- Thalie - Chapitre 3 : Ce feu qui brûle en moi

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- Thalie -

Chapitre 3 : Ce feu qui brûle en moi

Tant de ferveur pour un peu d’eau chaude. Je ne comprends pas tout cet engouement pour l’heure du thé. Si ce n’est qu’elle n’est qu’un prétexte pour les commérages. Un sport pratiqué par beaucoup de mes semblables, qu’ils soient du beau sexe ou non. Il serait avilissant de croire que seules les femmes se complaisent dans la médisance. Une erreur que j’ai moi-même pu effacer, en revêtant les autours d’un homme. Devenir Arthur n’a pas fait que m’ouvrir des portes jusque-là infranchissables pour moi. J’ai pu constater, non sans surprise, que ces messieurs apprécient tout autant les potins que nous. À la différence près qu’eux, peuvent faire appel à leur prétendu honneur pour tout justifier, y compris en venir aux mains pour un ego froissé. Alors que nous, il ne nous est pas permis de lancer des duels, seulement des mots enrobés de miel et de fiel. Ce qui, je l’admets volontiers, est tout aussi létal.

J’ai donc combattu de fausses idées que mon esprit s’est forgées. Pas celle de ces quelques feuilles séchées que je dois acheter pour ma grand-mère.

— Veuillez m’excuser, lady Stranford…

Je relève le nez de ma bourse et observe le nouvel employé d’Harrod’s. Le garçon n’est pas bien vieux, ni très à l’aise dans sa nouvelle profession. Je le vois triturer les manches de sa veste ajustée et fuir mon regard interrogateur.

— Exprimez-vous, je suis pressée, et nullement affamée. Vous ne risquez rien de ma part, si ce n’est quelques interminables soupirs. Ou peut-être un malaise si vous m’annoncez posséder de nouvelles sortes de thé que je dois impérativement renifler.

Mon calembour, au lieu de le détendre, fait surgir toutes les nuances de l’embarras sur sa figure. À force de tirer sur son costume, je m’attends à recevoir un bouton comme projectile.

— I-il…

J’ai envie de le secouer un peu. Mais je me retiens de justesse, de peur de provoquer des vapeurs à ce pauvre hère. Et je n’ai pas mes sels sur moi.

— Il ?

— M-manque…

— Manque… oh. Il manque de l’argent ?

Le vendeur de thé opine du chef, soulagé que j’ai mis fin à son calvaire.

— Ah. Voilà qui est fâcheux, commenté-je en rouvrant les cordons de ma bourse.

Vide. Je grimace.

— Notez cela dans votre livre de comptes. Je vous règlerai d’ici la fin du mois.

— J’ai peur que ce ne soit pas possible, madame Stanford.

Tiens, vient-il de retrouver sa langue ?

— La somme due a dépassé le seuil autorisé par mes supérieurs. Vous devez effacer votre ardoise avant de contracter une nouvelle dépense chez nous.

Quel aplomb ! Pour peu, je le féliciterai bien pour sa soudaine bravoure.

— Et déposséder ma chère grand-mère de son thé ? Un crime que Mnémosyne Stanchild ne saurait supporter, cher monsieur. C’est que son cœur est fragile, vous comprenez ? Si je reviens les mains vides, je crains que vous ne deviez avoir sa mort sur la conscience.

— C-ce n’e-est p-p-pas…

Je me mords l’intérieur de la joue pour ne pas sourire.

Je remonte Brompton Road, mes paquets sous le bras. Ces sorties sont de véritables tortures. Et depuis que nous n’avons plus James et madame Dunbery avec nous, c’est à moi qu’il échoit ce genre de course. Ne plus avoir de personnel m’attriste, c’est un peu de confort et de liberté qui me sont retirés, mais ma grand-mère et moi, nous nous abstenons bien de nous en plaindre. Nous avons notre fierté.

Aussi nous faisons semblant de ne pas voir le vide, le silence et la poussière chaque fois que nous passons le seuil de notre demeure. Nous entretenons seules les apparences, et la façade extérieure. Mais la conquête du lierre sur la pierre est certaine, et je n’ai pas la main verte. Je compte sur les talents de ma grand-mère quand moi, je me bats pour maintenir à flot nos maigres économies.

Je dois pour cela continuer de jouer Arthur. Et c’est avec une certaine impatience que je file à l’étage pour enfiler mon costume. Mais avant cela je dois m’acquitter d’une autre tâche d’importance :

— Bonne nuit, grand-mère ! Tu trouveras ton thé dans la cuisine !

Ma grand-mère est installée dans son fauteuil. Elle se contente de regarder le feu qui crépite dans l’âtre.

— Tu ne manges pas ? me demande-t-elle en tournant la tête dans ma direction. Et où vas-tu donc à cette heure ?

— Au lit, je suis éreintée !

Si elle flaire le mensonge, ma grand-mère ne le soulève pas.

— Tu es épuisée par les demandes farfelues de ta mamie ? Ah, cette jeunesse me navre.

Je vais déposer un baiser sur sa joue. Ce dernier sabote son envie de se plaindre. Sa bouche se referme pour esquisser un sourire goguenard.

— Bonne nuit, Thalie.

Je la quitte, un peu chagrinée de lui cacher la vérité. Or, je sais qu’elle n’est pas stupide et qu’elle soupçonne des escapades nocturnes. Je n’ose pas imaginer sa réaction si elle apprenait un jour mon secret. Je préfère lui épargner cette déconvenue et préserver sa santé déjà fragile. La mort de mes parents a tant ébranlé son cœur que je crains de la perdre elle aussi.

Pour moi, il est trop tard. Je quitte la maison comme un voleur profitant de la nuit pour couvrir sa félonie. J’emporte avec moi quelques grains de raisin.

— Il doit y avoir une erreur.

J’ai sous les yeux, tout sauf un club de gentlemen. L’établissement ressemble au mieux à une taverne miteuse et au pire… je ne préfère même pas y songer. Le vent fait grincer l’enseigne en bois où figure le nom de ce taudis : The Lion’s Gate. Une foule se presse à l’entrée, gardée par un homme imposant à la mine patibulaire. Je ne vois pas Antonio. En consultant ma montre, je constate que je suis pile à l’heure. Dans quoi je suis encore allée me fourrer ? L’envie de faire demi-tour est plus que tentante. Mais l’italien m’a promis monts et merveilles, et surtout, des tables de jeu. Je suis une bonne joueuse. J’ai pris cette habitude des cartes avec mon père et je suis certaine de pouvoir régler les dettes contractées.

Encore faut-il qu’Antonio soit au rendez-vous.

— Oh, là ! Faites donc un peu attention ! m’écrié-je avec humeur.

Un homme m’a bousculé. Il ne m’accorde ni un regard, ni des excuses. Il poursuit sa route d’un pas hâtif pour disparaître dans l’ombre d’une ruelle. Un mauvais pressentiment me gagne et, en tâtant mon gousset, je réalise que ma montre ne s’y trouve plus.

— Fripon ! Attend un peu que je t’attrape !

Je me lance à sa poursuite sans réfléchir. Un feu s’allume en moi. Il palpite dans ma poitrine, fait exploser une sourde colère que je ne musèle plus. Ce sale brigand, il n’avait pas le droit de faire ça. De dérober la seule chose qui me reste de mon père. Telle une Érinyes de la mythologie grecque, je vais faire tomber sur lui les foudres de ma vindicte.

Du moins, l’aurais-je fait si je n’avais pas percuté à mon tour, un quidam qui ne regardait pas devant lui.

— Dieu du ciel ! sifflé-je en tombant sur le sol, séant contre terre. Vous ne pouvez pas faire un peu attention où vous allez, monsieur ?

Furibonde, je saute sur mes pieds et tourne la tête dans tous les sens.

— À cause de vous, il a pu s’enfuir ! Je ne la retrouverai jamais ![YS1]

Ma gorge se serre mais le feu en moi brûle toujours. Il se déverse dans mes mots que je destine à celui qui a fait obstacle à ma quête.

— Êtes-vous sourd ou imbécile ? Probablement les deux !

Je toise ce benêt avec toute la condescendance dont je suis capable. Pour peu, je me serai bien octroyée le droit des hommes et leur idée qu’ils se font de la justice par les poings.

Stronzo di merda !

L’insulte le fait enfin réagir. Alors qu’il lève la tête dans ma direction, une voix éclate derrière moi.

Fantastico ! Je vois que vous avez déjà fait connaissance.

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