Coquelicots

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   À l’heure où les proies réalisent leur fragilité, un sourire éclairait le visage de la dormeuse. La peur du loup ne troublait pas son sommeil. Les craintes se dissolvaient dans son lit douillet : le loup n’attaquait qu’en forêt. Pourtant, sa nuit fut ensanglantée : un coquelicot s’épanouit sur son linge.
À son réveil, celle dont le nom avait été oublié songea : « Ils ne m’appelleront plus Petite désormais ». Après s’être habillée, elle rejoignit ses parents pour le petit-déjeuner.

« Papa, maman, je suis une femme ! », claironna-t-elle.

Son père devint livide et sa mère écarlate.

« Petite, tu sais bien que ces choses-là ne se disent pas !, s’emporta sa mère.

— Et pourquoi maman, sans les coquelicots des femmes, il n’y aurait pas d’hommes non ? asséna-t-elle en braquant son regard sur son père.

— Tu as raison Petite, mais le curé aurait également bien des choses à dire sur la nature des femmes. Je veux bien te passer tes excentricités, mais surveille ton langage en dehors de la maison », la sermonna son père.

Petite était rebelle, mais elle savait la sagesse de ces paroles. Tout le monde n’était pas aussi ouvert que son père. Il ne servait à rien de choquer pour le plaisir. Connaitre les simples et leurs usages, être sage-femme et guérisseuse conférait certes une position notable dans le village, mais une odeur de soufre planait toujours autour des femmes savantes. Sa grand-mère avait souffert de cette mauvaise réputation. Les villageois la considéraient à leur convenance : guérisseuse bienvenue quand elle parvenait à les soigner, maudite sorcière quand elle perdait son combat contre la nature. C’est pourquoi elle préférait vivre dans sa cabane forestière.

« Maintenant que tu es devenue une jeune fille, tu pourras me remplacer pour certaines cueillettes. Ta grand-mère a besoin que je lui refasse du sirop, et pour cela il me faut absolument des Papaver rhoeas…

— Coquelicooooot, claironna Petite, fière de sa mémoire.

Sa mère soupira et poursuivit :

— Mariotte, notre voisine, peut accoucher à n’importe quel moment, or elle risque des complications. Je dois donc rester au village. Mais la toux de ta grand-mère est tenace et mes réserves sont vides. C’est le moment de te montrer comment confectionner un sirop de coquelicots. Avant d’aller aux champs pour la cueillette des fleurs, tu passeras chez la mère Poulard : elle doit faire une de ses délicieuses galettes au beurre pour ta pauvre mamie. »

    Petite partit aussitôt son petit-déjeuner avalé. Son panier de cueillette et sa besace de soins au bras, elle se dirigea vers les champs qui seraient bientôt fauchés. Toutes les nuances dorées du blé se mouvaient au gré du vent, piquées d’écarlate. Absorbée par sa tâche, elle ne sentit pas tout de suite son regard peser sur elle. Quand elle se retourna, elle sursauta dans son ombre.

« Alors Petite, tu as des choses à cacher pour bondir ainsi ?

— Ce n’est pas drôle Gustave ! Je cueille des coquelicots pour soigner ma grand-mère. Et toi ? Que fais-tu ici ?

— Mon travail, évidemment. J’ai repéré des collets dans la forêt. J’attraperai bientôt ces maudits braconniers ! D’ailleurs, j’ai découvert quelque chose qui t’intéressera ! Sur le chemin de la chaumière de ta grand-mère, tu connais le vieux chêne tordu ?

— Oui, et bien ?

— À gauche, tu verras un hallier et, si tu sais observer, une coulée. Je l’ai suivie hier, et elle mène à une clairière rouge de coquelicots.

— C’est étonnant ! En pleine forêt ?

— Hé oui Petite ! Il faut être un garde-chasse expérimenté comme moi pour dénicher de telles merveilles ! Mais que cela reste entre nous, car je soupçonne les braconniers d’emprunter ce sentier.

— Promis Gustave, j’y vais de ce pas ! Mais ce n’est pas dangereux d’emprunter ce chemin ?

— Non, le loup concentre ses attaques autour du bois des Aiguillettes. C’est toujours là que nous retrouvons des traces de sang et de lutte, à défaut de cadavres. Il doit entrainer les petiotes à l’écart pour s’en repaitre. Mais reste sur tes gardes Petite, ne t’écarte pas du sentier ! »


    Petite ne perdit pas de temps. Elle était impatiente d’apprendre une nouvelle recette. En cette saison, elle pourrait trouver des plantes déjà fécondées. Si elle revenait avec à la fois des graines et des pétales, sa mère serait impressionnée, sans aucun doute ! Une fois devant le chêne, elle repéra le hallier. Des mûres ! Elle ne put résister et se barbouilla de jus violet. Une fois les fruits les plus dodus croqués, son regard fut attiré par la coulée. Elle avait risqué de la manquer, tant son tracé était discret. Heureusement que le garde-chasse la lui avait mentionnée. Elle s’y engagea et après une vingtaine de minutes, elle déboucha comme promis dans la clairière. Elle n’en croyait pas ses yeux : des coquelicots par centaines ! Quel lieu de floraison inattendu ! Elle remplit son panier et envisagea de revenir quand il y aurait plus de graines.

Sa mère fut à la fois ravie et étonnée. Mais Petite garda son secret. Quelques semaines plus tard, elle y retourna. Elle partit dans l’après-midi, munie d’un grand panier en osier, se réjouissant par avance de l’abondance de sa cueillette. Une fois dans la clairière aux coquelicots, elle ne chôma pas. Au bout d’une heure, fatiguée et le dos moulu de s’être penchée si longtemps, elle s’octroya une sieste qu’elle pensait courte. Cependant, le soleil eut le temps de descendre bien bas sur l’horizon.


    La fraicheur vespérale la réveilla d’un bond. Agrippant son panier, elle s’engouffra dans la coulée. Trop tard. C’était l’heure sombre. Elle pressa le pas. Le cri du loup la glaça. Un cri qui se mua en jappements de souffrance. La curiosité l’emporta sur la peur. Petite suivit la piste sonore, jusqu’à découvrir un loup pris au piège. La patte cruellement mâchée par les dents de fer, le loup gémissait, couché sur le flanc. Petite ne pouvait pas manquer le ventre distendu de la bête. C’était une louve, et elle était enceinte. Petite allait partir en courant prévenir le garde-chasse, quand la louve planta ses yeux dans les siens, avant de laisser retomber sa tête en haletant. Petite ne pouvait ignorer ce regard de mère en souffrance. Même si jusqu’à présent elle ne faisait que tenir un rôle d’assistante sage-femme, elle avait croisé cette détresse de nombreuses fois. Elle s’approcha prudemment de la louve, qui leva le museau avec effort, acquiesçant à ce qui allait suivre. Petite posa sa main sur le ventre de l'animal et sentit que la délivrance était proche. Il fallait absolument défaire le piège. Elle avait observé le garde-chasse à son insu, et savait comment l'ouvrir. La bête se laisse faire en gémissant faiblement sous la douleur. Tout se passa ensuite très vite. Huit petits louveteaux rejoignirent la communauté de la forêt. Petite aida à les mettre contre leur mère, afin qu’ils puissent téter et rester au chaud. Absorbée par sa tâche, attendrie par les bruits de succion des petits gloutons, ce n’est qu’en relevant la tête qu’elle remarqua qu’on l’observait. Un loup était assis à quelques mètres devant elle. Elle remarqua d’autres ombres lupines derrière lui. Elle tendit la main vers la louve, qui lui lècha la main en guise de remerciement et d’au revoir.


    La clarté de la lune ne permettrait pas à Petite de se repérer aisément dans la forêt. Elle se dirigea donc vers la chaumière de sa grand-mère, qui était plus proche que sa maison. Une fois arrivée, elle se retrouva devant une porte bloquée : la bobinette avait dû choir. Après avoir donné un coup d’épaule, la porte céda. Petite fut pétrifiée par l’horreur. Toute la chaumine était retournée : table renversée, vaisselle cassée… Le feu de cheminée éclairait le lit clos, duquel pendaient les draps blancs de sa grand-mère, maculés de sang. Elle s’attarda sur les délicates broderies, déchirées, blessées. Où était son aïeule ? Les traces de sang se prolongeaient sur le sol, comme si elle avait été trainée à terre. Petite suivit ces traces jusque dans le jardin. Dans la pénombre, elle mit un moment avant de retrouver la piste sanglante. Il n’y avait plus que quelques gouttes, de loin en loin. Bonne nouvelle, le sang ne coulait plus autant, la plaie ne devait pas être mortelle. Elle suivit les indices, et ne releva le nez que lorsque la piste s’acheva. C’est seulement alors qu’elle se rendit compte qu’elle avait pénétré dans le bois des Aiguillettes. La gorge nouée, elle avança, essayant de se repérer. Tiraillée entre son instinct de survie, qui la poussait à fuir sans respirer jusque chez elle, et le désir furieux de retrouver sa grand-mère, elle poursuivit son chemin. Repérant une trouée, elle se remit à courir, éperdument, s'écorchant vilainement au passage. L'aurore au doigt de rose venait d'apparaitre lorsqu'elle déboucha de la trouée. Une mare de sang s’étalait autour d’une cabane. Petite essuya la sueur qui coulait dans ses yeux, et réalisa qu’il ne s’agissait que de simples fleurs, et non de sang. Devant cette luxuriance, la botaniste en elle prit le temps de la réflexion. Ce répit offrit à son cœur un calme salutaire.

« C’est à la fin de l’été que les antirrhinum sont les plus beaux. Le muflier à grandes fleurs, qui symbolise le désir, appelé également… Gueule de loup ! »

Ses palpitations reprirent de plus belle.


La forêt attendait en silence. Petite se dirigea prudemment vers la cabane. Elle jeta un œil par une fenêtre dont le volet était resté ouvert. La cabane n’était pas grande, elle repéra tout de suite la silhouette de sa grand-mère, gisant sur la terre battue. Sa poitrine se soulevait difficilement. Après s’être assurée qu’elles étaient bien seules, elle entra et prit la mesure des blessures infligées à sa pauvre mamie. Elle avait déjà vu des lacérations de ce type. C’était le loup. Le loup, qui laissa une fois une victime vivante, mais muette. Le loup, qui avait attaqué sa grand-mère avant de la transporter jusque dans une cabane entourée de mufliers. Ça n'avait pas de sens. Loup ? Humain ? À qui appartenait cette cabane ? En prenant le temps d’observer, elle remarqua deux choses : la personne qui vivait ici aimait les fourrures de loup, qui garnissaient le sol et le lit, ainsi que les vestes à brandebourg. Le vêtement était posé avec soin sur le dossier d’une chaise. Petite se figea. Elle ne connaissait qu’une personne au village qui arborait toute une rangée de brandebourgs sur sa veste du dimanche. Le garde-chasse.


L’esprit de Petite calcula. Sa grand-mère était intransportable. Le garde-chasse pouvait revenir à tout moment. Petite ne pouvait donc pas la laisser seule le temps d’aller chercher des secours. Elle devait s’armer. Et espérer que le prédateur ne tarde pas, car il fallait soigner son aïeule au plus vite. Elle ne vit aucune arme à feu, mais les couteaux ne manquaient pas. Elle en testa le fil et prit les plus tranchants. Savoir soigner, c’est connaître les points faibles du corps. Elle savait où frapper et rester calme dans l’urgence.


Les esprits de la forêt avaient dû entendre sa prière, car le garde-chasse approcha de la cabane alors qu’elle venait de saisir le poignard et le couteau à double tranchant. Armes au poing, aux aguets derrière la porte qu’elle avait refermée, elle entendait le pas du garde-chasse. Tout se déroula de manière fluide. Une fois la porte ouverte, elle sortit de l’ombre, lui asséna un coup de pied dans les chevilles. Le garde-chasse à terre, elle s’assit de tout son poids sur dos, le poignarda, lâcha son arme, lui saisit les cheveux de sa main rendue libre et l’égorgea avec la double lame. Ce n'était plus la sueur qui coulait sur ses yeux, mais le sang du prédateur.

Une fois le village alerté, malgré les doutes de certains, une troupe de femmes et d’hommes armés atteignit la cabane du défunt. La grand-mère fut transportée avec précautions sur une litière, non sans avoir bénéficié des premiers soins prodigués par sa fille.


*********


    Tout le monde l’appelait désormais affectueusement Mère-Grand. Plus personne ne se permettait de faire le signe des cornes du diable dans son dos. Mère-Grand, donc, se rétablissait, sa famille et le curé auprès d’elle, ainsi que la mère Poulard, qui avait apporté sa galette la plus dorée. Elle put apporter quelques détails qui complétèrent ce que les villageois avaient compris. Mère-grand avait remarqué les allées et venues du garde-chasse aux alentours du bois des Aiguillettes. Elle lui avait demandé s’il était sur la piste du loup. Ce loup qui avait enlevé tant de femmes, petiotes ou plus grandes, dont on n’avait jamais retrouvé le corps. Ses questions avaient-elles inquiété le garde-chasse ? La croiser sur son chemin le dérangeait-il dans ses crimes ? Pourtant, elle avait toujours eu d’excellentes relations avec lui. Il lui avait même indiqué, la veille de l’attaque, qu’il connaissait un endroit où trouver des coquelicots, ces plantes qui lui feraient tant de bien. Petite se redressa sur sa chaise.

« Moi aussi il m’en a parlé ! Une clairière de coquelicots ! Je l’ai vue, j’y suis allée ! Je ne voulais pas te le dire maman, Gustave m’avait fait promettre de garder le secret !

— Ce n’est pas possible Petite ! rétorqua vivement sa mère. Les coquelicots ne poussent pas dans les clairières ! »

Le curé étouffa un cri. Tout le monde se tourna vers lui et vit un flot de larmes silencieuses couler sur ses maigres joues.

« Curé, que se passe-t-il, que sais-tu ? » demanda la mère Poulard.

Après avoir pris quelques inspirations, le curé souffla : « J’ai vu des coquelicots au bord des talus fraichement retournés. » La mère de Petite vit que son mari commençait à perdre patience et allait rudoyer le curé, qui débitait des évidences. Tout le monde sait bien que ces plantes aiment les champs, les remblais et les bords de chemin ! Elle lui serra la main et il serra les dents. Le curé reprit, après un long soupir mouillé :

« J’officiais dans une grande cité, autrefois. J’y vis en une occasion des coquelicots ployer sous le vent, formant une rivière ondoyante. La première plaie d’Égypte : un fleuve de sang. Qu’avaient fait ces pauvres gens pour mériter un tel châtiment ? Il y avait eu une épidémie. Tant de morts. »


Le curé se tut. Il revoyait la faucheuse passer devant lui, miséricordieuse : elle mettait fin à des agonies douloureuses. Il fallut se pencher vers l’homme d’Église afin de saisir la suite :
« Les fossoyeurs ne chômaient pas. Eux non plus n’en crurent pas leurs yeux, quand, autour des tombes innombrables, les coquelicots fleurirent par centaines. Ces fleurs qui aiment la terre fraichement retournée. »


*************


    Le village se rassembla, les âmes lourdes de colère et de tristesse, et se rendit à la Clairière Rouge. Un nom désormais maudit, mais qu’ils refusaient de taire. Les fleurs étaient mortes. Comme les victimes de la cruauté d’une Bête. Le curé dit une prière, puis les femmes prirent la parole, elles qui avaient été les uniques victimes. Elles décidèrent de revenir au printemps, afin que les coquelicots leur indiquent l’emplacement des tombes. Elles déterreraient les ossements, afin de les rapatrier dans leur terre natale. Et elles profiteraient du long hiver d’attente pour apprendre à se battre, comme Petite l’avait fait. Elles n’oublieraient jamais. Si le cœur de chaque homme ne dissimule pas une bête, les prédateurs présentent toujours un visage familier.

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