L’antre du Diable

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Dockman ouvrit un œil. Puis les deux. Brusquement, il se redressa et observa par-delà les vitres de la locomotive. Tout était noir. La turbine s’était éteinte, et un voyant rouge clignotait sur le tableau de bord, indiquant : « DESTINATION ». Il s’était endormi ! Mortifié, il se ressaisit :

— Merde ! Mais où suis-je ? dit-il tout haut.

Il ouvrit la porte et descendit les marches. L’air était glacial, le silence écrasant. Le train et ses cinq wagons s’étaient arrêtés dans un endroit totalement obscur, où l’on ne distinguait absolument rien. Seules les quelques lumières du train laissaient entrevoir le quai cimentée sur lequel il se tenait.

Il fouilla dans sa sacoche et y trouva la petite lampe de poche qu'il avait eu la bonne idée de récupérer dans la cabine conducteur de la locomotive lorsqu’il avait exploré le train. Rangée soigneusement dans un petit compartiment accroché au mur, il n’avait pas hésité à s’en équiper par prudence.

Il fit un pas qui sembla résonner, et alluma sa torche. Le halo blanc éclaira d’abord la chaussée brillante, sombre et lisse. Lentement, il releva le rayon de lumière devant lui. Celui-ci se perdit rapidement dans le néant qui l'entourait ; il promena ensuite le cercle lumineux le long de la voie et s’aperçut que la locomotive s’était arrêtée alors que les rails semblaient continuer plus loin.

Dockman leva en l'air cette fois la lampe pour découvrir au moins une limite à cet espace angoissant et opaque. Là encore, la lumière ne put rien atteindre. Elle se dispersa, fantomatique, dans le vide et aucune « toiture », aucun élément d’architecture même ne vint briser l’espace, malgré le sentiment qu'il avait de ne pas se trouver en extérieur, mais plutôt à l'intérieur de quelque chose.

Il décida alors de longer la voie. Si jamais il se perdait, il pourrait « toujours rejoindre ainsi le train » songea-t-il, non sans canaliser le stress qu’il le tenaillait.

Reposé, vêtu de vêtements adaptés et confortables, les médicaments et les vitamines ayant opéré leurs effets réparateurs, il allait mieux et se sentait plus fort. Tout en marchant, il tenta de démêler les questions qui se bousculaient dans sa tête : qui était ce vieil homme rencontré dans les égouts ? Et surtout comment connaissait-il son nom ? Il réfléchit afin de recoller les morceaux dans son esprit pour y trouver un sens : en admettant qu’il ait eu un accident, comment se faisait-il qu'il est pu rester plongé dans le coma pendant trente-quatre ans ? Né le 22 juillet 1977, il calcula qu'il avait donc 54 ans… « Impossible ! » laissa-t-il échapper, rompant le silence épais qui l’environnait. Puis il repensa à l’étrange individu en uniforme blanc et orangé, comment connaissait-il, lui aussi, son nom ? Était-ce une farce ? Était-il l’objet d’une expérience dont il était le cobaye, entouré d’une foule de spécialistes cachés dans leur laboratoire en train de l’observer derrière des caméras ? Un vertige le pris et il leva sa lampe, fouillant rageusement la nuit en quête d’objectifs maléfiques en train de le filmer.

Au plus loin qu’il pouvait fouiller dans sa mémoire, Dockman ne se souvenait que d’une fête avec ses amis de toujours, ses vieux amis avec lequel il avait fondé une sorte de tribu, intime, solide et fidèle. Il les revoyait nettement dans sa mémoire, et soudain ils lui manquèrent. Ce dernier souvenir, en particulier, cette fête pour son anniversaire, était un moment joyeux et cela le rasséréna dans l’immensité froide et sombre dans lequel il déambulait. Il se remémora chaque visage, il se souvint des plaisanteries, le Champs de Mars ensoleillé sur lequel ils s'étaient donnés rendez-vous. Les inséparables frères Möh étaient là –Jer-Pean et Tinh-, puis le bon vieux Hans, son plus ancien ami, avec lequel il avait fondé son groupe de musique avec ses quatre compares. Enfin il manquait Rose, il la vit devant ses yeux brouillés par le souvenir se pencher vers lui avec ses longs cheveux noirs et lui glisser un mot gentil pour sa fête et cela fit naître l’esquisse d’un sourire sur son visage triste.

Son monde tel qu’il l’avait connu avait vraisemblablement disparu, et cela le bouleversait profondément. Il ne parvenait pas à effacer les images de destructions, de feu et de de flammes qu'il avait vues. Il repensa à cette ombre insensée qui avait rampé vers lui, qui avait avalé tout sur son passage comme un vulgaire décor et cela lui arracha un frisson. Qu'est-ce que c'était ? Puis Il revit tous ces quartiers, ces monuments, ces boulevards dans lesquels il n’y avait plus que cendres et gravats. Un lourd sentiment de solitude l’accabla soudain et il chancela un instant. Mais il devait survivre. Il devait continuer, pour comprendre, pour retrouver ce qu’il reste de ses amis, de son monde. Il se reconcentra sur sa route et maintint mentalement cette conviction, qui –il le devinait- lui permettrait de tenir et de ne pas céder au désespoir.

Le froid devenait intense, et il se demanda comment cet étrange voyage allait se terminer. Où allait cette voie ferrée ? Où se trouvait-il ? Autant de questions auquel le silence des lieux en était la seule réponse. Il longea le quai interminable pendant plus d’une heure. Le temps se dilatait dans l’espace sombre, et parfois le bruit de ses pas semblait faire écho au loin. Enfin, il vit quelque chose.

Une fin. Matérielle. Salvatrice. Un mur immense lui fit face. Pas de porte. Le quai sur lequel il marchait et les rails sur le côté s’arrêtaient nets, comme coupés par le mur. Dockman leva sa torche et lentement une forme se dessina, peinte en blanc, l’obligeant à se reculer pour la contempler en entier. La forme, immense, semblait composée de lignes perpendiculaires qui lui rappelèrent quelque chose de familier, qu’il avait déjà vu… Il s’éloigna encore un peu de la paroi titanesque et braqua résolument sa torche en l’air. Le symbole immense en forme d’un huit géant aux côtés entrouverts apparu, tellement vaste que la petite lampe de Dockman ne réussit pas à en éclairer tout le pourtour. Il se remémora d’un coup ce que le vieux fou lui avait dit dans les égouts : « Cherche-les ! » avait-il chuchoté en désignant ce même symbole à la flamme de sa bougie. « Retrouve la Section ! Leur Maître est le créateur de tout ceci ! ». Il contempla longuement le symbole démesuré sur l’immense paroi et en chercha le sens. Qu'avait voulu dire le vieil homme ? De quel Maître pouvait-il bien parler ? La Section...quelle Section? Regardant encore une fois le symbole étalé sur le mur, il eut brusquement une intuition : et si cette sorte de « 8 » était plutôt un « s », précisément comme "Section"? Serait-ce alors un signe à suivre, un premier indice ? Il remarqua le petit emblème en bas de l’énigmatique logo, et cela lui fit instinctivement penser à l’objet brillant en aluminium qu’il avait récupéré dans la malle du train. Il fouilla rapidement sa sacoche et trouva ce qu’il cherchait : il sortit le petit trident d’une main et de l’autre braqua sa torche dessus. Il était parfaitement identique à la forme peinte sur le mur, mais il remarqua que l’objet semblait beaucoup plus lourd qu’il ne l’avait jugé au départ.

Tout à coup, cette impression de poids s'accentua tout à fait curieusement dans le creux de sa main. Dans la noirceur épaisse de l’endroit, la batterie de la lampe de poche montra au même moment les premiers signes de faiblesse, et la clarté vacilla. Elle clignota même un bref instant et Dockman la secoua machinalement tant il était absorbé par l’étrangeté du phénomène. Après quelques minutes, le petit trident devint véritablement très lourd, et aussi incompréhensible que cela paraisse, il devint difficile à tenir. Il se demanda s’il n’était pas victime de ses propres d’hallucinations. Mais devant l’effort que lui demandait désormais l’objet pour être tenu en main, il finit par le poser à même le sol. Mais à peine l’eut-il déposé, à peine eut-il effleuré le sol dur et froid qu’il s’illumina et projeta une lumière aveuglante cent mille fois supérieure à la petite torche qu’il tenait encore. La lumière, blanche, implacable, était tellement intense qu’il resta aveuglé de longues minutes. Il brillait tel un soleil dans l’obscurité, irradiait comme une flamme vivante et puissante, et repoussait la nuit dans ses retranchements.

Quand il put distinguer à nouveau les choses, il regarda attentivement autour de lui car l’endroit était désormais dévoilé. Il se trouvait dans un immense espace sans couleur, comme entièrement fait de béton, avec une multitude de voies ferrées parfaitement alignées et s’arrêtant toutes au pied du même mur immense. « C’est comme une gare dans un grand bunker» se dit Dockman. La voûte devait bien être à une cinquantaine de mètre de hauteur, et Dockman nota également que seul le quai sur lequel il se trouvait avait le logo mystérieux en forme de « s ». Il se pencha vers les rails pour essayer de trouver les interstices par lesquels ceux-ci devait passer au travers de la paroi, mais il ne distingua aucune ouverture, comme si le mur avait été coulé sur les traverses, le ballast et les rails eux-mêmes.

Se relevant, il songea en balayant du regard l’immense hall que tout cela devait être une zone d’échange importante pour être de cette taille. « Mais dans quel but ? » se demanda-t-il ? De plus, la température basse et humide le laissa penser qu’il devait se trouver sous terre, ce qui le rendit d’autant plus perplexe.

La lumière baissa doucement. Il se retourna vers le trident lumineux. Puis, rapidement, la clarté s’atténua à vue d’œil et se stabilisa, ne diffusant plus qu’un doux rayonnement. Economisant sa propre torche, il décida de reprendre en main le petit trident et il le souleva du sol sans aucun effort, comme si l’objet avait retrouvé sa masse initiale. Il le leva alors pour éclairer la paroi devant lui et découvrit avec étonnement quelque chose qu’il n’avait pas remarqué jusqu’à présent : de fines rainures couraient sur le mur et, du sol jusqu’à une hauteur de cinq mètres environ, en plein milieu de l’immense symbole blanc, une porte semblait se dégager de l’ensemble. Rapprochant la lumière du mur, il examina de plus près les petits sillons imperceptibles et distingua soudain deux boutons noirs sur le côté, à mi-hauteur. Piqué au vif, il s’apprêta à enfoncer l’un des deux interrupteurs, lorsqu’il entendit un son lointain, continu. Le son approchant, Dockman reconnut incrédule les grincements métalliques et le bruit de roulement d’un train arrivant.

Lentement, un phare perça au loin l’obscurité, tel un sémaphore perdu dans la nuit, et grandit peu à peu. Il attendit, crispé, ne sachant s’il devait chercher à fuir encore, mais il n’avait ni cachette ni refuge où s’abriter. Enfin, au bout de longues minutes interminables, une locomotive arriva sur la voie jouxtant la sienne. Il esquissa un pas en arrière, saisi d’un frisson : « Qui vient à moi dans cet endroit étrange ? » se dit-il.

Ils sautèrent tous les quatre. Ils vinrent lentement à lui. Leurs combinaisons blanches parfaitement ajustées luisaient faiblement, comme une peau de serpent, et étaient ornées de fins liserés orangés qui soulignaient leurs silhouettes athlétiques. Tout en évoluant le long du quai vers Dockman, ils se déployèrent doucement tels des lions autour d’une proie. Ils décrivirent un large arc de cercle autour de lui - ne lui laissant que le grand mur derrière - puis s’arrêtèrent ainsi positionnés, calmes et silencieux. Ils se tinrent droits, leurs têtes encapuchonnées ne laissant paraître que deux yeux noirs déterminés.

Soudain le trident s’éteignit.

Dans la plus totale obscurité, quelque chose d'inexplicable se produisit alors.

Soudain quatre immenses géants luminescents apparurent tels des fantômes aux contours incertains, vaporeux et démesurés. Dockman ouvrit de grands yeux, totalement pétrifié, et hurla de terreur. Pris de panique, il serra fortement le trident qui se réillumina brusquement d'une intense lumière, rejetant instantanément toutes les ombres au loin. Sa clarté salvatrice révéla la scène de nouveau, mais Dockman constata stupéfait que les quatre soldats blancs se tenaient toujours devant lui, immobiles...

Médusé, il recula d’un coup et trébucha. Il tomba en arrière et se colla à la paroi froide et sombre : il se sentait piégé et tout cela paraissait sortir d’un cauchemar. Subitement, il entendit un faible chuchotement, comme un murmure. La voix était sinistre et laissait traîner les syllabes de mots incompréhensibles, figeant l'espace d'un instant la situation tendue à l'extrême.

  • ogurrrr...pashhhhhaaack...ahakiiiiiimar...

L’un des quatre individus fit alors un geste vers lui, mais il y eu soudain un grand grincement dans le dos de Dockman. Une lumière orange jaillit des rainures du mur gigantesque, dessinant d’un coup les contours d'une grande porte. Les soldats blancs cillèrent, un léger grésillement semblable à de l’électricité statique. Il profita de ce bref instant et bondit en arrière vers la lumière, vers la grande porte, vers ce qui paraissait être à ce moment la seule issue possible. Il rentra la tête dans les épaules et anticipa mentalement l’impact contre la paroi de l’entrée, espérant faire céder de son poids une éventuelle résistance. Mais il ne rencontra aucun obstacle, aucun choc de ne produisit, aucun élément solide ne vint s’écraser contre l’épaule de Dockman. Et il disparut d’un coup à la vue de ses agresseurs, traversant la porte sans un bruit,

La lumière était douce. Orangée, accueillante, chaleureuse, comme présente pour indiquer qu’il n’y a dans cet espace rien d’hostile. Après avoir sauté, il avait roulé de l'autre côté sans dommage. Il se releva aussitôt et se rendit compte qu’il se trouvait dans une large pièce carrée, sans la moindre trace du passage par lequel il s'était rué, et les murs sombres contrastaient avec le plafond et le sol translucide qui irradiaient doucement d'une lueur apaisante. Soudain, il sentit que la pièce bougeait. Une légère force ascendante s'exerça sur son corps : il était dans un ascenseur. Lentement, il se mit à descendre dans les entrailles de la terre, toujours plus profond sous la surface.

Interdit durant plusieurs longues minutes, Dockman se demanda un instant si tout cela avait un sens. Repensant à ce qu'il avait vu lors de son face-à-face avec ces quatre spectres monstrueux et insensés qui l'avaient cernés, il hurla sa peur et sa rage puis se recroquevilla. Laissant un instant divaguer son esprit, il se remémora le visage émacié du vieux décharné qu’il avait rencontré dans les égouts. Quel était le sens de ces dires mystérieux ? « Je dois chercher la Clé… » se dit-il tout bas.

Plus tard, l’ascenseur s’arrêta.

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