Sortir de la cité d’Anjos se révèle plus ardu que prévu. Le nom de « forteresse » lui siérait davantage. Il ne m’a pas fallu longtemps pour réaliser que les sentinelles avaient reçu l’ordre de veiller à ce que je demeure à l’intérieur des murs. Une fois devant la grille, ils m’ont accueillie armes en main. J’ai refusé de revenir sur mes pas.

— Appelez garde Carlos, leur ai-je demandé.

Depuis lors, j’attends debout au milieu de la cour. Dans le ciel, le soleil accomplit sa course quotidienne accompagné de sa troupe nébuleuse. Combien de temps vont-ils m’obliger à patienter ? Chaque minute passée ici, face à ces guerriers humains, m’éloignent de ma quête. Sans compter le risque que Jak soit averti et compromette tout.

Un homme contrarié se présente à la porte, cheveux bruns et peau hâlée humides. Sa tunique sombre porte d’ailleurs des taches mouillées à différents endroits. Il croise les bras sur son torse et lève les yeux au ciel.

— Bon, la Sylvanos, qu’est-ce que tu m’veux ? C’était mon jour de purification à la source… (Il bat des cils en m’examinant de la tête aux pieds). Merde alors, il t’est arrivé quoi ?

— Moi changer cette nuit. Syl ignorer la raison.

Il soupire. Ne s’intéresse pas outre mesure à ma nouvelle enveloppe. Dans cette tenue décontractée, j’ai bien du mal à reconnaitre le Carlos implacable et bourru. Le garde enfile une veste qui traîne sur un poteau.

— Barns m’a expliqué que tu voulais t’barrer d’Anjos, hein ? poursuit-il. À quoi tu joues ?

— Moi besoin de trouver ancien compagnon Sylvanos. Pour aider nous contre enfants du Roi – Flamboyants – eux vrais ennemis.

Carlos balance sa tête d’un côté puis de l’autre, mains sur les tempes.

— Mais pourquoi c’est moi que tu viens faire chier ? Va voir Jak, c’est lui le régent ici !

La sentinelle la plus proche – une femme à la stature masculine – darde des iris d’un bleu glacial sur moi.

— Si ça s’trouve, Sing avait raison ! Dès qu’elle se barrera du camp, elle va signaler à tous ses p’tits copains nos stratégies et nos points faibles !

En une seule réplique, le chant de tous les gardes qui m‘entourent se met à muter. Des filaments grésillants et noirâtres crépitent dans toutes les directions. La peur se transmet en une fraction de seconde. Ainsi en est-il de même dans la nature lorsqu’un orage éclate ou qu’un arbre est abattu. Des connexions invisibles nous relient tous, à chaque instant, nous avertissant d’un danger, d’une menace, d’un évènement majeur. Et les humains n’en ont aucune conscience. Par anticipation du phénomène de rejet qui ne manquera pas de suivre cette contagion, je supplie Carlos du regard. Il fait taire les protestations d’un seul mot :

— Silence !

Je le remercie d’un hochement de tête. La peur ne s’est pas dissipée, mais ses compagnons stabilisent leurs émotions.

— Explique-toi ! J’aimerai retourner profiter de mon bain.

— Moi pas trahir humains. Syl avoir idée contre Flamboyants. Mais besoin d’aller dans forêt ! Jak pas autoriser moi.

Il ricane. Tout compte fait, il me détestes toujours.

— Alors tu t’es dit que, parce que tu m’avais sauvé la vie, je désobéirai au chef ?

Je me doutais qu’il ne se laisserait pas facilement convaincre. La bise relève les pans de ma robe improvisée, dévoilant un sein. Je ne relève pas la lueur de convoitise dans les iris du garde. Je croise les bras sur ma poitrine.

— Non. Moi condamnée à mort par mon peuple. Si Sylvanos tuent moi, vous débarrassés de Syl. Si moi convaincre eux d’aider, vous sauvés. Humains gagnants dans deux cas.

Carlos grogne, menton relevé. Il semble impressionné par ma déduction. Son regard se perd au-delà du grillage avant de revenir sur moi. Il émet un souffle sonore et fait signe à un homme près du mécanisme d’ouverture.

— T’as gagné. Je te laisse une chance de nous prouver ta loyauté. Mais prends garde de rentrer avant que Jak n’apprenne ta « sortie » ou bien je mentirai sans vergogne en décrétant que tu t’es enfuie !

J’opine.

— Mike, ouvre-lui les portes ! s’écrie-t-il avant de virevolter et s’engouffrer à l’intérieur.

J’avance dans la cour dans un silence complet. Pourtant, leurs énergies sont loin d’être calmes. Chacun y va de ses suppositions, c’est évident. Vais-je les trahir ou leur apporter mon secours ? Au moment où je traverse la délimitation d’Anjos, un cri attire mon attention.

— Syl ! Où tu vas ?

Je cesse tous mouvements. Ma tête pivote vers cette voix familière. Caleb court vers moi, ses boucles noires s’agitant sur son front, avant qu’un homme ne l’arrête en plein élan.

— P’tain, lâche-moi ! vocifère-t-il en se débattant.

Mais le garde ne lâche pas prise.

— Allez casse-toi, maintenant ! me hurle-t-il à mon attention.

J’offre un sourire à mon cher ami. Mon amoureux ?

— Moi revenir très vite. Dis rien à Jak ou Mellys.

Et d’attendri, mon regard devient dur comme la roche alors que les grilles se referment derrière moi et que je m’enfonce dans mon royaume.