PARTITION XIV: PARTIE 4
Assise à la table du conseil de l’Ordre, ses membres fixent Jak faire les cent pas sans un mot, le visage grave. Seul Sing – remis de sa blessure – jubile. Il me regarde, un sourire carnassier aux lèvres. Je ne rentre pas dans son jeu, j’ai dépassé ce stade. Soudain, le chef frappe ses mains contre la surface de la table. Harty et Ruka sursaute. La guérisseuse a littéralement sauté dans mes bras lorsqu’elle m’a aperçue dans le hall d’entrée. Ses yeux rougis par les larmes ne laissaient aucun doute quant à son affection à mon égard.
— Je t’ai cru partie pour toujours, par ma faute, avait-elle sangloté en m’enfilant sa blouse autour de mon corps.
Derrière, Irina avait levé les yeux au plafond avant de soupirer.
— Tu m’entends, Syl ?
La question tonitruante de Jak me ramène au présent. Ses sourcils se rejoignent une épaisse ligne poilue. Il fulmine.
— Pour quelle raison as-tu désobéi ? Nous ne pouvons garantir ta sécurité qu’ici ! Et si un de ces monstres t’avaient tuée ? Je t’avais interdit de…
Cette fois, c’est à moi de taper du poing. Je me redresse de la chaise si vite qu’elle s’écrase avec fracas sur le carrelage. À cet instant, je comprends ce que peut ressentir Mellys face à des adultes protecteurs. Ébahis, tous se figent. Sing ricane dans sa barbe.
— Moi pas une enfant ! Pas besoin de surveiller mes faits et gestes ! Forêt : maison de Syl ! Ou alors…
J’hésite une seconde face à une autre éventualité. Glaçante.
— Syl, prisonnière ?
Jak s’assied et frotte sa barbe argentée en se raclant la gorge.
— Mais non, pas du tout. Je crois, enfin sans doute ai-je réagi un peu trop… vivement. Recommençons du début : pourrais-tu nous éclaircir sur la raison soudaine de ton, euh, excursion ?
J’avise nos reflets sur la vitre. La lueur des bougies qui parsèment la pièce me dissimule la beauté du firmament. Je soupire puis leur relate ma vision du Roi et la rencontre avec mon ancien compagnon. Un sentiment de surprise générale les traverse.
— Et tu as réussi ? déglutit Malow.
— Possible. Lui donner rendez-vous à prochaine lune pleine dans clairière. Avec renfort Sylvanos.
J’enroule un doigt autour d’une de mes lianes. Une ondée gorgée d’amour caresse mon être. Un frisson me transperce des pieds à la tête. Ruka me dévore des yeux. Cette femme me déstabilise. Je fais mine de l’ignorer.
— Le Roi a laissé peur s’installer chez eux. Avantage pour nous. Seule chance de vaincre.
Tout le monde acquiesce, excepté Sing. Ce dernier se gratte la joue d’une main et tapote la table de l’autre. Je me demande à quoi il pense, mais son chant me demeure hermétique. C’est comme s’il n’en avait presque pas… Phénomène rarissime. Autant parler de recyclage. L’hypothèse effleure mon esprit : serait-ce un signe de mort imminente pour lui ?
Une fois la réunion terminée et la salle vidée, Jak vient me trouver. Une main posée sur mon épaule.
— Merci Syl. Excuse mon comportement tout à l’heure. Pour moi, tu fais partie de la famille maintenant. Tu vois ?
Je souris.
— Vous comptez pour Syl aussi. Moi pouvoir partir ?
— Encore ? La forêt est trop dangereuse la n…
— Partir rejoindre Caleb, corrigé-je.
Le régent soupire.
— Bien sûr.
Il ouvre la porte d’un coup sec. Mellys et Caleb s’écroulent à nos pieds avant de se redresser à toute vitesse en marmonnant des excuses.
— M…mais, bafouille Jak. Vous nous espionniez, là ?
Le jeune homme saisit ma main et nous nous enfuyons en courant.
— Essaye de nous rattraper le vioc ! le taquine Mellys.
Le chef vocifère des jurons et se lance à notre poursuite, mais nous le semons rapidement. À l’abri dans la chambre de Caleb, nous nous observons un instant puis éclatons de rire à l’unisson. Mellys se plie en deux en se tenant les côtes. Son frère étouffe son hilarité la tête enfouie dans l’oreiller. Et les observer ainsi me gorge de plaisir. Indescriptible moment de joie et de décompression face aux évènements futurs sinistres.
La palette émotionnelle humaine semble infinie mais, en réalité, ne se fonde que sur quelques sentiments de base. Des racines se déclinant en de multiples radicelles. La colère domine Anjos et ses survivants ; la joie survient sans crier gare et illumine la symphonie commune pour retourner dans le néant l’instant suivant. Intense, mais fugace. Quant à la peur, cette grande ennemie, elle détermine nos choix pour le meilleur ou pour le pire. Ses ravages défient la raison.
Et enfin, l’amour.
Le nectar des dieux. La force de vie capable de créer et de déplacer des montagnes.
Je presse mes compagnons contre mon corps. Étonnés par un geste démonstratif de ma part, leurs rires cessent aussitôt.
— Syl aimer vous.
Depuis ma transmutation, je commence à saisir à quel point ma vie de Sylvanos m’apportait, certes, une tranquillité d’esprit, mais aussi tellement de froideur. Mon existence n’a jamais eu autant de sens qu’aujourd’hui.
Mellys dépose un baiser sur ma joue puis se dégage. Son regard nous englobe, Caleb et moi. Enlacés sur le lit.
— Moi aussi, je t’adore. Bouclettes, prends-en soin !
Susceptible, Caleb lui lance son oreiller dessus en rouspétant. Il exècre ce surnom dont elle l’affuble régulièrement. Elle se rue vers la porte.
— Je ne regrette pas de t’avoir amenée ici, tu apportes tant de changements, m’avoue-t-elle avant de disparaître.
Et de nous laisser au milieu d’un silence gêné. Les doigts de mon beau brun parcourent la peau de mon visage, descendent sur la blouse de Ruka.
— Alors, d’autres Sylvanos vont se ramener ? me chuchote-t-il tout en poursuivant ses caresses.
Il déboutonne le vêtement, me le retire. Ses yeux noirs me contemplent. Une lueur les traverse. De désir ? Son chant en recèle, mais j’y ressens aussi une tension sous-jacente que je n’arrive pas à définir.
— Tu as réussi à les convaincre ? insiste-t-il.
Il embrasse ma poitrine avec davantage d’avidité que lors de notre premier essai. Mes capteurs s’affolent.
— M…moi croire que oui. Toi entendre conversation ?
— Hmm hmm, marmonne-t-il en m’explorant de fond en comble.
S’agit-il d’une confirmation ? Une chaleur emplit soudain mon organisme. Ma respiration devient saccadée. Je découvre des sensation inconnues jusqu’alors. Il se redresse et se déshabille à son tour avant de se reconcentrer sur moi.
— Le lieu de rendez-vous est loin d’Anjos ?
Il fouille mon entre-jambe avec soin. Recherche-t-il mon antre sacré ? Je ne crains qu’il soit de nouveau déçu… Répondre à sa question lui permettra sans doute d’abandonner la zone stérile.
— Clairière rouge, vers montagnes grises, derrière vallée.
Mais il ne s’avoue pas vaincu. Crac. Caleb retire un morceau d’écorce séchée, puis un autre. J’ignorais qu’il m’en restait à décoller. Une pointe de satisfaction traverse son visage.
— L’endroit où se rejoint les deux rivières ? souffle-t-il en effleurant ma peau mise à nue.
Je lâche un petit cri, tente de resserrer mes jambes. Impossible, son corps m’en empêche. Ses doigts me fouillent. J’halète.
— Pourquoi… toi…poser questions ?
Caleb s’immobilise, un rictus aux lèvres. Son index contourne un point extrêmement sensible tandis que sa bouche remonte m’embrasser.
— Chuut… Oublie tout…
Stupéfiée, je le sens pénétrer mes défenses soigneusement voilées dans un mélange de douleur et d’euphorie qui perdurera des heures durant.
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