Prélude
Je reprends mes esprits aux abords de la frontière, celle qui sépare la forêt de mon village. Il est désormais interdit d’y pénétrer depuis qu’elle a englouti la majeure partie de mon peuple. Entrer dans ce palais végétal équivaut à un aller sans retour. La mort règne dans ces lieux, tapissant les sols des ossements de nos amis, de nos familles.Chaque année, la forêt gagne du terrain sur nos terres et exhibe parfois les restes des corps perdus comme des trophées. Notre village est l’un des derniers bastions de l’humanité. Enfin, c’est ce que nous supposons car nous avons bien trop peur de parcourir le monde pour le vérifier ; nos éclaireurs ne sont jamais revenus de leur périple...
Je contemple la végétation hostile. Une peur viscérale devrait m’envahir, celle qu’éprouve tous les survivants de mon espèce. Pourtant, je n’en ressens aucune. Au contraire, ma curiosité se fait chaque jour plus forte. Impérieuse. Tel une profonde attraction dont je ne parviens pas à me dérober.
Depuis ma prime enfance, j’entends la forêt m’appeler.
Cela a débuté par des murmures incompréhensibles pour évoluer, au fil du temps, en une mélopée répétitive me hantant jour et nuit. Chaque soir, je sombre dans l’inconscience et me réveille quelques heures plus tard face à la frontière ; simple démarcation formée par des racines apparentes.
Ces racines qui dévorent notre monde.
Ma tunique de coton blanc se révèle bien trop légère pour cette saison et des frissons recouvrent ma peau. Serrant mes bras autour de moi dans une tentative vaine de me réchauffer, je balaye les cieux d’un regard. La voie lactée brille de mille feux. Les anciens racontent qu’auparavant les lumières artificielles nous empêchaient d’admirer la splendeur chatoyante de la voûte céleste, nous isolant de la Vie par la même occasion. Aveugles devant la beauté du monde et oublieux de notre lien aux étoiles, nous avons perdu la guerre contre les forêts du monde. Personne ne sait pourquoi ni comment, vingt ans auparavant, les végétaux ont développé une conscience et une intelligence équivalente à la nôtre et nous ont attaqués, ravageant l’humanité. La planète serait devenue le territoire de celui qu’on nomme : Roi des forêts du monde. Aucun témoignage récent n’existe sur cet être chimérique, mais nous y croyons fermement. Les anciens affirment qu’il est le point d’origine de nos malheurs et le chef du village pense que si nous réussissons à vaincre le Roi, l’équilibre naturel se rétablira. Et tout sera alors à reconstruire. Seulement, nous manquons de valeureux guerriers. En voie d’extinction, nous survivons comme nous si chaque jour était le dernier.
Je suis née quelques années après le Cataclysme Vert. Mon jeune âge me protège d’une vie passée que certains ne parviennent pas à oublier. Que pouvait-il y avoir d’extraordinaire à vivre dans des bâtiments en béton, privé du contact avec le sol, corps de la planète ? Moi, j’aime fouler la terre avec mes pieds nus. Cela me donne l’impression de sentir sa force avec laquelle j’abreuve chaque parcelle de mon organisme. Et ce, même si la nature m’a enlevée ma mère de la pire des manières.
La mélodie mélancolique qui émane des profondeurs de la forêt me tire soudain de mes réflexions et je détourne mes yeux du firmament pour regarder droit devant moi vers la végétation sépulcrale. La peur des miens, communicative, m’a empêché de répondre à cet appel jusqu’alors mais, cette nuit, l’attrait irrésistible que je ressens envers cet endroit maudit l’emportent sur l’hypothèse angoissante de disparaître à jamais. Je n’ai d’ailleurs pas l’impression d’avoir le choix : mon corps tout entier aspire à une nouvelle voie.
C’est ainsi que, sans un regard en arrière, je traverse la frontière et m’enfonce à l’intérieur du territoire ennemi.
À peine ai-je franchi les premiers arbres que les ténèbres m’entourent. Prise d’un accès de doute, je décide de revenir sur mes pas, mais un hoquet de terreur franchit mes lèvres tremblantes. Un enchevêtrement de racines épaisses me barre la route. L’autre côté de la frontière m’est désormais inaccessible. Je suis prisonnière. Respirant profondément à plusieurs reprises, je tente de me calmer ; mon apparente quiétude envolée, le sortilège rompu.
L’humus, teinté de la rosée florale naissante, embaume l’air. Parfum de la nature redevenue souveraine. Un silence curieux règne ; les animaux trouvent-ils eux aussi le trépas en ces lieux ? Puis le chant de la nature me parvient de nouveau, m’enveloppant avec douceur, et ma peur finit par s’estomper. Dans l’obscurité environnante se dessine un chemin aérien et luminescent de couleur argentée. C’est de lui que semble émaner l’étrange musique. Passée la surprise de ce spectacle magique, je décide de suivre cette envolée phosphorescente qui m’entraîne au cœur de la forêt. Personne n’est jamais revenu d’aussi loin. Je me sens épiée, pourtant mon regard ne croise que les silhouettes sombres et lugubres des arbres autour de moi. Mes pieds brûlent, ma peau bleuit de froid, mais c’est la fatigue qui a finalement raison de moi. Je m’effondre en tendant le bras, implorant l’onde mélodieuse de ralentir.
— Attends-moi, soufflé-je, recroquevillée sur le sol froid et humide.
Je me devine au bord de l’évanouissement. Mon cœur se serre de désespoir lorsque je réalise que seule la mort m’attend dans cet endroit. Le piège se referme sur ma naïveté. Affaiblie, seule et vulnérable, la forêt m’engloutira moi aussi. Comme tous les autres.
Une secousse violente me réveille. Du liquide visqueux gris bleuté recouvre ma peau. Une odeur sirupeuse s’en exhale. Je n’ai plus froid. Je ne ressens aucune chaleur non plus. Je me relève avec lenteur tout en écarquillant les yeux à la vue d’un arbre colossal ; un empilement de diverses espèces végétales agglutinées les unes aux autres sonnerait plus juste. Il semble infiniment haut et se confond avec les étoiles.
Les centaines de sphères argentées qui le composent attirent mon regard. Parcourues de sillons pulsatiles, elles octroient à ce géant vert une parure scintillante. Mes yeux se plissent. S’agit-il de celui que nous appelons le Roi des forêts du monde ? Je trébuche sur quelque chose. Éparpillés sur le sol, les restes d’une substance solide à l’aspect lisse et nitescent m’entourent. Je saisis un des fragments avant de le lâcher subitement en contemplant ma main d’un air horrifié. Si on peut appeler cela une main : mes doigts, d’une longueur inquiétante, le sont plus que quatre. La chair a laissé place à une matière rugueuse et verdâtre. Soudain, un mouvement dans l’arbre m’exhorte à lever la tête vers lui. Une des sphères luisantes tombe avec fracas sur le sol, suivie bientôt par d’autres. Une pluie de lumière s’abat sur la terre dans un bruit assourdissant laissant l’arbre démuni de presque tous ses fruits. De ces derniers, éclatés en mille morceaux, naissent des êtres insolites. Ni Hommes, ni arbres, mais une fusion onirique des deux. Une race hybride. Du liquide bleu argenté suinte le long de leur corps nouveau-né. Le même fluide poisseux m’enrobe. Je ferme les yeux devant la vérité qui s’infiltre peu à peu dans mon esprit.
Ces sphères ne sont pas des fruits. Ce sont des cocons.
— MES ENFANTS, RÉVEILLEZ-VOUS !
Cette voix chantante et profonde pénètre mon esprit avec une telle puissance qu’elle entraîne un changement colossal en moi ; ma mémoire d’humaine est en train de se dissoudre, mes traits de caractère s’effacent les uns après les autres. Mon peuple ? Supprimé. Le visage de ma mère se brouille. Non, pas elle ! Je tente de lutter contre cette reprogrammation insidieuse. Peine perdue. Son doux visage de nacre, le sourire qui réchauffait tant mon cœur, tout se gomme jusqu’à ce qu’il ne subsiste plus rien. L’être que j’étais, imparfait et pétri d’émotions, finit par disparaître, lui aussi, dans le néant. À présent, soumis dans une unité parfaite au Roi, nous nous rassemblons tous devant lui.
— Père, ordonne et nous obéirons, déclamons-nous d’une seule voix.
Nous ne possédons plus ni nom, ni égo. La notion du Soi n’existe plus, au profit d’une harmonie exemplaire au sein de la communauté. Nouveau peuple sur la Terre, nous sommes les Sylvanos et nous achèverons ce que notre Père a commencé...
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