ESPÉRER ET PRIER
SI TU M’EMMÈNES
J’apprendrai le courage
À la peur qui serre
La force nécessaire
ESPÉRER ET PRIER
À l’aune de mes neuf ans, je suis retournée à Lourdes avec mon petit frère et maman. Nous avons été hébergés à l’accueil réservé aux personnes malades.
La chambre était immense, pourvue de nombreux lits. Des mamans les occupaient avec leurs enfants. Tous présentaient des problèmes de santé plus ou moins graves, plus ou moins visibles. Parmi ceux-ci, un garçon était si raide, qu’il ne savait plier ni les jambes ni les bras. J’ai appris plus tard qu’il souffrait d’arthrogrypose.[1]Certaines articulations étaient carrément figées, comme soudées.
Un autre petit semblait avoir l’esprit complètement ailleurs. Il se balançait tout le temps dans son lit-cage et son passe-temps favori consistait à chiffonner des magazines. De plus, il faisait constamment crisser ses dents. En fait, K. était autiste et sa maman le déplaçait dans une poussette.
Les brancardiers et les hospitalières étaient d’une extrême gentillesse. Tous nous gâtaient, nous poussaient et, s’il le fallait, ils nous portaient. Ils étaient présents en permanence à nos côtés. Soutenues par ces formidables personnes, les mamans profitaient à satiété d’un savoureux moment de répit. Elles échangeaient entre elles et se sentaient à la fois comprises et solidaires.
Maman a dû profondément apprécier ces moments. Elle pouvait enfin s’exprimer, discuter et, pour une fois, elle ne devait pas tout gérer. Elle a pu souffler un peu. Parenthèse bénie de répit dans sa vie de forçat. Les accompagnants n’étaient pas en reste : le temps d’un pèlerinage, ils profitaient, eux aussi, d’une miraculeuse pause dans leur univers de souffrance.
Mes parents étaient emplis d’espérance pour leurs enfants. Ils auraient tant aimé que le Seigneur nous accorde une grâce. Papa me l’a répété plusieurs fois. Je sais combien il aurait aimé voir ses enfants marcher à nouveau, je sais qu’il priait beaucoup pour les fruits de sa chair, je sais qu’il espérait énormément de Dieu.
Lourdes a bercé mon enfance et celle de nombreux enfants dans la même situation que moi. Ce lieu de pèlerinage est un véritable havre de Paix et d’Amour. J’y ai appris l’amour de l’autre, l’amour de la vie, le plaisir de discuter avec autrui sans que nos fauteuils constituent un barrage à la bienveillance. Je ne remercierai jamais assez les personnes que j’ai rencontrées en cet endroit.
Là plus qu’ailleurs, le calme et la sérénité sont palpables, omniprésents. Tout le monde a le sourire. Tout le monde est merveilleux. Ce lieu est magique et empli de bonté. Lourdes est un petit miracle à lui seul. Ce lieu se suffit à lui-même. Les personnes qui viennent s’y recueillir dans l’espoir d’une issue miraculeuse sont, en quelque sorte, elles-mêmes, le miracle qu’elles espèrent.
Je me souviens d’un brancardier en particulier, Laurent B. Il était adorable avec moi et j’avoue qu’il a marqué mon enfance. Figurez-vous qu’en cette journée si importante à mes yeux — le jour de mon anniversaire — il m’a emmenée boire un chocolat chaud au cœur de la ville, près de l’accueil où nous logions.
Nous étions deux, rien que nous deux. C’était la première fois de ma vie que l’on me sortait, toute seule, dans un lieu aussi exceptionnel. Imaginez mon émerveillement !
Ce n’est pas tout ! Il m’a également offert un cadeau d’anniversaire, et pas n’importe lequel : un livre. Ces « Lettres de mon Moulin » m’ont accompagnée durant des décennies. Je les ai relues un nombre incalculable de fois, tant elles me rappelaient ce doux souvenir.
J’avais été importante aux yeux de quelqu’un et ce quelqu’un avait pensé à moi. Non seulement, j’avais reçu un cadeau d’une personne extérieure, mais celle-ci m’avait emmenée dans un café, un lieu où je n’avais jamais mis les pieds. Qui plus est, il commençait à se faire tard. En effet, notre escapade s’était quelque peu éternisée. Nous devions donc penser à rentrer, car Laurent courait le risque de voir l’accueil fermé. Effectivement, à notre arrivée à l’accueil, les portes étaient closes.
Sans se démonter, Laurent a escaladé les grilles et a demandé à un brancardier de nous ouvrir. Du haut de mes neuf ans, j’ai assisté à cette scène surréaliste avec l’excitation que l’on ressent lorsqu’on brave un interdit. Je n’en avais pas moins la peur au ventre !
Laurent avait fait tout cela pour moi. J’ai trouvé ses attentions grandioses, à l’échelle de mon regard de gamine. Cet homme attentionné est d’ailleurs resté longtemps présent dans mon esprit, comme vous pouvez l’imaginer. Il a été pour moi un modèle de vie : il osait faire ce qui lui semblait bon, il aimait sans demander en retour, il était intelligent, il me parlait d’égal à égal et me tirait vers le haut.
Oui, Laurent a profondément marqué mon enfance. Il m’a fait prendre conscience que j’étais importante à ses yeux, autant qu’il était important aux miens. Avec lui, j’existais sans demi-mesure. Il avait osé transgresser des règles tout en respectant les limites de la correction, du raisonnable, dans le respect de la fillette que j’étais. Et qui sait… ? Son côté rebelle a peut-être subitement réveillé en moi un trait de caractère similaire au sien, un sentiment de révolte caché jusqu’alors quelque part en moi.
Jusqu’à ma rencontre avec Laurent, je menais une vie particulière, aux antipodes de celle des autres enfants. Cette vie pesante et douloureuse avait forgé mon caractère et m’avait démontré la nécessité de faire preuve, jour après jour, de volonté et d’énormément de force intérieure pour résister aux diverses agressions de la vie. Et là, d’un seul coup, un être humain — presque un inconnu — m’apportait de la douceur et de l’attention. Il me conviait à une sortie au cours de laquelle je ne faisais plus partie d’un groupe, mais où je me comportais comme une personne unique. Moi seule avais le droit de boire un chocolat chaud, moi seule recevais un cadeau, moi seule avais eu le droit de m’absenter d’un groupe que je ne pouvais normalement pas quitter. Il m’avait offert un cadeau inestimable : m’octroyer le droit de faire quelque chose de personnel, moi qui étais toujours perdue dans la masse, moi qui avais toujours été assimilée à un groupe : le groupe des petites filles, le groupe des myopathes.
Le groupe… Toujours le groupe !
Laurent m’avait permis de vivre un événement peut-être banal à ses yeux, mais tellement extraordinaire pour moi. C’est vrai… Vue de l’extérieur, qu’avait-elle de si particulier, notre petite sortie ? Pas grand-chose ? Pourtant, au fond de mon cœur, si vous saviez comme elle était magique !
J’ai appris beaucoup plus tard que Laurent avait vingt ans à l’époque. Que pouvais-je apporter à un homme de vingt ans ? Je ne sais pas. En tout cas, en ce qui me concerne, il a fait figure de modèle pendant longtemps. Il était confiant, sûr de lui, il avait pris des risques et il m’avait considérée comme une enfant dotée de capacités intellectuelles.
Ses parents lui avaient offert ce pèlerinage. Il s’est trouvé sur ma route par un pur hasard, sans le prévoir, probablement sans le vouloir. Nous nous sommes écrit pendant plusieurs mois, peut-être même des années. Il répondait à chacune de mes lettres et il m’a énormément appris sur la vie. Merci, Laurent B., tu as été au top !
J’espérais tellement de ce second pèlerinage ! Je n’ai d’ailleurs cessé de prier dans le train qui me ramenait chez mes parents, eux qui espéraient tant le retour du bonheur pour leurs enfants.
Faut-il le dire, je fondais les mêmes espoirs à leur égard. En me rendant à Lourdes, j’en appelais à des jours meilleurs pour eux deux. Je ressentais leur tristesse et leur souffrance, j’aurais tant souhaité que leurs vœux se réalisent. Notre vie à tous aurait été différente : j’aurais pu les aider dans leur quotidien à la ferme, j’aurais pu, moi aussi, m’atteler à la tâche. Au lieu de cela, je rendais leur vie encore plus pénible, je leur infligeais davantage de travail. Je l’avais très vite compris.
Depuis ce jour, et jusqu’à la fin de mon adolescence, je me suis rendue presque tous les ans à Lourdes. Des brancardiers et des hospitalières (ceux qu’on appelle là-bas les « B-H ») payaient mon pèlerinage. En tout état de cause, j’ai considéré les quelques jours passés là-bas durant mon enfance, puis durant mon adolescence, comme une fenêtre magique, comme un faisceau de lumière dans la pénombre de mon existence. J’y ai rencontré la beauté de l’être humain à travers sa bonté, sa gentillesse, sa bienveillance, sa simplicité, les services qu’il offrait avec abnégation.
Je l’écris sans équivoque : Lourdes a forgé ma vie. Effectuer ce pieux voyage équivalait à recharger mes batteries pour l’année. Je reprenais espoir en ce monde, j’y retrouvais de la douceur, de la tendresse et de l’Amour. Je m’y suis construite à travers toutes mes rencontres.
Croire en l’Amour de Marie, être aimée par Dieu, vivre parmi les personnes les moins gâtées par la vie, mais riches néanmoins d’une immense richesse intérieure : voilà ce que Lourdes m’a apporté.
Merci à ces personnes qui m’ont offert la chance inouïe de connaître tous ces moments exceptionnels à leurs côtés.
[1] Il s’agit d’une maladie congénitale non évolutive, mais parfois très invalidante.
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