TIR ET CIBLE
IL CHANGEAIT LA VIE
Que tous les moins que rien n’avaient pour s’en sortir
TIR ET CIBLE
Au Centre Marc Sautelet, ceux qui possédaient suffisamment de vigueur pratiquaient la natation ou du basket en fauteuil. Pourquoi, dès lors, les enfants comme nous, dépourvus de force, n’aurions-nous pas également le droit de faire autre chose que de recevoir des soins ?
Lors de mon séjour au Centre, mon kiné de l’époque m’a donc proposé un jour de m’essayer au tir sportif. Le mercredi, dans le grand hall situé près des classes, nous étions quelques myopathes à tirer à la carabine à air comprimé sur des cibles distantes de dix mètres. Pour notre facilité, nos armes étaient posées sur des potences mobiles. Mais quelle joie pour nous de nous exercer enfin à un sport !
Nous étions en 1977 et nous voyions fleurir les premières initiatives de l’association Handisport créée en 1971. C’était surtout le début d’une reconnaissance de ce que nous pouvions apporter, nous aussi, à la société.
Ce dispositif législatif français, complété par la loi du 30 juin 1975,[1] se déclinait en plusieurs textes de loi visant à ouvrir largement au public handicapé, l’accès aux loisirs, à la culture et au sport. Désormais, je pouvais commencer à vivre un peu comme les autres enfants.
Je me suis donc essayée à ce sport. J’avais conscience que c’était ma seule opportunité d’évasion, l’unique possibilité d’échapper au quotidien du Centre. Pourquoi s’empêcher de rêver ? Si je devenais assez douée, je pourrais peut-être participer à des compétitions. Moi, la petite fille qu’il fallait protéger à tout moment, qui ne devait jamais prendre froid, qu’il ne fallait surtout pas fatiguer, on m’autorisait à faire quelque chose de valorisant : tirer dans une cible ! Je n’allais quand même pas me priver de ce privilège. Tout le monde n’en était pas capable, mais moi, je voulais profiter de cette chance inouïe.
Un peu plus tard, j’ai effectivement eu la chance de participer à ma première compétition. Mon Dieu, comme j’étais heureuse ! Je voyais autre chose que mes murs habituels, je rencontrais d’autres personnes, d’autres alter ego. Je quittais un environnement exclusivement médicalisé pour m’imprégner du monde, le vrai, celui que je connaissais si peu.
Pendant ces instants bénis, je n’étais plus la petite fille que l’on soigne, mais une petite fille qui s’exerce à une vraie discipline. Et pas n’importe laquelle : le tir à la carabine !
Pendant que je pratiquais ce sport, on n’observait pas uniquement mes faiblesses. On ne se focalisait pas sur ma différence ni sur mon fauteuil. On me voyait telle ce que j’étais : une personne à part entière, avec ses désirs, sa volonté, son ambition et ses rêves, tout ce qui me rendait humaine. C’était si important pour moi d’être reconnue comme un être capable de faire quelque chose d’extraordinaire !
Et je l’ai fait ! J’ai fait de mon mieux, j’ai essayé peu à peu d’être la meilleure, j’ai dépassé mes limites et j’ai ainsi décroché ma toute première médaille d’or.
Rendez-vous compte ! Moi, qui me trouvais insignifiante ; moi, l’enfant sans avenir, l’enfant inadaptée, j’étais devenue la meilleure dans ma discipline. Vous comprenez toute l’importance de ce mot ? La meilleure !
Si vous saviez comme j’étais fière de cette médaille ovale ornée de trois fils aux couleurs de la France ! Pour la première fois de ma vie, j’excellais dans un domaine. Mes parents pouvaient être fiers de leur enfant.
J’aimais beaucoup ce sport. Pourtant, au-delà du plaisir de tirer dans un carton, je voulais avant tout être reconnue, prouver que j’étais capable de réussir. J’aimais exceller, c’était ma façon de mettre un peu de baume au cœur de mes parents. Alors, afin que cette belle aventure se poursuive, j’ai continué à me concentrer, j’ai repoussé mes limites pour encore réussir… pour à nouveau gagner.
Grâce à cette première expérience, j’ai continué le tir sportif durant plusieurs années, jusqu’à mon entrée au lycée. J’adorais participer à des compétitions hors de mon club. Je m’entraînais tous les mercredis après-midi, avec vigueur, avec rigueur, avec pugnacité. Cette détermination a porté ses fruits, car j’étais souvent sélectionnée pour de nouveaux concours.
J’ai ainsi eu l’occasion de visiter moult recoins de France, bien au-delà de ma région d’origine. Le Mâconnais, par exemple, m’a fait découvrir ses vignobles et des paysages très différents du plat pays où j’habitais. À La Rochelle, j’ai eu l’occasion de faire un tour en bateau dans le vieux port. Que dire de Compiègne, avec ses forêts et son château. Quelle joie de découvrir son propre pays !
De concours en concours, j’ai collectionné les médailles d’or. J’ai même réussi à battre le record de France des moins de seize ans. Par contre, lors d’un championnat de France, j’ai « seulement » obtenu la médaille de bronze. J’ai accepté cette contre-performance avec philosophie. Au fond, ce n’était pas bien grave : la prochaine fois, il me suffirait d’en obtenir une en argent, et je posséderais le trio de médailles !
Les championnats régionaux, les interrégionaux et les championnats de France s’enchaînaient. Puis, en 1984, j’ai été sélectionnée pour les internationaux, qui se déroulaient sur la base aérienne de Châteauroux-Déols.
Mon entraîneur et mon papa m’y ont accompagnée. C’était la première fois de ma vie que je pénétrais dans une caserne militaire. Nous y avons été reçus comme des rois par la ville de Châteauroux.
De plus, en tant que plus jeune sportive de mon pays, j’ai eu le privilège d’être le porte-drapeau de l’équipe de France. J’ai ouvert la marche devant tout le monde, nous avons fait le tour du stade. J’étais fière comme une princesse !
La cérémonie d’ouverture qui a suivi m’a permis d’écouter une fanfare de cors[2] de chasse. Ces instruments ressemblent aux trompes utilisées pour la chasse à courre. J’ai beaucoup aimé cette tonalité ; je ne la connaissais pas. De toute façon, tout ce qui était nouveau m’intéressait. J’étais avide de savoir, curieuse de découvrir, et je le suis toujours aujourd’hui.
Le spectacle qui s’est alors déroulé sous mes yeux m’a véritablement émerveillée. Les cavaliers avaient revêtu leurs plus beaux costumes, leur redingote, leur culotte de vénerie, leurs gants blancs et leur bombe. Puis, nous sommes allés manger au mess des officiers, autour de tables rondes parées de nappes blanches.
Les serveurs portaient une serviette blanche repliée sur l’avant-bras, comme dans les restaurants. À l’époque, l’ambiance des restaurants m’était forcément inconnue, puisque mes parents n’avaient pas les moyens d’y aller ! Il n’en reste pas moins que toutes les attentions dont nous étions l’objet m’impressionnaient au plus haut point.
Les tireurs venaient d’Italie, d’Espagne, de Grande-Bretagne, voire d’Israël. Je me souviens de l’engouement de tous ces jeunes pour les pin’s ; nous nous les échangions entre concurrents. Admettez que pour une jeune fille aux origines modestes, posséder un pin’s d’Israël ou d’Italie était un privilège inimaginable ! J’étais particulièrement ravie, comblée et fière d’arborer ces insignes en métal venus de si loin.
Vous l’aurez compris, le tir sportif m’a apporté beaucoup de joie. Il m’a appris la persévérance, le contrôle de soi et surtout l’envie de savoir, l’envie de voir, l’envie de réussir ; il m’a permis d’assouvir le besoin de me dépasser.
Par contre, je n’ai jamais réussi à compléter mon trio de médailles.
[1] Cette loi permettra effectivement l’accès des personnes handicapées aux institutions ouvertes à l’ensemble de la population.
[2] Le cor de chasse n’est pas utilisé à la chasse, mais en musique militaire.
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