PILE OU FASTE
ELLE AVAIT DIX-SEPT ANS
À quoi tu rêves ? Redescends
C’est comme ça, pas autrement
Faudra bien que tu comprennes
À chaque jour suffit sa peine
PILE OU FASTE
Je l’avais échafaudé, puis peaufiné dans les moindres détails, ce fameux projet. Il était ambitieux et beau, il était mien ! Il m’incombait à présent d’obtenir des devis : un premier pour mon ascenseur, un autre pour créer mon espace de vie.
J’allais vite buter contre un premier écueil. En effet, quand je lui ai présenté l’estimation des travaux, papa s’est farouchement opposé à ce que je m’engage dans une telle entreprise. C’était mal me connaître… Je l’ai littéralement harcelé et, le jour où il a cédé, j’ai appelé les entrepreneurs sans perdre une seconde. Il fallait à tout prix signer les devis avant qu’il change d’avis et que mes plans tombent à l’eau !
La banque a consenti à m’accorder un prêt à condition que mes parents agissent à mes côtés en qualité de co-emprunteurs. Dans ma situation, et à cette époque — mais les difficultés sont quasiment les mêmes aujourd’hui — il était impossible d’avoir accès à un emprunt sans apporter cette « garantie ».
Pour boucler le budget des travaux, mon patron humaniste, ce brave homme qui m’avait déjà tant aidée, m’a, lui aussi, accordé un prêt. Sans lui, je n’aurais sans doute pu réaliser intégralement l’aménagement de mon logement. Mais grâce à sa générosité, j’allais enfin pouvoir mener un semblant de vie normale.
Mes parents étaient fiers, du moins en façade. En effet, quand les travaux se sont achevés, ils ont refusé catégoriquement de monter mon lit à l’étage. Quelle nouvelle déconvenue ! J’étais dans mon chez-moi, face à mon bureau, mais dans une chambre sans lit !
À ce moment, j’ai sombré. Ma vie n’avait plus aucun sens. J’avais épuisé la dernière piste qui m’aurait permis d’avancer. De plus, le dialogue était complètement rompu avec les miens. De mes rêves, il ne restait rien. Rien que le néant ! Alors, c’était peut-être une énorme bêtise de ma part, mais j’ai décidé d’en finir…
Oui, cette « bêtise », je l’ai faite. J’ai voulu abréger ma souffrance. Je n’en pouvais plus. À mes yeux, c’était la seule réponse à tous mes désespoirs.
Je me suis retrouvée à l’hôpital. Avec le recul, je reconnais avoir commis une erreur et je la regrette. Que voulez-vous ? J’avais vingt-cinq ans, aucun avenir, aucun soutien familial et toujours aucune autonomie. Toujours cette dépendance, toujours cette soumission !
Quel genre de vie pouvais-je envisager ? Que pouvais-je encore tenter pour espérer sortir de cet enfer ? J’étais triste à mourir, et le terme n’est pas trop fort.
Cette vie, je n’en voulais plus. Je voulais bouger, goûter à plein de choses, voir, entendre, écouter, comprendre, discuter, émettre des idées, partager mes convictions, vivre dignement. Tout simplement.
Par facilité, certains en concluront que j’étais folle ; d’autres comprendront la détresse dans laquelle je me trouvais. Avoir « toute la vie devant soi » est une affirmation louable ; mais quand la vie consiste à être réduite à si peu de choses, elle n’a plus aucun sens.
Dieu soit loué, la médecine m’a sauvée. Puis, grâce à un bon médecin, j’ai réussi lentement à me reconstruire psychologiquement.
Devant cet acte de désespoir, mes parents ont finalement accepté d’installer mon lit dans MA chambre. Pourtant, en aucun cas, je n’ai usé d’un quelconque stratagème pour leur faire du chantage, surtout pas lorsque j’ai voulu mettre fin à mes jours. Dans ces sombres instants, j’étais réellement passée par la détresse la plus totale.
Le manque de dialogue avec mes parents empirait de jour en jour. Ils avaient même refusé de justifier leur comportement à propos de mon lit. À ce moment, je n’y comprenais rien.
Avec le recul, craignaient-ils de commettre une injustice par rapport aux membres de ma fratrie ? C’est vrai, après tout… Pourquoi aurais-je eu droit à « une faveur », et pas ma sœur ou mon frère ? Ou alors, préféraient-ils avoir leurs enfants dépendants tout près d’eux ? Peut-être me reprochaient-ils d’avoir été la seule à oser revendiquer mon autonomie ? Me trouvaient-ils trop différente de ma sœur et de mon frère ? Pourquoi avais-je une telle soif de liberté, un tel besoin de me réaliser ?
En tout cas, aux yeux de mon père, l’acte que j’avais commis contre moi-même constituait le pire crime qu’un être humain puisse commettre. Pour lui, cela signifiait que l’on ne croit plus en rien ; seuls les mécréants étaient capables d’agir ainsi.
Pourtant, je l’affirme haut et fort, je n’ai jamais perdu la foi. Je dirai même que c’est ma foi, la foi inscrite en moi et en ma chair, qui m’a poussée à commettre ce geste. Pour moi, mettre un terme à ma vie avait une signification « louable » : j’irais plus vite au Ciel, je me trouverais plus rapidement auprès de Dieu ; mes souffrances terrestres s’arrêteraient enfin ; je me libérerais définitivement d’un véritable calvaire.
Il ne faut pas juger une personne qui agit de la sorte. Au contraire, il convient de la traiter avec encore plus de bienveillance, tant sa souffrance est immense. J’en suis convaincue, le Seigneur sait très bien ce que recèle notre cœur… le bien comme le mal. Je suis consciente aussi que la Vierge Marie a pleuré à cause de moi, mais je suis persuadée qu’elle était prête à m’accueillir, à me réconforter, à me bercer.
Le Seigneur comble mon cœur, car Il est bon et son Amour est éternel. Je lui fais humblement et sincèrement cet aveu : je ne suis pas fière de mon geste.
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