UN CORPS CORSETÉ

5 minutes de lecture

IL CHANGEAIT LA VIE

Que l’école et le droit qu’a chacun de s’instruire

Il y mit tant de temps, de larmes et de douleur
Les rêves de sa vie, les prisons de son cœur
Et loin des beaux discours, des grandes théories
Inspiré jour après jour de son souffle et de ses cris

UN CORPS CORSETÉ

Si mon second pèlerinage avait apporté un soulagement certain à mon âme, il n’avait guère permis de soulager mon corps. De fait, je n’avais pas encore atteint l’âge de dix ans, quand mon dos a commencé à faiblir. Les médecins du Centre Marc Sautelet le surveillaient pourtant de près et je voyais autour de moi des garçons myopathes plus âgés qui portaient tous un corset plus ou moins contraignant. Toujours est-il qu’un beau jour, les radiographies ont révélé une bascule du bassin et un effondrement de mon dos. Sa musculature commençait à faillir, j’adoptais peu à peu une attitude dite vicieuse dans le jargon médical. 

Le danger, si on laisse la cyphoscoliose[1] s’installer, c’est que l’effondrement va se poursuivre. Or, une colonne avachie entraîne d’importants problèmes respiratoires et digestifs. En effet, comme les poumons sont comprimés, l’estomac et les intestins eux-mêmes manquent d’espace. Beaucoup de myopathes finissent donc, pour ainsi dire, par se ratatiner complètement. Leur tronc devient plus court, leur corps se tord atrocement et plus aucun muscle n’est en mesure de maintenir efficacement leur tête, et encore moins leur dos. Leur scoliose devient dès lors extrêmement importante. Ces jeunes garçons autour de moi étaient complètement difformes.

Dans mon for intérieur, je savais pertinemment qu’un jour, je porterais moi-même un corset. Par contre, je ne voulais à aucun prix me retrouver aussi rabougrie. Pour rien au monde ! Cette éventualité m’était inconcevable. Je savais encore me tenir plus ou moins droite et je tiendrais. Coûte que coûte. Comme toujours.

Pourtant, à l’issue d’une nouvelle consultation, le docteur m’a confirmé la terrible sentence : je n’y échapperais pas, à ce corset ! Je n’en croyais pas mes oreilles, je ne voulais pas accepter ce que j’assimilais à une punition. 

Je me souviens parfaitement de ma réaction. Et Dieu sait si elle a été immédiate et violente ! J’ai crié jusque dans le couloir. Je m’en suis prise à mon kiné, C. V. :

— Et après, ce sera quoi ? Mes bras ? lui ai-je hurlé.

J’étais hors de moi. Je vociférais. Je refusais d’admettre que la maladie progressait envers et contre moi, inexorablement. Je refusais l’évidence ; je refusais par-dessus tout de me soumettre à la fatalité. Accepter cette fatalité, c’était comme accepter les prémices de la mort.

Malheureusement, je n’avais pas le choix et le jour du moulage arriva. Je connaissais déjà cette salle de plâtre, on y ajustait mes attelles et mes orthèses. Elle disposait d’un rail rivé au plafond, auquel était fixée une barre dont les poulies étaient reliées par des chaînes.

On m’a d’abord assise sur une table placée en dessous du rail. On a ensuite approché la barre, on a accroché ma tête à une têtière accrochée elle-même à cette tige de fer, puis on a tiré progressivement sur les chaînes. Celles-ci faisaient un épouvantable bruit de ferraille, de ces bruits que l’on n’oublie pas. Cela s’est passé il y a longtemps, mais je m’en souviens comme si c’était hier.

Ils ont continué à tirer, à me monter ; ils m’ont grandie, m’ont étirée par la tête. Puis, quand ils ont jugé que ma colonne vertébrale était distendue à son maximum, ils m’ont immobilisée dans cette position. J’étais désormais rigoureusement droite, du moins au niveau du dos. Ils ont alors soulevé mon bras gauche jusqu’à ce que mes épaules soient toutes deux à la même hauteur. Lorsqu’ils ont considéré que ma posture globale était enfin correcte, ils m’ont figée dans cette position rectiligne au moyen de bandes de plâtre. Ils ont alors poursuivi ce genre de moulage jusqu’au niveau de mes hanches, pour que mon bassin ne soit plus oblique.

Imaginez une enfant d’à peine dix ans, suspendue par la tête pendant qu’on la plâtre, comme si on pendait un cochon gras !

Je ne peux pas dire que j’ai souffert physiquement. Par contre, j’ai eu mal intérieurement, mal d’avoir conscience que la maladie gagnait du terrain, mal de n’être rien, mal d’être une nouvelle fois contrainte à l’immobilité, mal de me savoir tordue, mal de vivre ces moments toute seule, mal de n’avoir encore d’autre choix que d’accepter mon triste sort. Encore et encore accepter…

Combien de temps suis-je restée dans cette position ? Une heure, peut-être un peu moins. Puis, l’orthopédiste a découpé le plâtre et m’a libérée. Il tenait entre les mains le moule de mon corps figé dans sa position correcte. J’ai enfin pu respirer librement, on m’a décrochée.

On pouvait désormais concevoir mon corset. Mon kiné C. V. a personnellement surveillé sa confection. C’était un technicien exceptionnel dans le domaine des scolioses. Il tenait à ce que je sois la plus droite possible. Même si ce ne fut pas une partie de plaisir, j’avoue qu’il a eu raison d’être exigeant et pointilleux lors de ce moulage. Ce fut ma première expérience du genre et elle se déroula au Centre.

Quelque temps plus tard, j’ai donc enfilé — presque de force — ce fameux corset que je n’acceptais toujours pas. Pour décrocher mon accord, mon kiné a consenti à ce que je le porte uniquement le matin. L’acceptation de ma part fut progressive. De toute façon, il était hors de question que je le porte toute une journée, je me sentais prisonnière, c’était un vrai carcan !

Ce corset était constitué d’une coque en plastique dur de couleur blanche. Il se fermait à l’aide de scratchs et possédait des attaches pour y fixer mes orthèses de jambes. Lorsque j’étais en position debout, j’étais figée des pieds jusqu’en dessous des aisselles, strictement droite, sans aucune possibilité de bouger ni de me pencher à droite ou à gauche. J’étais raide comme la justice. Seuls ma tête et mes bras pouvaient remuer. Ah ! ça… Pour être droite, j’étais droite !

Le revers de la médaille, c’est que j’étais moins tassée, donc légèrement grandie. Par conséquent, si j’étais assise, tout ce qui se trouvait en dessous de moi était forcément plus difficile à atteindre. Qui plus est, engoncée dans ce corset, je me déplaçais moins facilement. Bref, cet attirail censé améliorer ma posture avait pour seule conséquence d’entraver mes mouvements. J’étais encore plus handicapée qu’avant ! 

Mais voilà… Ma cyphoscoliose était bien installée, mon dos continuait de faiblir et je devais me plier à cette nouvelle contrainte. Par contre, j’ai longtemps refusé de parler de ce corset à mes parents. Je l’enlevais le vendredi après-midi, avant qu’ils me récupèrent. Ils n’ont donc pas remarqué immédiatement cette orthèse. Hélas ! ce corset était le premier d’une longue série.

Mes parents ont finalement découvert « l’engin » lors des vacances du mois d’août. Mais pour tout dire, il est resté tout l’été derrière la porte de ma chambre : je ne l’ai pas enfilé une seule fois durant cette période ! Je ne sais d’ailleurs pas si mes parents seraient parvenus à me convaincre ; ils avaient mille autres choses à faire et à penser. Auraient-ils seulement trouvé le temps de l’ajuster et de l’enlever ? Leurs journées étaient déjà si remplies, surtout ce mois-là !

[1] Déformation de la colonne vertébrale, à la fois de côté et d’avant en arrière.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marie Trouvelle-Éden ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0