- Edward - Chapitre 2 : Tuberculosis
- Edward -
Chapitre 2 : Tuberculosis
— Bien, jeunes gens, passons à l’étude du jour.
Le professeur Pratt retire le drap d’un coup sec. Le corps étendu sur la table fait naître diverses réactions dans l’assistance. La majorité des étudiants s’agite sur leur siège, mal à l’aise. À contrario, d’autres cherchent à mieux discerner le corps sur la table. Parce que c’est une femme. Morte, et nue.
Mes lèvres se pincent devant leur comportement. Je destine, à l’un de ces maraud qui se tord le cou, un regard courroucé.
— Messieurs, quelles sont vos idées de diagnostics ? demande le docteur Pratt en considérant sa classe de cet air paternaliste que nous lui connaissons tous. Personne ?
— Il faut bien avouer, professeur, que nous ne distinguons pas grand-chose depuis notre perchoir.
Je soupire face à la réponse de mon ami et voisin de table. Antonio se redresse lorsque le docteur Pratt l’y invite.
— Approchez donc, signore Caetani.
Il ne se fait pas prier et descend l’escalier d’un pas enjoué. À mi-chemin, il s’arrête, comme s’il avait oublié quelque chose. Je fronce des sourcils quand son regard croise le mien. Je me crispe. Qu’a-t-il encore derrière la tête ? Il me fait un clin d’œil. Oh, que Dieu me vienne en aide…
— Puis-je demander l’assistance de monsieur Folley ?
— Faites donc, approuve le professeur.
Me voilà piégé. Le sourire d’Antonio a le don de m’irriter. Je ne comprends toujours pas comment j’ai pu lui accorder le titre d’ami. Comment j’ai pu le laisser entrer dans ma vie, car il incarne tout ce que j’exècre et envie tout à la fois. Avec lui, je ne sais jamais vraiment si c’est l’homme ou le comédien qui s’exprime. Même encore maintenant qu’il esquisse un geste de la main, l’espièglerie dans ses yeux se disputant avec son attitude altière. Antonio me met au défi de le rejoindre.
De longues secondes s’égrainent avant que je ne lui offre le plaisir de le rejoindre. Des chuchotis parcourent la salle. Je vous entends, ai-je envie de leur lancer, à ces bien-nés engoncés dans leurs valeurs désuètes. Parce que je ne suis pas de leur monde, ils me méprisent et me jugent. Il faut dire que je le leur rends bien.
— Voici notre petit singe savant, glisse suffisamment fort un jeune lord pour que je puisse l’entendre.
Le silence et le mépris sont les armes que j’ai choisi pour évoluer dans ce monde. Leur monde.
— Ciel, elle était bien jeune, s’émeut Antonio en considérant le corps sans vie de notre sujet d’étude.
— Sa mort doit remonter à deux ou trois jours, pas plus, dis-je sans laisser trahir la moindre émotion.
— Et à quoi le vois-tu, Edward ? me questionne Antonio en se penchant davantage sur la défunte.
Je pousse sur ma voix pour que l’assistance puisse en profiter :
— Tout d’abord, à la couleur de sa peau.
Je désigne ensuite ses membres.
— Observez la rigidité des muscles.
Je demande à Antonio de soulever précautionneusement son bras droit pour en apprécier la flexion.
— Pour ce qui est de la cause de sa mort, fais-je ensuite. Il nous faut nous intéresser aux détails.
— Je ne vois rien d’inhabituel, rétorque l’italien dubitatif.
Le docteur Pratt intervient :
— J’ai tout le matériel nécessaire pour procéder à son nécropsie.
— Ce ne sera pas nécessaire.
Le professeur parait étonné, mais ne me contredit pas. Les autres étudiants me scrutent comme des charognards. Je sais qu’ils auraient préféré me voir l’ouvrir et se repaitre du spectacle morbide. Je ne le leur offrirai pas.
— Notre corps s’exprime mieux que notre bouche.
J’étaye mes propos en faisant le tour de la jeune femme, puis, je fais signe à Antonio de s’approcher.
— Pouvez-vous écarter ses cheveux ?
Il s’exécute, non sans me considérer avec un certain étonnement. Le visage de l’italien se froisse en une expression dégoûtée.
— Qu’est-ce ? Un bubon ?
Antonio pâlit à vue d’œil et s’écarte vivement du cadavre.
— Professeur ! s’écrie l’italien. Vous n’auriez pas osé introduire un pestiféré pour…
Le sourire tranquille du docteur Pratt m’encourage à poursuivre.
— Oui, déclaré-je d’une voix égale. Il s’agit bien en effet de la peste.
— Oh, mio Dio ! Santa Maria !
Les lèvres d’Antonio tremblent et libèrent un gémissement d’horreur. Il se signe avec tant d’ardeur que je suspecte chez mon ami comédien, une volonté de nous démontrer tout son talent artistique.
— Mais pas celle à laquelle vous pensez, signore Caetani. Ici, nous avons à faire à une toute autre affection. La peste blanche. Ou tuberculosis.
Un silence s’instaure. Je lis plus que de la déception chez ces nobles étudiants. Ils sont irrités, déçus. Jaloux. Mais ils espèrent aussi que je me sois trompé dans mon diagnostic.
— Cette information pourrait très bien être erronée, interféra l’étudiant qui m’a calomnié il y a quelques minutes à peine. Ce genre de grosseur pourrait très bien être typique d’un autre mal. Comme une tumeur.
Le professeur se tourne vers moi :
— En effet, monsieur Lovell a raison.
Je vois l’intéressé se redresser sur sa chaise, fier de m’acculer.
— Il est vrai, concédé-je. Cependant, l’emplacement et la forme tendent plus vers mon idée. Voyez sa taille modérée, les fistules sont irréguliers et présentent encore des signes inflammatoires. De plus, nous devrions en trouver d’autres dans la région axillaire et inguinales. Antonio ?
Un peu blême, mon ami approche une nouvelle fois ses mains gantée du corps.
— Il a raison, dit-il en montrant de nouvelles grosseurs sous l’aisselle et l’aine.
Je crois entendre de nouveaux grognements.
— Une incision devrait révéler du pus caséeux, caractéristique.
— Dans ce cas, vous devriez inciser, monsieur Folley, me lance Lovell, un large sourire aux lèvres.
Je me suis piégé tout seul. Je lève les yeux vers le docteur Pratt qui me gratifie d’un petit signe de tête. Finalement, ils vont l’avoir leur odieux spectacle.
Antonio m’observe avec insistance et tente de m’aider :
— Puis-je procéder ?
Mais Antonio ne peux pas me sortir de là. C’est à moi que le professeur tend le bistouri. Je sens mon cœur commencer à s’affoler. Il cogne contre ma poitrine, comme si un cheval amorçait subitement un galop. Je pâlis, mais ne cille pas. Je prends une grande inspiration et fait glisser la lame dans les chairs. Il n’y a pas qu’un liquide malodorant qui s’échappe de la grosseur. La couleur rouge du sang accapare mon esprit et toutes mes pensées. Il me faut faire preuve de courage pour combattre ce démon. Mon démon.
Je vomis à grands traits, au pieds de la statue du Roi. Pourquoi ? Pourquoi suis-je ainsi ? Pourquoi je ne parviens pas à me contenir ? Je suis un étudiant en médecine, que diable ! La main de l’italien se pose sur mon épaule.
— Heureusement que nous ne sommes plus au 16e siècle. Ce cher Henri le huitième t’aurais réservé un sort aussi funeste que ses femmes.
Les mots d’Antonio ont le mérite de m’arracher un rictus amusé.
— En effet, il ne m’aurait pas accordé l’apposition des mains, dis-je en m’essuyant la bouche avec un mouchoir.
— Tu crois à ces idées de bonnes femmes ?
Je songe à cette jeune fille, morte bien trop tôt.
— Si la croyance populaire était exacte, débuté-je. Les rois d’Angleterre auraient passé une bonne partie de leur vie à soigner les tuberculeux.
— Qu’un anglais remette en cause les pouvoirs de son souverain n’est pas blasphématoire ?
Je ris plus franchement et rétorque à mon ami :
— Dois-je vous rappeler que trois siècles nous séparent à présent de cette époque ?
— Quel rabat-joie, j’essayais de te divertir un peu. Oh, et en parlant de divertissement, je n’ai pas oublié que tu m’as fait une promesse !
Je me décompose.
— Il est vrai que c’est le moment idéal de me le rappeler.
— Allez ! insiste-t-il. Cela te fera oublier ces idiots. En plus, j’ai vraiment envie que tu rencontres mon ami Arthur !
Antonio n’a eu de cesse de me parler de cet Arthur. Vu comment mon ami dépeint le sien, nul doute qu’il s’agit d’un véritable personnage. Un autre comédien. Un lord. Je ri intérieurement. C’est un doux euphémisme, et je grince des dents d’avance face à la perspective de notre rencontre.
Comment puis-je apprécier quelqu’un qui me vouera, à coup sûr, un mépris teinté d’arrogance.
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