RETOUR À LA CASE DÉPART

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SANS UN MOT

Mais se trouver inutile à vingt ans c’est pas facile non non

ELLE ATTEND

Elle attend que le monde change
Elle attend que changent les temps

RETOUR À LA CASE DÉPART

Après quinze années passées à Villeneuve-d’Ascq, mon père a exigé que je réintègre le domicile familial. Mes parents refusaient l’idée que je puisse devenir autonome. Diable ! Une fille célibataire, voler de ses propres ailes… ? Que nenni ! Hors de question !

Ils n’ont pas accepté qu’au foyer, en tant qu’étudiante, je bénéficie de certains privilèges, et même d’une assez grande liberté de mouvement. Le métro était désormais accessible à nos fauteuils roulants, j’avais plusieurs amis en ville, je sortais, je me rendais même au centre commercial ou au cinéma. Bref, j’étais une jeune fille presque autonome. Or — et c’est ce qu’ils n’ont pas supporté — je me comportais comme une jeune adulte. Ils auraient toutefois dû admettre que je n’étais ni plus ni moins qu’une jeune fille comme les autres !

À l’époque, j’avais imaginé prendre un appartement en colocation avec un autre étudiant. En contrepartie, celui-ci m’aurait aidée à me coucher. C’était, à mon sens, la solution idéale. En effet, en 1988, les personnes « dépendantes » avaient droit, tout au plus, à trois heures d’auxiliaire de vie par jour, ce qui était nettement insuffisant pour procéder à ma toilette, à mon habillage, à mes accompagnements aux WC, à mes divers transferts, à mes repas, au ménage, aux courses, au rangement de mon logement et aux lessives. Sans compter les éventuelles périodes de maladie, à l’occasion desquelles j’aurais eu davantage de besoins. 

Dans cette ville universitaire, j’aurais trouvé facilement une personne pour m’accompagner. M. C., une fille un peu plus âgée que moi, a d’ailleurs vécu de cette façon durant plusieurs années malgré sa myopathie.

M. C. était mon mentor. Son grand-père lui avait confectionné des meubles pour qu’elle dispose d’un surplus d’autonomie. Même son réfrigérateur avait été choisi avec intelligence, de manière à ce qu’elle puisse y accéder aisément et y puiser un yaourt ou tout autre chose en cas de besoin.

Hélas ! M. C. n’est plus de ce monde. Je pense encore souvent à elle, car elle a marqué mon existence. Elle m’a prouvé qu’en dépit d’un handicap, on pouvait vivre dans une certaine indépendance et, surtout, qu’on pouvait choisir son lieu de vie. Elle m’a fourni la preuve qu’il était possible de vivre comme tout le monde, à condition de le vouloir.

Merci, M. C. ! De plus, tu avais toujours le moral et le sourire.

Je m’étais imprégnée de l’audace de M.C. J’étais même déterminée à suivre son exemple, d’autant plus qu’au fil du temps, je m’étais habituée à la ville. Il m’avait fallu tant d’années, durant mon enfance, pour accepter le fait d’être loin des miens ! J’y étais finalement parvenue au cours de mon adolescence.

De plus, ma vision de la vie avait évolué. J’avais besoin désormais de me sentir indépendante et j’entrevoyais avec lucidité une vie d’adulte presque normale. Outre le fait d’avoir un vrai chez-moi, je voulais travailler, gagner ma vie, acquérir un maximum de liberté. 

Malheureusement, l’injonction de mes parents à regagner le bercail brisait d’un seul coup ce beau rêve. Je devais donc ranger aux oubliettes ce merveilleux projet. J’allais revivre à temps plein au sein de ma famille, à l’extrémité d’une ancienne carrière perdue dans la campagne.

Comme je n’avais jamais fréquenté l’école de mon village, je ne connaissais quasiment personne autour de « chez nous ». À cette époque, un transport en commun accessible aux fauteuils roulants, en pleine campagne, il ne fallait pas y penser non plus. J’allais quitter à regret le foyer et ma chambre confortable, dans laquelle je disposais pour moi seule d’un bureau, d’une grande armoire, d’une commode, d’une table, d’une étagère et d’un lavabo avec son miroir. J’allais dormir avec ma sœur, dans la même chambre, tous les jours de l’année. Je serais obligée de me réadapter à un mode de vie dont j’avais eu tant de mal à me libérer !

Comme c’était déjà le cas au foyer, j’avais besoin que l’on m’aide à me retourner plusieurs fois par nuit. Dès lors, j’ai rapidement pris conscience de représenter un fardeau pour mes parents ; plus encore quand mon frère rentrait à son tour, le week-end. Il est vrai que maman n’arrêtait pas de se lever la nuit : une fois pour moi, une fois pour lui, puis, un peu plus tard, à nouveau pour moi. En quelque sorte, elle dormait en pointillés.

Qui plus est, mes parents possédaient toujours leurs vaches laitières. Le travail diurne ne manquait donc pas, et on imposait encore à notre maman de venir nous aider la nuit ! Alors, pour ne pas trop l’épuiser, je n’ai rien trouvé de mieux que de prendre des somnifères. C’est très simple : il suffit de dire au médecin que vous ne savez pas dormir, et il vous prescrira des gouttes ou un cachet… un passeport pour un sommeil sans rêve. C’était la seule solution pour préserver autant que faire se peut l’énergie de maman.

Quant à papa, à cause de sa surdité, il n’entendait forcément pas si nous appelions. Parfois, s’il lui arrivait de se réveiller, il venait voir si nous avions besoin d’aide. Quoi qu’il en soit, grâce à mes somnifères, maman avait des phases de sommeil un peu plus longues.

Je m’étais bien doutée que mon changement de vie serait compliqué pour tout le monde. Ce que j’aurais surtout voulu savoir, c’était l’avenir qui m’attendait. Quel était mon destin ? Vivre avec mes parents jusqu’à la fin de mes jours ? Être accompagnée en permanence par un membre de ma famille, où que j’aille ? Aurais-je encore l’occasion — ou le droit — de voir mes amis ? Me laisserait-on au moins la liberté de faire et de penser ce que je voulais ? Quel projet d’avenir étais-je en droit d’espérer ?

J’étais une fille de vingt ans, avec tous les désirs qu’une personne de cet âge peut nourrir. À cet âge, que peut-on faire dans un village perdu ? Il fallait à tout prix que je me trouve une échappatoire pour les vacances. J’avais goûté à la liberté ; je ne pouvais plus m’en passer ! 

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