partition V : variations (partie 1)

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Épuisée par la marche, je m’adosse contre un tronc. Privée de mes sphères gorgées d’énergie, mon organisme puise dans ses réserves. D’autant plus que j’ai perdu beaucoup de sève. Cette nuit, il me faudra trouver un abri. Mon camouflage me protège d’éventuelles attaques, mais je dois rester prudente. Sans le cocon de régénération et la sève de vie du Roi, ma vie s’annonce désormais plus courte. Une centaine d’années encore environ, guère plus. Peu m’importe à présent.

Que faire de cette nouvelle existence ? Ennemie des humains et de mon propre peuple, quel choix me reste-t-il ? Néanmoins, plus je m’éloigne des Sylvanos, plus je me sens allégée d’un poids. La liberté est effrayante quand on ne l’a jamais connue… Des bribes d’images me reviennent en mémoire sans pourtant arriver à déterminer leur origine. Mon cœur se serre, la perte de mon compagnon y a creusé un trou béant. Il n’est plus là pour me soutenir, pour m’épauler ou me guider. Je n’ai jamais connu une telle sensation désagréable.

Le ciel se pare maintenant de mille nuances de couleurs. La nuit tombe rapidement en cette saison. J’avise l’arbre sur lequel mon dos est appuyé ; sa hauteur suffira. D’un bond, je m’élève sur une de ses larges branches puis me cale dans un creux. J’évite de penser à l’abri qu’il me faudra pourtant construire, à moins que je ne décide de parcourir le monde. Après tout, la Terre nous appartient, même si j’ai été bannie de mon clan par le Roi.

La fraîcheur ne m’atteint pas, pourtant, je ne peux m’empêcher d’étreindre mon corps en me recroquevillant sur moi-même. J’effleure le creux sur mon front, là où ma sphère de connexion resplendissait la veille encore. Ce silence dans mon esprit me démoralise un long moment puis la solitude enveloppe mon âme en souffrance et je m’endors dans ses bras maudits.

Des piaillements stridents m’extirpent de mon sommeil. Un œil à moitié ouvert, j’étends mon doigt vers un oiseau coloré pour l’enjoindre à partir. Au lieu de cela, il se pose sur ma branche et continue son chant sans se soucier de ma présence. J’esquisse un sourire, le premier depuis mon exil. Les rayons du soleil profitent d’une percée dans les nuages lourds de pluie pour caresser mon visage. Ils m’abreuvent de vitalité, nourrissent mes cellules et je me sens enfin un peu revivre.

Soudain, le volatile s’envole, effrayé par des voix qui s’approchent de mon abri de fortune. Intriguée, j’approche du vide en équilibre sur l’épaisse branche et scrute mon environnement. À une bonne centaine de mètre, dans un large rayon, la végétation a été brûlée. Une grande ruine s’impose au centre de ce terrain aride. Mes racines m’ont menées tout droit vers le camp des humains. En bas, des craquements retentissent. Deux ennemis apparaissent alors non loin de mon refuge. Je me fonds alors avec le tronc et les épie, mon ouïe suractivée.

— Cesse de désobéir sans cesse, Mellys ! Reviens à Anjos ! s’écrie un homme aux cheveux bruns et frisés en saisissant le bras d’une jeune fille.

Ses courts cheveux blonds lui donnent un air de garçon manqué et un bandeau noir lui serre la tête. Je plisse les yeux. N’est-ce pas celle que j’ai sauvée quelques jours auparavant d’une mort certaine ? Elle repousse sèchement la main de l’homme.

— Lâche-moi, Caleb ! Tu me soules !

— C’est pour ta protection ! La forêt est dangereuse, tu le sais pourtant bien !

— Bien sûr que je le sais ! cria-t-elle. Je n’ai simplement pas envie de passer ma vie enfermée dans cet endroit. J’étouffe moi là-dedans, j’ai besoin d’air !

— Et si tu rencontres un Marcheur ?

La jeune fille se déplace, de sorte que seul son dos m’est visible. Elle soulève légèrement sa tunique verte.

— Une petite dague, vraiment ? Tu seras morte en trois secondes, raille Caleb.

— Peut-être. Ou peut-être pas, répond-elle, évasive.

— Tu as toujours été têtue, mais là c’est de l’inconscience ! Crois-moi, j’en réfèrerais à Jak et à l’Ordre.

— Pff, dire que je te croyais mon ami. T’es qu’un faux-jeton.

Sur ces mots, elle se détourne et laisse le jeune homme seul.

— Va donc te faire tuer ! J’en ai rien à s’couer ! déclare-t-il, poings serrés, avant de repartir dans la direction opposée en maugréant.

Une fois partis, je descends de mon arbre et tente de suivre la trace de l’humaine. Elle m’intrigue. Ne craint-elle pas de tomber sur l’un des nôtres et de mourir ? Croit-elle que mon geste de pitié envers elle implique que tous les Sylvanos en soient capables ? Cette idiote n’a aucune chance ! Je la retrouve près d’une rivière. La dénommée Mellys se baisse et emplit sa gourde d’eau. Lorsqu’une branche craque sous mes pas, elle se retourne, sur le qui-vive en brandissant la dague. Je me fonds dans le décor, paupières closes. Par la suite, je mets un peu plus de distance entre nous. Elle long la rivière sur quelques centaines de mètres puis opère soudain un revirement en plongeant dans la jungle. Cette homo sapiens ne manque pas de courage. Si loin de la protection des siens, que compte-t-elle accomplir ? Une goutte d’eau s’écrase sur ma joue puis une seconde. Le ciel est saturé de lourds nuages de pluie. Mes feuilles se rétractent, signe que la température chute. La clémence du climat nous évite d’avoir à hiberner comme nos pairs dans une autre hémisphère, mais la saison des pluies peut nous priver de l’énergie primordial du soleil. Il me faudra l’accumuler et garder mes forces…

J’effleure l’écorce d’un arbre à ma gauche et me focalise sur mes sensations. Mes capteurs principaux m’ont certes été retirées, mais le bout de mes doigts suffit. Leur bioluminescence s’active à ma pensée et me connecte à mon frère immobile. Sa sève coule plus lentement et son angoisse silencieuse des temps à venir se répercutent le long de mon échine. Je colle mon front sur son tronc afin de communiquer avec lui.

Ne t’inquiète pas, tu résisteras. Comme tu l’as toujours fait.

Des jurons étouffés me sortent de cette transmission improvisée. J’accours vers la voix de l’humaine et la découvre en lutte avec le marécage dans lequel elle est enfoncée jusqu’aux cuisses. Quelle imprudente ! J’en viens à me demander si elle ne cherche pas inconsciemment à mettre un terme à son existence… à moins qu’elle ne soit juste idiote. Le Roi nous a assez assené d’informations sur la folie des Hommes au point de nous amener à douter de leur intelligence. J’avalais ses paroles comme celles venues d’un dieu sans jamais les remettre en cause. De fait, c’est bien ce qu’il représente pour les Sylvanos ; un dieu tout-puissant. Sans cet accident, ce feu du ciel, je me trouverai encore parmi eux, reliée à tous telle une pièce d’un puzzle. Mon compagnon me manque. Je crois. Il m’est difficile de nommer la sensation qui resserre mes nervures. Un cri interrompt mes réminiscences nostalgiques. Désormais, seul le haut de son corps résiste encore à la boue noire et funeste. La sauver aboutira-t-il à un changement entre nos deux peuples à terme ? Je secoue la tête. Que m’importe donc les humains ? Survivre devrait être ma seule préoccupation. Et pourtant… ma main mutilée s’enroule déjà autour de sa taille. J’émerge de ma cachette. Son regard semble aussi surpris que doit l’être le mien.

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