Amor fati

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Elle s’était juré de ne plus s’attacher à eux. C’est que la vie de ce peuple est si courte. Ainsi, elle partit, s’enfonça dans de lointaines contrées, rencontra de nouveaux représentants de cette race fascinante. Prudente, elle pliait bagage toujours à temps. Cependant, malgré la brièveté de leurs échanges, elle notait le temps qui passait si vite pour eux. Elle vieillissait, certes, mais tellement plus lentement ; elle mourrait, en effet, mais tellement d’années plus tard. Elle verrait se succéder encore plusieurs générations avant que ce moment n’arrive.

Elle s’installa dans une terre reculée, entre deux mers. Au sein de cette cité d’Ys ressurgie des flots, elle vivait dans la quiétude de sa maisonnée. Entourée par la famille qu’elle avait fondée, son cœur retrouva son souffle. Philosophe, elle ne pouvait s’empêcher de songer à la trame du temps et aux peuples qui y cheminent. Avant que les ciseaux d’Atropos ne tranchent leur fil, les différentes races pouvaient se croiser. Chacune formant un motif particulier et nécessaire. Cependant… Cependant, pourquoi le destin s’acharnait-il à lier des êtres si dissemblables ? Était-ce vain de fuir les deuils prévisibles ? Était-ce futile de tenter de maitriser le chaos de sa vie ? Quand elle se sentait trop petite face à l’infinité des chemins possibles, elle se rendait au bord de l’Océan. Lui aussi évoluait sur une temporalité différente. Présent des millions d’années avant son peuple, il avait englouti une civilisation brillante, avant de recracher la terre sur laquelle elle se trouvait. Aujourd’hui et ici. Je suis aujourd’hui et ici, se répétait-elle. Ce mantra pulsait au même rythme que les vagues. Elle se laissait gagner par la quiétude du moment. Le soleil éclaboussait sa peau, le vent jouait avec sa crinière. Amor fati… Tel un petit caillou emporté dans un mouvement sans fin sur la plage, ce concept ne cessait d’achopper contre son instinct. Certes, elle saisissait l’importance de ne pas lutter contre son destin, mais n’était-ce pas naturel de vouloir se protéger du chaos ? Quel être vivant sain d’esprit accepte la douleur ? Comment aimer l’incertitude et les germes du mal que la fatalité nous réserve toujours ? Amor fati, embrasse ton destin… Non, vraiment, elle ne comprenait pas.

Mais un jour… Vous vous doutiez bien qu’il y aurait un « mais un jour », n’est-ce pas ? Il advint, ce jour ordinaire, où une mère conduisit ses petits jusque chez elle. Comment les chasser ? Elle les accepta donc. Les enfants grandirent, et leur génitrice, rassurée pour leur avenir, les quitta sans prévenir. La maitresse des lieux tolérait déjà sur ses terres un ancien guerrier. Celui-là… Imaginez un briscard au teint de feu, dans la force de l’âge, à qui il manque une oreille, trapu, et qui gronde plus qu’il ne parle. Nul ne connaissait sa vie d’avant, mais la souffrance affleurait. Et pourtant, qu’il appréciait la douceur ! Qu’il s’agisse de celle d’un lit douillet, inondé de soleil, ou d’une salle d’eau chauffée, il goûtait le confort. Sa quiétude fut bien malmenée par l’arrivée des marmots. Ils avaient beau demeurer discrets, le couturé distribuait quelques mandales afin de bien leur faire entendre que c’était lui, le premier venu, lui, le chef. Interdiction de prendre ses repas avec lui. Qu’on lui fiche la paix.

Elle les observait, amusée. Tout cela ne durerait qu’une brise. Cependant, elle n’était pas dupe, et vous non plus. Vous avez bien compris qu’ils étaient devenus indispensables à ses sourires, à ses bonheurs. Imperceptiblement, les enfants n’en furent plus, et le guerrier blanchissait. Elle se rassurait : « Ce ne sont que des compagnons du hasard, nous ne nous sommes pas choisis. La blessure de leur mort sera moins intense. » Oh quel cœur tendre, aussi moelleux que naïf !

Il y eut un autre jour, évidemment. Ce fut sa propre progéniture qui apporta le coup fatal. Ils n’avaient pas conscience de cheminer sur une temporalité particulière. Ils considéraient les éphémères comme des camarades de jeu. Pourtant, ces derniers mourraient avant qu’eux-mêmes n’atteignent l’âge adulte.

Un soir que rien ne différenciait des précédents, sa chair et son sang firent leur apparition, le regard brillant. Elle sentit le traquenard joli et cruel. Une de ses filles tenait entre ses mains un minuscule bébé. C’était trop tard, elle était perdue. Elle serra contre elle le petit être à la fourrure noire si douce, dont les yeux mêlés d’or et d’agate se levèrent vers elle. Le nouveau-né enfouit sa tête au creux de son bras en ronronnant. Ils s’étaient adoptés et elle se préparait à embrasser la fatalité.


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