Mes racines gouttent de nouveau à la liberté et au confort de marcher sur la terre fertile, gorgée de vie, de la jungle. Je puise le maximum de minéraux en soupirant de plaisir. Après des mois confinée dans la cité des humains, j’en avais oublié les bienfaits de la nature. Ma maison. L’émanation musicale des végétaux s’enroule autour de ma peau telle une caresse. Ils me susurrent des mots d’amour, des mots de bienvenue.

— Vous m’avez manqué, vous aussi, leur envoyé-je par télépathie.

Malgré ma « mutation », ma connexion avec eux n’a pas faiblie. Pour mon plus grand bonheur. Je me sens chez moi. Rien n’a changé.

Non, c’est faux. Je ferme les yeux et me focalise sur tous mes canaux récepteurs. Le gazouillement des oiseaux sature mon audition, mais je fais abstraction et creuse plus loin, plus profond. Le piaillement diminue. Devient un élément de la toile de fond. Le froissement des frondaisons dans le vent. Plus loin encore. L’harmonie mélodieuse de la sève qui circule dans les arbres me rappelle la sensation à l’intérieur des cocons régénérateurs. J’inspire. Inhale l’air vivifiant. Et me voilà unie au cœur de la Terre. Le reste disparait. N’a aucune importance. Les battements résonnent à la même cadence que mes propres pulsations. Et dans ce martèlement fondamental, un autre chant se mêle. Un chant composé de milliers de voix.

La vision du Roi se manifeste soudain dans mon esprit. Son œil unique d’ambre incandescent tente de m’absorber.

— Enfant dissonante à l’humanité résurgente, la fin s’apposera bientôt sur votre partition. Et notre opus commencera enfin.

L’oxygène me manque. Son influence funeste m’étouffe. Il faut que je sorte de cet entre-deux dans lequel je me suis perdue. Père me transmet des images qui se superposent les unes aux autres. Des iris d’un bleu argenté éclatant, capables d’illuminer la nuit. Une armée de Flamboyants. L’armée du Roi. Mais… que reste-t-il de mon peuple ? Une poignée. Je profite de ces données inopinées pour effleurer nos liens. Incompréhension et peur règnent désormais.

Et me heurte de plein fouet. Je me recroqueville dans les abîmes de mon esprit profané.

— L’opus d’une Terre devenue émeraude ! gronde la puissante voix.

Il aime torturer mes sens, tourmenter ma conscience. Une question cependant subsiste : pourquoi me révèle-t-il ses plans ? Croit-il donc sa victoire acquise ?

Un tremblement ébranle le sol. La vision s’effondre.

Soudain, me voilà de retour dans la forêt, lianes luminescentes relevées en couronne autour de mon visage. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Là, le fragment de la roche tombée des cieux scintille et diffuse une chaleur apaisante.

Mon humanité me sauvera. Nous sauvera tous.

Qui donc me souffle cette affirmation muette ? Un cri retentit au-dessus de moi, interrompant mes réflexions ; un condor effectue une ronde de reconnaissance, prêt à fondre sur une proie potentielle. Le symbolisme de la relation qui m’unit au Roi. Mais qui, de lui ou de moi, représente le chasseur ?

Ses propos ne me laissent pas en paix. Leurs échos m’assaillent jusqu’au bord de l’évanouissement. L’assaut lancé contre les humains est sur le point d’advenir… Jak se trompe sur toute la ligne ; je n’apporterai pas aux humains l’accalmie rêvée. Je ne suis qu’un instrument aux mains de Père. Lui l’a bien compris. Sa marionnette destinée à contempler la fin d’une civilisation et la naissance d’une autre avant d’entamer son propre recyclage.

Ma main s’empare d’une poignée de boue et la jette violemment contre un rocher. Un cri guttural sort de ma bouche. Impuissante ! Quelle naïveté ! Imaginer vaincre le Roi et son armée…

Et puis, l’image des miens surgit sur mon écran mental en une réminiscence foudroyante. Dans sa folie, Père a commis une erreur. Et je m’engouffrerai dans la faille créée.

Un rictus déforme mes traits.

Tout espoir n’est peut-être pas perdu.