PARTITION VII : improvisation à Anjos (partie 1)
Tout danger écarté, Mellys décide de retourner chez les siens. La pluie tombe toujours sans discontinuité, offrant à nos yeux un épais rideau de brume. Sinistre pour elle, rafraîchissant pour moi. Alors qu’elle saisit la main que je lui offre et amorce sa descente le long du tronc, elle me regarde soudain, une lueur étrange dans son iris.
— Et si tu venais avec moi ?
Surprise par sa demande incongrue, j’ai failli la lâcher. Je la dévisage d’un air dubitatif. Cherche-t-elle donc à me nuire malgré tout ce que j’ai fait pour elle ?
— Ils essaieront certainement de te tuer, reprend-elle comme en réponse à mes pensées. Mais je les en empêcherai ! Crois-moi ! Je suis persuadée que tu es la solution à cette guerre. D’autres sont sans doute comme toi. Différente.
Sans un mot, j’allonge mon membre vers la terre. Hélas, son désir est utopique. Personne ne me ressemble et j’ignore où vivent les anciens rebelles. Sont-ils même encore de ce monde ? J’en doute. Une fois en bas, Mellys étend ses bras vers moi, un étrange sourire illumine son visage humide.
— Allez, viens ! De toute façon, t’as autre chose de prévu ?
Prendre le risque de me faire assassiner ou végéter ici sans but. Sont-ce les seuls choix qu’il me restent ? J’hésite. Apprendre de cette race devenue obsolète me sera sans doute utile, et surtout, les aider à comprendre mon peuple me paraît primordial pour une future entente. Afin de mettre un terme à ce conflit infernal entre nos deux espèces. Un espoir infime nait en moi. Celui de réussir le pari d’instaurer une paix durable sur cette planète.
Aussitôt cette idée germée, je saute d’un seul bond aux côtés de Mellys. Mes racines s’enfoncent dans la terre fangeuse, me permettant de garder mon équilibre. La jeune humaine semble impressionnée. Puis elle tend à nouveau sa main vers moi que je regarde sans saisir son intention.
— Chez mon peuple, on se serre la main pour sceller un accord. Mais bon, on s’en fiche après tout. C’est pas important, dit-elle en laissant retomber son bras.
Elle protège ensuite son corps avec sa cape en resserrant les pans contre elle, puis se dirige vers sa cité. Quelques mètres plus loin, elle marque une pause, son visage tourné vers moi qui n’ait pas encore esquissé un pas.
— Ben alors, tu viens oui ou non ?
J’avise une dernière fois l’arbre qui m’abritait. Le front posé contre son écorce, je le remercie mentalement avant de rejoindre Mellys. Vers mon destin.
Arrivées devant les hautes grilles qui délimitent le territoire humain, nous patientons en silence. Des cris de panique retentissent aussitôt de l’autre côté. Un son assourdissant résonne peu après dans la zone. Je me recroqueville légèrement sous l’impact, désagréable, de cette fréquence.
— La cloche qui nous avertit d’un danger immédiat, explique-t-elle.
Les doigts de la jeune fille agrippent les miens. Geste de protection envers mon être ou bien la peur de ce qui pourrait advenir ? Je n’ai pas le temps de l’interroger. L’épaisse porte s’ouvre à la volée, un homme d’âge mur s’en échappe, une lourde arme sur l’épaule. Mes lianes s’agitent autour de ma tête. Ce monstre qui crache des flammes est le principal exécuteur des miens.
— C’est Jak, notre régent, me chuchote Mellys.
J’observe de nouveau le personnage. Des poils argentés épais recouvrent tant son visage que l’on distingue mal ses traits. Au-dessus de ses yeux, la ligne touffue lui donne un air maussade que ses iris couleur de nuage ne parviennent pas à adoucir.
— Jak comme singe, lui murmuré-je à mon tour.
La jeune fille étouffe un rire, mais reprend bien vite son sérieux. L’homme velu nous apostrophe :
— Mellys ! Dans quel merdier tu t’es encore fourrée ? Dégage vite de là que je la flambe !
— Non ! s’écrie-t-elle, en plaquant un bras sur mon corps. Tout va bien, Jak. Tu vas me prendre pour une folle, mais je t’assure, c’est mon alliée.
Il me toise à la dérobée, ses doigts se resserrent autour de son engin de mort comme les miens autour de ceux de Mellys.
— Impossible, souffle-t-il.
— Pourtant, c’est vrai, récuse-t-elle. Je ne sais pas pourquoi, et elle semble l’ignorer aussi, mais elle m’a… euh sauvée plusieurs fois la vie. Ça me coûte de l’dire alors me le fais pas encore répéter ! s’emporte-t-elle soudain.
Il reste silencieux un instant. La pluie tombe sans intermittence, rendant leur terrain, d’ordinaire aride, boueux. L’humaine grelotte sous ses habits de fortune.
— Bon, l’vieux, tu nous ouvres, oui ? Je crève de froid !
— Surveille ton langage, petite, la rabroue-t-il. Et qui me dit que cette Marcheuse ne nous trucidera pas tous une fois à l’intérieur ?
— Rien. Je lui fais confiance, c’est dur à expliquer. Pense à tout ce que tu pourrais apprendre sur les Sylvanos ! Ah oui, c’est comme ça qu’ils se font appeler.
Sur ces derniers mots, il nous fixe avec différentes expressions du visage en alternance puis s’en retourne d’un coup dans son abri de pierre. Mellys crache au sol et ferme ses poings.
— Toi, pas contente, lui fais-je remarquer.
— Oui. On appelle ça de la colère. Habitue-toi dès maintenant. Me mettre en colère, c’est ce que je sais faire de mieux.
Elle soupire puis s’assoit sur le sol trempé.
— Nous pas entrer alors ?
— Non. On attend sous la flotte. Il a dû aller prévenir l’Ordre. C’est pas tous les jours qu’une Sylvanos se trouve en compagnie d’une humaine sans passer par la case « massacre ».
J’ignore ce qu’est l’Ordre. Seule cette petite homo-sapiens m’importe vraiment. Tant que je reste à ses côtés, je ne crains rien. En face, les sentinelles, nerveuses, font les cents pas devant le bâtiment. Elles ne me quittent pas des yeux, leurs armes en joue. J’esquisse un mouvement vers la grille crépitante, mais Mellys attrape mon branchage avec fermeté avant que je ne la touche.
— Arrête, tu risques de cramer. La grille est sous haute tension électrique. Bref, c’est dangereux.
Dangereux. Voilà la raison pour laquelle le Roi nous a toujours interdit d’approcher leur camp. Ils ont donc, à priori, une défense convenable. J’opine doucement de la tête. Au loin, la porte grince de nouveau en s’ouvrant. Les gardes s’écartent. Cette fois, Jak est suivi par une femme qui se précipite vers la délimitation. Elle manque de tomber à plusieurs reprises, trahissant ainsi son affolement. Elle s’arrête à quelques centimètres de nous. Sa peau blanche est fripée et des vaisseaux sanguins rougissent ses yeux noisette. De l’eau semble en jaillir, mais peut-être n’est-ce que la pluie qui ruisselle sur ses joues.
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