CETTE SI CHÈRE LIBERTÉ
LES CHOSES
Quelqu’un dans cette voiture
Des Bouts De Moi
CETTE SI CHÈRE LIBERTÉ
En 1999, lors d’une assemblée générale de l’A.F.M., j’ai eu la chance d’essayer un véhicule adapté pour la conduite des personnes tétraplégiques. Il se dirigeait au moyen d’un genre de joystick, et non plus au moyen des traditionnelles pédales. Je ne devais même pas manier son volant, qui tournait tout seul, au rythme du joystick. Celui-ci permettait de prendre les virages, d’accélérer et de freiner. Le véhicule était une Renault Espace prêtée par le Centre de Rééducation de Kerpape, près de Lorient, en Bretagne.
Papa m’a installée sur le siège conducteur, puis j’ai fait un tour du parc avec le moniteur. Nous étions tellement nombreux à vouloir l’essayer, que cet essai m’a paru trop court. En tout cas, après cette découverte, l’envie de passer mon permis a germé doucement dans ma tête.
Cette réflexion a duré presque un an. J’ai alors pris contact avec le centre de Kerpape pour y passer quelques jours. En effet, il fallait vérifier si j’étais apte à conduire, ce qui ne se juge pas en dix minutes.
Prouver ma capacité à faire ceci ou cela, j’y étais habituée depuis longtemps. C’était mon lot quotidien. J’allais devoir une fois encore « m’y coller », faire de mon mieux, me faire violence malgré mon appréhension à freiner ou à prendre mes virages. Une peur sournoise me prenait aux tripes : la peur de ne pas avoir la force nécessaire pour manier ce joystick, la crainte de ne pas assimiler son maniement.
Mes bras, déjà faibles au départ, s’épuisaient rapidement. Or, c’est le bras et lui seul qui dirige la voiture, et conduire un véhicule adapté implique de rester quasi constamment en mouvement. Il faut surtout pouvoir s’arrêter en toute circonstance, et cela, c’était ma hantise.
En septembre 2000, pour en avoir le cœur net, nous nous sommes rendus à Kerpape pour que j’y effectue mes essais. Nous avions loué un mobil-home « adapté » au sein du camping situé à côté du centre. Nos parents avaient trouvé une personne pour s’occuper des animaux de la ferme.
Durant toute une semaine, mon frère et moi avons essayé de réaliser des démarrages, des freinages d’urgence, des accélérations et d’autres manœuvres. Le siège du conducteur était réglable en avant, en arrière, mais également vers la droite ou la gauche, ce qui permettait de choisir la position idéale, en fonction de la force de notre bras.
À mon grand soulagement, cet essai fut concluant. J’aurais la possibilité de passer l’épreuve de conduite chez eux dès que j’aurais obtenu le code.
C’était la première fois que nous dormions tous ensemble dans un camping. Entre deux exercices de conduite, nous visitions la région et ses sites incontournables, tels Pont-Aven, Carnac ou Quiberon. Nous avons embarqué sur un bateau pour visiter l’île de Groix. Il s’y trouve un endroit appelé le Trou de l’Enfer. Ce lieu nous a fortement impressionnés par les immenses falaises qui surplombent la mer. Ce qui ne gâche rien, nous avons bénéficié d’un temps magnifique.
Pour nous rendre au Centre, nous longions la mer sur un chemin côtier. Nous avions également emmené nos cinq Yorkshires pour qu’ils s’égaillent et se dégourdissent les pattes. Maman descendait avec eux par un chemin creusé dans les rochers. Nos petits compagnons découvraient la joie du sable ; je m’émerveillais devant leur délectation. Leurs vagabondages ajoutaient un petit plus à ce qui nous apportait déjà tant de plaisir. Ce furent nos seules vacances en famille, mais j’en ai gardé un souvenir fabuleux, si hors du commun, mais pourtant si simple et si habituel pour les gens ordinaires. Nous étions tous ensemble et si heureux de l’être, avec le soleil dans nos cœurs !
Oui, cette semaine m’a rendue vraiment heureuse. Mes parents profitaient d’un moment de répit, même s’ils continuaient à nous laver, à nous habiller, à nous lever et à nous apporter tout ce dont nous avions besoin. Nous nous trouvions réunis dans un autre monde, près de la mer, dans un mobil-home, avec nos fauteuils électriques, comme si nous étions une famille banale.
Leur quotidien changeait, ils vivaient enfin autre chose. Toutefois, notre logement à Kerpape était loin d’être idéal pour une famille comme la nôtre. Mon frère dormait dans la pièce principale, moi, dans la petite chambre. La porte, assez étroite, constituait un problème quand mon père me portait jusqu’au lit. Par bonheur, je n’étais pas bien lourde, ce qui facilitait mes transferts. Les toilettes, pour leur part, se trouvaient au fond d’un couloir exigu.
Comme tous les vacanciers, nous faisions nos petites courses avant de cuisiner nos repas à la va-vite. Mes parents étaient trop habitués à tout faire eux-mêmes. Auraient-ils accepté de déléguer l’une ou l’autre tâche à un tiers ? Je n’en suis pas convaincue. Dans leur esprit, eux et eux seuls devaient assumer leur quotidien. Ils avaient gardé cette mentalité agricole qui oblige à gérer sa vie sans avoir recours à l’aide d’autrui. Ils se devaient d’assumer. Il en était de même pour l’attention qu’ils portaient aux fruits de leur amour.
Courant novembre 2000, j’entamais les cours de code dans ma région. Je me suis retrouvée au milieu d’un tas de petits jeunes, dont quelques prétentieux dont la démarche la plus dure pour obtenir quelque chose, consistait simplement à lever le petit doigt ! Pour ceux-là, c’était simple : il leur suffisait de s’inscrire à la première auto-école venue, et hop ! leur formation débutait.
En ce qui me concerne, j’avais d’abord cherché un moniteur qui accepterait de me faire passer le code sans que je suive, par la suite, des leçons de conduite avec lui. Pour l’auto-école, cela représentait un sérieux manque à gagner, car les cours pratiques sont beaucoup plus rémunérateurs que le seul code. De plus, ils n’étaient pas très heureux à l’idée de voir deux fauteuils électriques zigzaguer entre les chaises de leur petite salle ! À leur décharge, recevoir des personnes en fauteuil roulant électrique désireuses de conduire une voiture, ça ne courait pas les rues, même au début du XXIe siècle. À leurs yeux, c’était utopique. À la limite, c’était même stupide !
Quoi qu’il en soit, j’étudierais la théorie autant que nécessaire, mais ce code, je l’obtiendrais… et le plus vite possible. Je ne voulais pas que maman perde un temps infini à nous conduire aux cours. Je lui imposais déjà suffisamment de sacrifices. Par conséquent, j’ai travaillé la théorie avec application et, juste après Noël, le moniteur m’a informée que je passerais l’examen du code le 2 janvier. Dans un premier temps, j’ai paniqué. Je ne me sentais pas encore prête mais, devant son insistance, j’ai fini par accepter.
Ce jour-là, j’utilisais pour la première fois un boîtier électronique. Nous ne nous en étions jamais servi durant les cours. L’avantage de cet appareil, c’est que nous allions découvrir très rapidement si nous avions réussi.
Tous les « petits jeunes » étaient pressés d’aller chercher leur résultat. Bref, je suis passée la dernière, avec cette impression terrible de déjà-vu. Or, cette fois, la récompense était au rendez-vous. Quelle heureuse surprise ! Non seulement, je l’avais obtenu, ce code, mais l’inspectrice m’a complimentée :
— Normalement, je n’ai pas le droit de commenter les résultats, me dit-elle, mais comme nous sommes seules, je vous annonce que vous avez commis une seule faute.
Une seule faute ? Mon Dieu, comme j’étais fière !
Je me suis empressée de contacter le centre Kerpape. Au mois de mars, je passerais quatre semaines sur place en vue d’obtenir mon permis.
Situé à Ploemeur, près de Lorient, ce Centre Mutualiste est un établissement de soins de suite et de réadaptation (SSR) spécialisé en rééducation et en réadaptation fonctionnelle, ainsi qu’en médecine physique et de réadaptation (MPR). L’établissement est reconnu dans toute la Bretagne, et même partout en France.
Les soins de rééducation, de réadaptation et d’insertion sociale, professionnelle et/ou scolaire s’adressent aux adultes ainsi qu’aux enfants souffrant de handicaps physiques, de maladies neuromusculaires, de même qu’aux grands brûlés.
Le centre de Kerpape est aussi un établissement SSR spécialisé, engagé dans des projets de recherche et d’innovation. Ainsi, depuis le début des années ’80, il intervient dans de nombreux domaines, dont la domotique et, dès les années ’90, dans la conduite automobile par mini manche.
Pour me rendre au centre, j’ai d’abord pris le train jusqu’à Rennes, puis un autre jusqu’à Lorient. Mon apprentissage à la conduite commençait dès le lendemain.
J’ai passé quatre semaines épuisantes et intenses à sillonner les rues de Lorient et de ses environs. C’était le prix à payer. Certains jours, il m’arrivait même de conduire pendant quatre heures.
Au début, en tant que néophytes, nous manquions cruellement d’automatismes. En l’espace de quelques secondes, nous devions penser à un tas de choses. Où se trouvait la commande du clignotant ? Dans quel rétroviseur fallait-il regarder ?
Comme nous étions dans l’incapacité de nous retourner, le véhicule-école disposait de cinq rétroviseurs grand-angle : un au coin de chaque rétroviseur extérieur, un à chaque extrémité du tableau de bord et un sous le rétroviseur central du poste de conduite. Je me suis assez vite acclimatée à ces dispositifs et, quelque temps plus tard, assise fièrement sur le siège conducteur, je me déplaçais quasiment comme tout le monde.
Arriva enfin le 27 mars, le « grand jour ». L’examen final commençait à seize heures, mais le stress m’avait gagnée depuis longtemps. Pour corser le tout, pour la première fois, depuis mon arrivée, il pleuvait. Or, je n’avais jamais roulé dans de telles conditions.
Je me suis vite rendu compte qu’à cause de ce mauvais temps, je ne voyais pas grand-chose dans les rétroviseurs extérieurs. Mon examen s’annonçait mal. Et si la malchance me poursuivait ? Si je ne trouvais pas le bouton pour actionner les essuie-glaces ? Je l’avoue, pendant quelques secondes, j’ai hésité à démarrer puis je me suis fait une raison : après avoir franchi autant d’obstacles, je n’avais d’autre choix que de foncer. J’ai donc pris les commandes pour effectuer ce que j’assimilais à un périlleux tour de ville.
La première demi-heure de conduite m’a semblé interminable. Puis, l’examinateur m’a demandé de me garer. Allait-il m’annoncer une catastrophe ? Me demander d’exécuter une ultime manœuvre ? Eh bien non. Rien de cela : sans dire un mot, il a sorti un bloc de feuilles roses, et là, j’ai compris : j’avais mon permis !
J’étais la trente-troisième personne en France à obtenir le permis aux « manettes » d’un tel véhicule. Comme les 32 lauréats précédents, je venais de remporter une énorme victoire sur l’adversité. Une dernière étape, et non la moindre, m’attendait néanmoins avant de rentrer dans le Nord : la préfecture devait déterminer la durée de validité de mon permis.
J’ai fait la file parmi des personnes sous le coup d’un retrait de permis, soit pour alcoolémie, soit pour consommation de stupéfiants, soit pour avoir commis des infractions graves. Ma faute à moi n’avait aucun rapport avec la conduite : elle se trouvait en moi et vous la connaissez : j’avais une erreur dans mon génome.
Ils m’ont accordé le permis pour une durée de cinq ans. Je pouvais enfin rentrer chez moi avec cette victoire en poche… une victoire précaire, car, à présent, un projet encore plus gigantesque m’attendait. J’allais devoir gravir une montagne : moi, la modeste campagnarde, j’allais devoir réunir une somme énorme, colossale.
En effet, je devais non seulement acquérir un véhicule ainsi qu’un fauteuil homologué pour la conduite, mais il fallait aménager ce véhicule pour que je puisse le conduire. Le coût total de ces aménagements qui allaient changer ma vie s’élevait — tenez-vous bien — à cent dix mille euros !
Personne dans la famille ne s’attendait à une telle dépense. L’un de mes oncles m’a même demandé :
— Pourquoi as-tu passé ton permis, puisque tu n’auras jamais les moyens de t’acheter une voiture ?
Pensait-il que j’allais baisser les bras et lui donner raison ? J’avais décroché mon permis de haute lutte et je n’allais pas me contenter d’encadrer ce précieux bout de papier. J’étais à une étape — une ultime étape — de pouvoir enfin me déplacer à ma guise et savourer ma liberté.
Conduire, c’était me sentir l’égale des autres, bénéficier des mêmes droits. J’avais les mêmes envies et les mêmes besoins que tout un chacun. Nous faisons tous partie de la même espèce, non ? En quoi serais-je différente ?
Les propos de cet oncle me dévalorisaient. J’avais un cerveau, un cœur, et même un travail. De quel droit un seul petit gène malformé m’empêcherait-il de vivre comme vous tous qui me lisez ? Pourquoi devrais-je à nouveau tirer un trait sur mes ambitions, alors que la technologie me permettait désormais de faire comme tout le monde ? Me considérait-on comme une sous-citoyenne, comme une personne de moindre valeur et, par conséquent, de moindre intérêt ? Seul un fauteuil me différenciait de la majorité des gens. Par contre, en quoi étais-je différente dans ma sensibilité ?
Je menais depuis si longtemps ce combat ingrat, je revendiquais depuis tant d’années la liberté de vivre comme les autres. Ce combat financier en faisait partie mais, je l’avoue, il était de taille.
Il m’avait semblé évident de solliciter en premier lieu l’Association de GEstion du Fonds pour l’Insertion des Personnes Handicapées. En effet, l’AGEFIPH est un organisme institué par la loi du 10 juillet 1987 pour favoriser l’insertion professionnelle des personnes handicapées et leur maintien dans l’emploi au sein des entreprises du secteur privé. Cette association gère également les contributions financières versées par les entreprises privées soumises à l’obligation d’emploi des personnes handicapées. Par exemple, elle alloue des aides pour un projet professionnel, une formation, une compensation du handicap, voire pour la création ou la reprise d’une entreprise.
L’AGEFIPH a mis du temps avant de prendre une décision à mon sujet. J’ai dû maintes fois les harceler. Dans le même temps, sachant que leur aide serait largement insuffisante, je me suis adressée à différentes fondations, associations ou organismes.
J’avais constitué un épais dossier, devis à l’appui, pour justifier mes besoins, expliquer mon handicap, décrire la technologie demandée et exprimer le besoin de me déplacer en toute autonomie. J’ai fourni tous les documents susceptibles de faire pencher la balance de mon côté, j’ai argumenté, j’ai insisté sur l’importance capitale de mener à bien ce projet. Puis, alea jacta est… J’ai envoyé ce dossier à des dizaines d’organismes et j’ai attendu. Cent fois, l’attente m’a semblé trop longue ; cent fois, j’ai relancé.
Si je perdais espoir, si je n’y croyais plus, je me réfugiais dans le mutisme, je me taisais. Il ne fallait surtout pas que ces organismes sentent germer le moindre doute en moi. D’ailleurs, je décrochais rarement le téléphone quand ils m’appelaient ; je préférais les contacter moi-même, quand je me sentais suffisamment forte.
Puis, des réponses ont commencé à me parvenir. Je recevais un chèque de cent euros par-ci, deux cents par-là. C’était un début timide, mais néanmoins encourageant. De toute façon, quelles que soient les sommes récoltées, il me semblait normal de contribuer personnellement à l’achat de mon futur véhicule et de verser de ma poche l’équivalent du prix d’un véhicule « classique ». On n’offre pas une voiture à monsieur ou madame Tout-le-Monde, pourquoi en serait-il autrement pour moi ?
Cela ne s’est pas fait sans mal mais, à force de ténacité, j’ai réussi à réunir les fonds nécessaires. J’ai surtout eu la chance immense de rencontrer des âmes généreuses. Certes, je connaissais plusieurs personnes qui auraient pu m’aider, mais je n’ai pas voulu les solliciter. J’ai toutefois appris par la suite que ces connaissances avaient parlé de mon projet autour d’elles et que leurs démarches silencieuses m’avaient beaucoup aidée.
Je me suis donc uniquement adressée à des inconnus et le hasard a voulu que je frappe aux bonnes portes. Par exemple, une famille bien connue dans le Nord a bouclé mon financement, mais a souhaité rester anonyme. Je ne les remercierai jamais assez pour leur geste.
Il m’aura fallu un an pour réunir la somme nécessaire, mais je pouvais désormais commander ma voiture. Je l’ai choisie, le garage l’a réceptionnée, puis l’a envoyée à Paris pour l’aménager. Vous imaginez mon impatience ! Pourtant, j’allais encore devoir ronger mon frein à cause de problèmes inhérents à la société d’aménagement. J’ai finalement récupéré mon véhicule en décembre 2002, soit un peu moins de deux ans après avoir obtenu mon permis.
Je ne pouvais pas l’utiliser pour autant. Eh ! non… je devais d’abord souscrire une assurance. Dieu, que cela m’a paru compliqué ! Je me suis à nouveau demandé si j’y arriverais un jour. Heureusement, une fois encore, j’ai bénéficié d’un coup de chance inouï grâce à Nathalie, une amie qui enseignait dans un lycée professionnel.
Dans le cadre de leurs travaux pratiques, ses élèves ont introduit ma demande auprès de cinquante-trois assureurs. Ils ont recherché les adresses, rédigé tous les courriers et réceptionné les réponses. Imaginez alors notre déception : en tout et pour tout, il nous est revenu trois réponses positives. Trois propositions sur autant d’envois ! À leur décharge, de nombreux assureurs ont probablement pensé qu’il s’agissait d’un gag. Mettez-vous à leur place : conduire une voiture dotée d’un aménagement aussi coûteux, cela pouvait sembler dément.
Une compagnie d’assurance me réclamait sept mille euros par an, soit plus de cinq cent quatre-vingts euros par mois. Une somme faramineuse ! Une autre « se contentait » de trois mille euros la première année, deux mille par la suite. C’était encore très onéreux, mais je n’avais pas le choix.
Nathalie et ses élèves m’ont donné un sacré coup de pouce, car j’étais à bout. J’avais dépensé tant d’énergie qu’à un moment donné, je n’y croyais quasiment plus. À travers leurs démarches, ces lycéens ont pris conscience de la réalité des difficultés que je rencontrais au quotidien. Quelle galère, rien que pour souscrire une assurance ! Et quel parcours du combattant pour d’abord obtenir mon permis et ensuite réaliser le financement de cette voiture !
Étant donné la livraison aussi tardive de ma voiture, l’AFM m’a prêté un véhicule adapté en août 2002. Je n’avais pas conduit depuis quasiment dix-huit mois et j’ai vraiment dû me faire violence pour reprendre « le volant ». Heureusement, à cette époque de l’année, il y avait peu de circulation.
Je roulais en douceur, tenaillée que j’étais par la crainte d’abîmer ce véhicule excessivement cher qui ne m’appartenait pas. Néanmoins, grâce au geste de l’AFM, j’ai pu me réhabituer tout doucement à la conduite en attendant le retour de mon propre véhicule.
Le jour où je l’ai réceptionné, mon stress était à son paroxysme. Nous avons pris la route de Paris aux aurores. En effet, je devais passer une journée complète sur place pour finaliser l’adaptation de tous les équipements. Ces réglages de dernière minute étaient primordiaux pour que je puisse conduire en toute sécurité, tant pour moi que pour les autres.
Je n’étais pas au bout de mes peines ni de mes angoisses car, avant de rentrer dans le Nord, j’ai dû traverser Paris en pleine heure de pointe. Cette journée a vraiment été éprouvante, sur le plan physique autant que du point de vue psychologique. Néanmoins, quelle fierté de voir aboutir un projet aussi colossal !
À peine revenue dans « mon fief », je suis allée remercier toutes les personnes qui m’avaient aidée et soutenue. Elles étaient littéralement stupéfaites, émerveillées, voire sidérées par la technologie déployée sur ce véhicule. Aucune d’elles n’avait encore vu une telle voiture : forcément, c’était la toute première voiture dotée d’un tel aménagement au nord de Paris.
Imaginez leur fascination et parfois même leur sidération devant ce petit bijou : j’accédais à mon poste de conduite grâce à une télécommande qui actionnait l’ouverture des portes et déployait ensuite la plateforme élévatrice. Je n’avais même pas à quitter mon fauteuil : celui-ci venait s’arrimer à la plateforme, et celle-ci le soulevait jusqu’au poste de conduite auquel il se fixait automatiquement. Plus étonnant encore, le volant[1]tournait tout seul quand j’actionnais la manette ! Ces amis pouvaient enfin se rendre compte « de visu » à quoi avait servi l’aide précieuse qu’ils m’avaient apportée.
Quant à moi, j’étais enfin libre de me rendre où je voulais sans requérir l’aide de personne. Je constituais un poids en moins, surtout pour mes parents qui bénéficiaient désormais d’un peu plus de temps pour eux.
Il fallait voir la tête des gens quand ils me voyaient sortir de ma voiture en fauteuil électrique ! Plusieurs d’entre eux sont même venus lorgner à l’intérieur du véhicule après que je m’en sois éloignée. À leur grand étonnement, l’emplacement du siège chauffeur était vide… et pour cause : le siège du conducteur n’était autre que mon fauteuil, sur lequel ils venaient de me voir partir ! Cela semblait tellement invraisemblable ; ils devaient le voir pour le croire.
La technologie apporte aux personnes comme moi, l’autonomie indispensable pour faire face à notre quotidien. J’ai toujours été en quête de cette autonomie et je veux aujourd’hui encore me débrouiller seule. J’ai besoin de me réaliser ; j’ai trop longtemps été limitée dans mes activités. Lorsqu’une solution existe, je ne peux accepter de renoncer à ce que cette technologie me permettrait de faire. Hélas ! le coût de ces avancées technologiques nous bloque constamment, c’est injuste. L’argent, toujours l’argent ! L’éternelle pierre d’achoppement.
Mon fauteuil coûte une fortune, ma voiture a coûté encore plus, j’ai dû adapter mon logement à coups de milliers d’euros… Il existe une foule de solutions pour alléger notre quotidien, mais elles sont parfois hors de prix.
Quasiment à la même période, mon employeur a pris sa retraite et a vendu sa société. J’allais devoir conjuguer avec un employeur qui ne me connaissait pas. Une fois encore, je craignais que l’on me considère comme une personne aux capacités limitées, comme une employée avec laquelle on ne doit pas se montrer trop exigeant.
Effectivement, notre première rencontre a créé un malaise. Quand je suis entrée, il s’est levé de son bureau pour me serrer la main. Or, je n’étais pas en mesure de tendre complètement le bras droit, seul mon avant-bras pouvait bouger. Il a d’abord eu l’air embarrassé, puis il a compris l’étendue de mes limites physiques et il s’est penché vers moi. Ce comportement est fréquent et, de ce fait, les rapports avec nos supérieurs sont trop souvent biaisés.
J’ai gardé ma place dans la société, mais certains collègues ont alors montré leur vrai visage par crainte d’être licenciés. Pire : certains m’ont réellement déçue. J’ai découvert l’égoïsme pur et dur.
Le monde du travail n’est pas toujours très humain… mais n’est-ce pas le propre de l’homme que de vouloir parfois écraser autrui ?
[1] Pourquoi ce volant, alors que je ne l’utilisais pas ? Au cas où une personne disposant de l’usage de ses bras devrait l’utiliser.
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