PARTITION IV : diabolus in musica
Le signal retentit. D’un commun accord, nous émergeons tous de nos cachettes pour prendre les humains par surprise. Le camouflage forestier est notre spécialité, mais ne surprend plus aussi bien l’ennemi qu’avant. Ses techniques de combat ont également évolué avec le temps. Rassemblés en cercle, dos à dos, les mâles brandissent des torches enflammées et des bâtons de métal tranchant devant eux. Leur seule arme contre nous. Combien sont-ils donc encore à survivre ? Pourquoi ne capitulent-ils pas purement et simplement ? Leur lutte n’a plus aucun sens, même la planète ne veut plus d’eux. Les ordres ne mettent pas longtemps à arriver : aucuns survivants. Ni une ni deux, nous attaquons. Des branchages et des lianes ceinturent quelques humains. Des copeaux de bois volent dans tous les sens. Leurs armes nous taillent et leur feu nous calcine. Très vite, des effluves de fumée et de sang se répandent dans la petite clairière. Un Sylvanos s’enflamme à nos côtés. Les sons funestes qu’il pousse nous obligent à fermer nos canaux pour ne pas nous sentir mourir brûlées vives.
Soudain, un des humains souffle dans une petite carapace de tortue. Ce bruit ne nous est pas inconnu et nous déconnecte un court instant de la bataille. Juste assez pour apercevoir à flanc de colline, une nouvelle horde d’humains avancer vers nous. Le petit groupe n’était qu’un appât.
— PIÈGE, envoyons-nous via nos racines synaptiques.
Tous les Sylvanos se tournent vers nous dans un mouvement parfaitement synchrone. Ils semblent tétanisés. Que devons-nous faire ? TUER. SE BATTRE.Notre peuple retourne à ses massacres sans aucune conscience du danger. Le Roi exige donc notre sacrifice. La lassitude de cette guerre qui n’en finit pas nous déconcerte. Ne pourrions-nous pas proposer une trêve ? Nous reposer et profiter des bienfaits de la nature ? Notre lutte intérieure se révèle plus féroce encore que celle qui se déroule au même moment à l’extérieur. Nous avisons notre compagnon en mauvaise posture face à trois adversaires bien décidés à le consumer. Nous courons vers eux et nos doigts les fauchent en leur transperçant le crâne sans état d’âme. Une de leur torche tombe alors sur notre branchage et la morsure atroce du feu se propage rapidement. Notre compagnon recouvre aussitôt notre membre de terre. Il coupe ensuite le morceau carbonisé. Nous lâchons un cri et inspectons notre main. Des quatre doigts d’origine, il nous en reste désormais trois. Nous regardons notre sauveur. Sa main caresse notre sphère au front avec douceur. Ce geste qui signifie dans notre langage : tout va bien.
Mais ce qui est le cas pour nous ne reflète en rien la réalité du terrain. Nous allons perdre cette bataille. Un rapide coup d’œil nous informe que notre nombre diminue. Les humains semblent déchaînés, grisés par leur victoire prochaine. Nous ne pouvons plus hésiter ou nous mourrons tous. Nous concentrons nos forces sur nos racines et nos sphères de contact et lançons un seul ordre en espérant que l’impact soit assez fort :
— Retour à l’Arbre-Roi !
Aussitôt, tous les Sylvanos se replient sans laisser le temps aux humains de comprendre ce qui se passe. En moins d’une minute, l’ennemi se retrouve seul sur le champ de bataille.
***
Nous étouffons sous la colère de notre Père. Ses lianes s’enroulent autour de notre corps et nous maintiennent à la hauteur de son œil ambré au beau milieu de son tronc entre divers replis d’écorces. Au-dessus, une grande sphère argentée identique à la nôtre étincèle. Le peuple Sylvanos attend docilement la décision du Roi en se gardant bien d’émettre le moindre commentaire. Nous les avons sauvés et voilà leurs remerciements ! Nos iris ocres tâchées de lumière argentée flamboient. Sa fureur nous parvient enfin dans notre esprit et nous savons que tous peuvent entendre le jugement.
— Notre enfant désobéissante… Ne vous avions-nous pas donner un ordre ?
— Pourquoi se sacrifier ? Nous ne sommes pas des milliers… Les humains non plus. Pourquoi continuer cette guerre insensée ?
— Pourquoi… ? Comment oses-tu contester notre autorité ?
— Père…
Ses lianes nous enserrent avec plus de force. Nos membres se mettent à craquer et notre vision se brouille.
— Les humains gangrènent la Terre depuis bien trop longtemps. C’est à notre tour de régner ici et de nettoyer cette planète de ces cafards.
— Mais…
— Pas de « mais » ! Nous t’observons depuis quelques temps déjà. Les limites ont été franchies aujourd’hui. Nous te condamnons à l’exil après destitution de tes sphèresd’énergie. Tu ne seras plus reliée à nous et tu deviendras, par conséquent, une ennemie des Sylvanos si tu remets un jour un pied ici.
Le verdict de notre sentence prononcée, il relâche la pression sur notre corps. Un fin appendice pulsatile bleu électrique se déploie hors de son amas végétal et s’embobine autour de nos lianes d’un bleu virant vers le violet. Un hoquet de douleur se répand le long de nos veines de sève quand notre chevelure, parcourue de capteurs sensoriels, est brutalement sectionnée à hauteur des épaules. Le Roi exhibe devant nos yeux écarquillés le reste des lianes qui se vident de leur précieux liquide de vie avant de les rejeter au sol. Ensuite, la tige s’approche dangereusement de notre visage puis de notre front…
— Non… pas notre sphère…
Mais cette prière ne nous sera pas accordée. Nous sentons une brûlure irradier le pourtour de la sphère résineuse lorsque l’Arbre-Monde force pour la décrocher. Un hurlement jaillit de notre bouche. La détresse de notre compagnon nous heurte cruellement. Lui aussi ressent ce que nous vivons. Notre lien privilégié se fissure et cette dissociation nous cause la plus grande des souffrances. Comme si notre âme se scindait en deux. L’objet récupéré, le Roi la brise dans ses branchages. La connexion particulière que nous entretenons avec le reste des Sylvanos s’atténue jusqu’à ne plus exister. Nous sommes ensuite déposées sur le sol avec rudesse.
— Maintenant, va-t’en ou nous t’absorberons comme d’autres déviants avant toi.
À ces mots, son corps gigantesque laisse apercevoir des entrelacs mouvants de différentes espèces végétales. D’anciens Sylvanos rebelles ayant refusé le bannissement s’y trouvent également. Tout comme nos morts. Le Roi est le réceptacle de nos vies et peut donc en disposer à loisir ; son corps y gagne en force et en accroissement. Mais pour nous, l’exil est préférable à notre engloutissement.
Perturbée par le silence qui règne à l’intérieur de nous sans la présence quasi constante de notre peuple, nous nous relevons en titubant. Tous ignorent désormais notre présence. Ils vont et viennent sans plus se préoccuper de nous. Seule notre ancienne moitié nous regarde avec affliction.
— Aidez…,lui soufflons-nous.
Il tend un bras dans notre direction avant de suspendre son geste. Il se tourne vers le Roi et semble en communication avec lui. Puis il s’éloigne sans une pensée pour nous. Nous ne pouvons de toute façon plus les entendre…
Nous sommes maintenant seules. Non, je suis seule avec moi-même, ne ressentant plus la cohésion harmonieuse du groupe. Les humains vivent-ils donc ainsi, coupés de tous ? Je secoue ce qui reste de mes lianes. Déchirée par le rejet de mes pairs, je marche la tête basse vers la forêt et, sans autres adieux, m’enfonce à travers la végétation dense.
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