étions tous à la maison. Je dirai même qu’elle était héroïque, ce qui n’enlève rien au mérite de mon papa.

Ils ont travaillé durement tous les deux, perclus de fatigue et sans jamais se plaindre. Pour que nous ne manquions de rien, ils ne se sont jamais octroyé un seul jour de vacances, pas un seul moment de répit. Chaque jour qui se levait les voyait se rendre aux champs, le dos courbé, mais le regard déterminé. Ils ont œuvré sans relâche, sans penser à eux, sans se permettre de faiblir. Malgré les malheurs qui s’enchaînaient, ils se sont échinés à rester debout. Et si, par malchance ou par épuisement, il leur est arrivé de choir, ils se sont relevés à chaque fois. Ils n’avaient pas le choix. Pas d’autres choix.

Combien de personnes auraient accepté une telle vie ? Au contraire, combien auraient fini par déposer les armes face à une telle fatalité ?

Mes parents avaient peu d’argent, mais énormément d’amour-propre. Ils sont restés dignes à tout moment, face à leur désarroi. S’ils ont reçu peu de soutien de la part de leur entourage, ils ne leur portent aucun grief : ils ont préservé leur honneur et leur dignité, c’est tout ce qui leur importait. Ils ont démontré une vraie leçon de courage et mené cette vie de labeur jusqu’au bout de leurs forces. Ils y sont parvenus malgré toutes les tornades, tous les cataclysmes que la vie leur a infligés et ils peuvent en être fiers.

Voilà pourquoi je le dis haut et fort : ils incarnent pour moi la bravoure, la générosité et la bienveillance. À mes yeux, ils sont nobles, et même glorieux.

Aujourd’hui, plus personne ou presque ne supporterait de subir toute sa vie autant de difficultés. De nos jours, le style de vie idéal réside dans le confort, les loisirs et l’opulence. Tant de gens se complaisent dans l’oisiveté ! Pour ceux-là, lutter durant toute une vie serait inconcevable.

Pourtant, cette vie ingrate, mes parents l’ont connue et en ont triomphé. Mais à quel prix ?

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