L’INTELLECT, MON SALUT

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  • DOUX

S’il vous faut un intellectuel
Un bel esprit, un prix Nobel
S’il faut briller dans l’tout Paris
Sorry

L’INTELLECT, MON SALUT

Pour clôturer en beauté mon cycle scolaire au collège, j’ai eu droit — tenez-vous bien — à un nouveau fauteuil. Un fauteuil « dernier cri », le must de l’époque ! Il était muni d’un vérin pour incliner le dossier et d’un autre pour basculer l’assise. C’était comme si on faisait reposer une chaise sur ses pieds arrière, et qu’un levier relevait ou inclinait les pieds avant. De plus, un vérin situé sous chaque pied permettait de relever l’ensemble, ce qui me permettait, de mon côté, d’étendre mes jambes.

Comparé à l’ancien, qui était une vraie galère, ce fauteuil était une vraie merveille. Il atteignait les six kilomètres/heure et possédait une plus grande autonomie. Je pouvais l’utiliser durant toute une journée. C’est dire si je retrouvais un peu de liberté. 

Par contre, ma scoliose continuait de s’aggraver au rythme immuable de quinze degrés par an. Alors qu’on avait éludé ce problème depuis mon entrée au foyer, en quatrième année, un très gentil kiné s’est enfin intéressé à moi et m’a sensibilisée aux conséquences de cette inéluctable évolution. J’ai vite compris que, tôt ou tard, je devrais me faire opérer. Entretemps, je devais garder une station assise la plus correcte possible, car mon bassin était déjà trop oblique.

En fin de troisième, mes parents ont enfin accepté que je me fasse opérer. Les médecins n’ont pas obtenu leur assentiment sans mal, tellement ils avaient peur. En ce qui me concerne, il était plus que temps, car ma scoliose avoisinait les cent degrés.

Pour calculer ces degrés, le médecin choisit les deux vertèbres les plus inclinées. Il trace une droite parallèle à l’une de ces vertèbres et fait de même avec l’autre. Étant donné que ces deux droites sont divergentes, il suffit de les prolonger et de mesurer l’angle qu’elles forment à l’aide d’un rapporteur.

Avant l’opération, mon coude gauche reposait sur ma cuisse droite. (Oui ! Vous avez bien lu !) Ma dernière côte est d’ailleurs toujours déformée, car elle appuyait sur la crête iliaque de mon bassin. Comme celui-ci était fort oblique, je ne reposais pleinement que sur une fesse. Tout mon poids se concentrait donc sur un ischion, c’est-à-dire sur pas grand-chose. Rester en position assise était devenu un vrai calvaire.

Je ne le cache pas, autant je ne voulais pas entendre parler d’opération quand ils ont commencé à l’évoquer, autant après, je me suis dit que j’aurais préféré être opérée au moins un ou deux ans plus tôt.

Cela dit, une arthrodèse vertébrale est une opération très lourde. À Paris, on la réalisait depuis plusieurs années sur des personnes atteintes d’amyotrophie spinale. À Lille, ce n’était pas encore fréquent. De plus, en province, les soignants n’essayaient pas de redresser le dos au maximum avant l’opération, comme c’était le cas à Paris.

Pour que je rate le moins de cours possible, l’intervention a été programmée « durant les congés scolaires », avant la reprise des cours en septembre. Du coup, j’ai gâché mes vacances d’été, mais j’étais si impatiente d’entrer au lycée ! Cela me semblait important, si ce n’est primordial, étant donné que j’avais toujours pour ambition de décrocher mon baccalauréat.

De ce fait, j’ai entamé ces vacances avec une certaine appréhension, sans savoir exactement quand aurait lieu l’opération. Le domaine médical était un sujet tellement tabou dans la famille, que je n’osais pas questionner mes parents. De leur côté, ils n’osaient probablement pas me communiquer la date. Finalement, je l’ai appris — ou plutôt compris — la veille, en pleine semaine, quand ils m’ont fait prendre un bain.

Mon entrée à l’hôpital a été une véritable horreur ! Une fois encore, je me suis obligée à protéger mes parents alors que, secrètement, j’avais la trouille au ventre.

Mes parents ont alors voulu me prendre — je n’ose pas dire une dernière fois — en photo. Vous ne pouvez imaginer tout ce qui m’est passé par la tête durant ces quelques instants de pose ! J’avais l’impression de vivre mes derniers instants. Comme si mes pauvres parents voulaient, en quelque sorte, m’immortaliser. J’avoue ne pas avoir réussi à gérer les émotions ; la tête que je tirais sur les clichés l’a prouvé. Pauvre papa, pauvre maman !

L’opération a consisté à fixer chacune des vertèbres entre elles au moyen de crochets, à les maintenir en place au moyen d’une tige de fer et de cerclages disposés le long de la colonne vertébrale, puis à réaliser une greffe osseuse entre chaque vertèbre « redressée ». Le chirurgien a ainsi fusionné ma colonne vertébrale à partir de la deuxième dorsale jusqu’à la cinquième lombaire, soit seize vertèbres sur les vingt-quatre. Heureusement, il me restait sept vertèbres cervicales mobiles, ainsi que la première dorsale, ce qui me permettait d’encore tourner la tête.

Au tout début, la greffe est fragile. Comme pour une fracture, il faut un peu de temps pour qu’elle se consolide. Il faut néanmoins compter un an avant que la fusion soit considérée comme totale. 

Je suis restée deux semaines à l’hôpital, puis un mois complet à la maison, couchée sans interruption. Après quoi, peu à peu, on m’a permis de me rasseoir. J’ai alors enfilé un corset en plastique dur, pour conforter les greffes osseuses.

Après ces vacances — pardonnez-moi l’expression — pourries, j’ai enfin pu intégrer le lycée. Mon avenir pouvait se dessiner un peu plus concrètement. On me considérait désormais comme une « grande fille », on m’envisageait même un avenir. On me parlait de métier, de vie future, d’appartement… de vie, quoi ! Les professionnels s’investissaient enfin à mes côtés pour donner une suite autonome à mon existence.

J’ai vécu un an avec mon nouveau corset. Le seul moment trop bref où je ne le portais pas, c’était lorsqu’on enlevait mon maillot de corps, en position couchée, après m’avoir lavé les cheveux dans le lavabo. En effet, à l’issue du shampoing, mon tee-shirt se retrouvait trempé. Il fallait alors me coucher, défaire les vis du corset, enlever une partie, puis l’autre, tout cela en restant bien à plat. C’était une opération assez délicate, à mener rapidement. D’ailleurs, après m’avoir séchée, les éducateurs se dépêchaient de réinstaller mon corset, de crainte que l’arthrodèse se dessoude. Pour ma part, plus les mois passaient, plus j’avais hâte d’en finir avec ce carcan ! 

À cause de mon opération et du poids de ce corset, j’étais devenue encore plus lourde, plus fragile et donc plus difficile à porter. De plus, mon petit frère avait intégré le même foyer que moi, et le même collège. Lui aussi se déplaçait en fauteuil électrique, ce qui imposait à mes parents d’innombrables trajets au volant de leur Citroën Ami 8 break : deux allers/retours en début de semaine pour nous emmener au foyer, deux autres en fin de semaine pour nous récupérer. En effet, ils récupéraient mon petit frère le vendredi soir et revenaient me chercher le samedi midi, après mes cours.

Le lundi matin, c’était la galère ! Emprunter le périphérique de Lille à deux reprises et aux heures de pointe prenait énormément de temps. Ces trajets mettaient surtout à mal la patience de notre père. Les sorties en famille, le week-end, avec une seule voiture, n’en parlons pas !

Il était désormais indispensable d’acquérir une camionnette pour transporter en même temps nos deux fauteuils. Hélas ! acheter un véhicule et le faire aménager par un équipementier relevait de l’impensable, tellement c’était onéreux. Bien trop, en tout cas, pour nos finances. L’une des solutions aurait consisté à trouver une automobile d’occasion et à la faire équiper par le garagiste du coin. Il aurait « suffi » à celui-ci de souder les attaches pour la fixation des fauteuils et de réaliser un plancher sous lequel serait venue se glisser la rampe. Or, mes parents n’étaient même pas en mesure d’acheter ce véhicule d’occasion !

Alors, une assistante sociale a pris les choses en main et leur a permis de constituer différents dossiers de demande d’aide. Or, aucune aide dite « publique » n’existait encore pour financer ce type d’achat. Certes, certains organismes attribuaient un pécule ; fallait-il encore que leur budget le permette. Après avoir étudié les dossiers, ils pouvaient très bien consentir à verser une somme déterminée, tout comme ils pouvaient refuser la moindre contribution. Leur intervention était donc aléatoire et imprévisible, alors que les difficultés des personnes nécessiteuses étaient, quant à elles, tangibles, réelles et ancrées dans le temps.

Devant ce constat, l’assistante sociale proposa à mes parents de solliciter une subvention auprès du magazine d’obédience catholique « La Vie ». Cet hebdomadaire accepta de lancer dans ses pages un appel aux dons.

Dans leur encart, ils ont décrit brièvement le parcours de notre famille. Je me souviens avoir été décontenancée par les termes employés à mon propos. Ils disaient, par exemple, que je portais « un corset en fer » ! Certes, une partie de l’armature était métallique, mais j’ai éprouvé le sentiment désagréable que ce journal voulait davantage susciter la pitié que la solidarité. J’admets que l’objectif de ce « message » était d’attirer les donateurs, mais je peux comprendre aussi que mes parents aient eu beaucoup de mal à accepter cette forme de charité… Étant donné la teneur de l’encart, ma famille assimilait cet appel aux dons à de la mendicité. Or, il nous apparaissait primordial de conserver notre dignité ; nous n’étions pas des mendiants, nous voulions assumer nos problèmes.

Il est déjà difficile pour tout un chacun de quémander ; que doivent alors ressentir des parents nécessiteux ? Des parents qui, aux yeux de tous, s’avouent incapables d’assumer les besoins de leurs propres enfants ? C’est comme s’ils tendaient leurs mains.

Mes parents, au contraire, auraient voulu s’en sortir seuls, malgré tous les déboires que la vie avait semés sur leur route, malgré leur incessant concert de difficultés.

Grâce aux dons, nous avons toutefois pu acquérir un Renault Trafic. Quel soulagement ! Nous pouvions désormais sortir à nouveau tous ensemble, même si le plan incliné destiné au transfert de nos fauteuils était extrêmement lourd et encombrant. En effet, il fallait d’abord extraire cette rampe de son tiroir, puis l’accrocher au plancher afin qu’elle ne bouge pas lors des allées et venues des fauteuils.

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Quel soulagement, surtout, à dix-sept ans, de me retrouver sans mon « armure », libre de tout appareil ! Seul mon fauteuil électrique m’accompagnait partout. Il était mon meilleur ami, il remplaçait mes jambes inutilisables et ne nécessitait aucun effort. Grâce à lui, je pouvais encore me déplacer, car mes bras n’étaient plus capables de manœuvrer un fauteuil manuel. Heureusement, j’arrivais encore à les lever suffisamment pour atteindre les boutons d’ascenseurs du lycée, même si j’étais accompagnée en permanence d’un ou d’une amie. 

Cette ébauche de liberté n’a pourtant pas fait sauter de joie mes parents. Ils commençaient même à voir d’un très mauvais œil ce début d’émancipation. Surtout papa, qui refusait tout net que je côtoie les garçons ; il était hors de question que j’aie un petit ami.

À titre d’exemple, le samedi précédant les vacances de Noël, je devais me rendre au cinéma avec des copains. J’aurais vécu un après-midi de rêve si, à midi tapant, mes parents n’étaient venus me récupérer de force. Ils refusaient complètement l’idée que je puisse me lier d’amitié avec une personne de sexe masculin !

Pour vous démontrer jusqu’où ils poussaient leur intransigeance, à la maison, il m’était interdit d’appeler mes copains et, si jamais l’un d’eux téléphonait, maman ou ma sœur devait écouter la conversation. Mon Dieu, comme ces vacances m’ont semblé longues… !

Malgré tout, j’ai beaucoup aimé ces années passées au lycée. J’étais bien entourée, je faisais partie d’un bon petit groupe et nous étions les meilleurs de la classe. Nous travaillions ensemble pour gagner du temps, ce qui nous a permis de vivre des moments, tels que les savourent tous les adolescents. Nous discutions, nous nous retrouvions au café durant les intercours, nous refaisions le monde, nous sortions. En un mot comme en cent : nous faisions tout ce que font les jeunes de notre âge.

De plus, le foyer nous offrait davantage de liberté, un surplus d’autonomie qui nous transformait peu à peu en adultes avertis. Je commençais à me sentir responsable, beaucoup plus mature et mon désir d’indépendance ne faisait qu’augmenter.

Hélas ! ce n’était toujours pas du goût de mes parents. Que me reprochaient-ils ? D’être jeune ? De vouloir croquer la vie à pleines dents ? Oui, je voulais avancer ; oui, je voulais créer, vivre une vie pleine d’expériences. Je voulais travailler, je voulais faire comme tout le monde, comme tous les jeunes. J’en rêvais tellement ! 

Quoi qu’ils pensent et quoi qu’ils fassent, moi, j’avais franchi un cap. Finie l’adolescence ! Le bac en poche, je pouvais entrer à la faculté. J’envisageais désormais une tout autre vie : ma vie d’adulte. 

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