PARTITION XV: (PARTIE 2)
Je rentre dans la salle sans frapper. Jak m’enjoint à m’installer d’un signe de la main tout en poursuivant son discours. Ruka ne lève même pas les yeux vers moi. Je soupire et m’assois. Une chaise demeure vacante : Sing manque à l’appel. Porter secours à de nouveaux Sylvanos en créant une alliance s’avère certainement au-dessus de ses forces. Une boîte intrigante repose sur le centre de la table. Je reporte mon attention sur le régent.
— Pas besoin de s’y rendre avec une armée. Ils se méfieront aussitôt. Syl et moi devraient suffire.
Une clameur de désapprobation parcourt l’assistance. Les globes oculaires de Harty donnent l’impression d’être sur le point de jaillir hors de leur cavité.
— Oui, interviens-je. Jak pas en danger avec moi. Mon compagnon pas trahir.
Irina souffle, un tantinet irrité. Je remarque pour la première fois dans son aura un fil lumineux rosé qui s’enroule autour d’un flux similaire dans le champ magnétique de Jak. Un lien d’amants. Ils ont bien caché leur jeu. La mère de Mellys le regarde avec une sévérité destinée à dissimuler son inquiétude.
— Emporte avec toi la nouvelle arme au moins !
Je fronce les sourcils.
— Quelle arme ? l’interrompé-je.
— Mesdames, calmez-vous ! Irina, je doute que me pointer avec ça va les convaincre de notre bonne foi. Malow, tu veux bien nous faire une petite démonstration ? Mode le plus bas afin de ne pas blesser Syl.
Me blesser ? Mes entrailles se nouent. J’ai un mauvais pressentiment. L’ingénieur se lève et ouvre la boîte. Il en ressort une sorte de pistolet étrange composé de deux gros cylindres reliés à une antenne. Malow la dirige vers moi. Chacun retient son souffle.
— Désolé, prononce-t-il en actionnant une manivelle sur le manche.
Tout d’abord, il ne se passe rien. Jak parait perplexe, la main enfouie dans sa barbe. Je m’apprête à me moquer de leur jouet quand un sifflement se diffuse dans l’air. La fréquence augmente à mesure que les disques accélèrent leur cadence. Le son, devenu strident, se répercute sur mes tympans. Je tente de boucher mes oreilles. Aucun effet. L’onde sonore dévore l’intérieur de mon crâne. Note dévastatrice. Ruka – indemne comme le reste de l’équipe – se précipite vers moi et me soutient alors que je m’effondre. Elle hurle à Malow d’arrêter l’expérience. À moins que ce ne soit mon propre râle d’agonie. Les traits docteur deviennent flous, les ténèbres m’enlacent et la trappe verrouillée apparait. Plongée dans le bonheur, je n’y avais plus eu accès depuis un moment déjà. Un tremblement la secoue. Un second. Le cadenas saute…
Soudain, la torture cesse. La douleur s’estompe. J’ouvre les yeux sur les membres choqués de l’Ordre. Penaud, Malow m’aide à me relever. Il a délaissé son engin de folie sur la table.
— Désolé, répète-t-il de nouveau. J’ignorais si ça fonctionnerait…
Je le toise désormais de toute ma hauteur. Une colère sourde m’envahit.
— Toi content maintenant ?
Mes lianes oscillent autour de mon corps, prêtes à fondre sur l’assaillant. Un reflux meurtrier menace d’en prendre le contrôle.
— Syl ! vocifère Jak.
Je pivote vers lui, farouche. Il abaisse ses bras doucement à plusieurs reprises devant lui en s’approchant avec lenteur. Mes membres s’étendent, stimulés par ma rage. Derrière lui, Irina étouffe un cri tandis que Harty se tasse sur son siège.
— Calme-toi, poursuit-il d’une voix plus basse. On ne te voulait aucun mal. Pardonne-moi de ne rien t’avoir expliqué avant. D’accord ? Ruka, aide-moi, chuchote-t-il à demi-mots à mon amie.
Celle-ci m’étreint et dépose son front contre mon dos.
— Syl, je t’en prie…
Sa voix cristalline me ramène d’emblée à moi. L’esprit apaisé, ma chevelure redevient inerte, mes doigts retrouvent leur longueur. Je délaisse Malow pour scruter Jak.
— Toi jamais refaire ça ! Moi avoir cru…
Je ne termine pas ma phrase. Tout le monde a parfaitement saisi la suite.
— Je te le promets. (Il s’adresse ensuite à l’assemblée en désignant l’arme). Mes amis, grâce à Malow, nous avons enfin une chance de remporter la bataille.
— Que s’est-il passé au juste ? Pourquoi Syl souffrait-elle alors que nous non ? demande Harty d’une voix de souris.
— Le feu est le point faible des Sylvanos, mais ce n’est pas le seul, explique le régent. Syl a évoqué leur ouïe surdéveloppée.
Ma sève bouillonne. Je savais que cette information se retournerait contre mon peuple un jour ou l’autre.
— Partant de ce postulat, nous avons conçu un dispositif capable de générer des ultrasons inaudibles pour l’oreille humaine. Comme vous avez pu le constater.
Je me rappelle d’une discussion à propos de cette confection, juste avant mon coming-outdevant la communauté d’Anjos.
— Cela a demandé pas mal de recherches sur les anciennes technologies et de nuits blanches, ajoute Malow. Mais nous avons réussi.
Des gouttes de sueurs dégoulinent sur ses tempes. Il n’ose plus me regarder dans les yeux. Je ravale ma colère. Après le rejet de Caleb, devenir un cobaye est plus que je ne peux en supporter.
— Jak, vous plus besoin de moi alors Syl repartir travailler.
Il hésite avant d’acquiescer. Je ressens le chant de Ruka m’envelopper, mais dégage de sa douceur condescendante. En cet instant, rien ne me détournera de ces affronts consécutifs.
— Rendez-vous à la grille à la nuit tombée ! me rappelle le régent.
La tête tournée vers la porte, j’opine puis quitte la salle en courant. Seul le contact avec ma mère, la nature, apaisera mon tourment. Dans le couloir qui mène à la cour, je croise Caleb.
— Hey, comment s’est passé… ?
D’une main, je le repousse contre le mur. Il m’insulte. Ne comprend pas. J’accélère. Ses appels demeurent sans réponses. Plus tard, peut-être, ferai-je la paix avec lui.
Mellys et quelques enfants jouent dans la cour. Pas de chance. Tant pis, je supporterai leurs braillements encore quelques minutes. Ils me saluent avec des rires alors que je n’ai que mon irritabilité à leur adresser. Sans attendre, mes racines s’enfoncent dans la terre meuble, fraîchement retournée. L’effet est immédiat ; ma sève mêlée de sang ralentit. L’énergie bienfaisante de la planète dépose un baume sur mes blessures, referme les lézardes intérieures. J’esquisse un sourire. Enfin.
— Tu vas mieux ?
Je baisse mon regard vers ma jeune amie. Son iris azur cherche à cerner l’humeur dans lequel je me trouve. Elle a troqué son bandeau noir pour un tissu orange. Assorti à sa tunique. Je balaye le bâtiment des bras, cette prison humaine.
— Vous vivre séparés de la Vie dans Anjos. Béton, murs empêchent vos chants de bien circuler. Et vous pas réaliser ça.
Rio nous rejoint en courant. Il saute dans mes bras comme à son habitude.
— Petit homme Rio proche nature, expliqué-je à Mellys en reposant l’enfant. Beaucoup d’énergie. Mais adultes… bloqués. Et colère exploser. Ou tristesse consumer vous.
— Moi, ze voudrais aller dans la forêt, se lamente Rio, mais maman et les autres veulent pas.
Mellys s’accroupit à sa hauteur.
— Parce qu’elle est pleine de danger pour un petit garçon comme toi.
Il se met à taper du pied.
— Je suis un grand, pas un bébé ! geint-il. Et toi, d’abord t’y vas en cachette. Même que je t’ai vu partir une fois ! C’est pas juste !
Aussi vif qu’une tornade, Rio s’enfuit au sein de l’hôtel. Mellys semble désemparée. Je la retiens par l’épaule.
— Laisser lui partir. Rio comme boule de nerf. Vitalité trop forte parfois. Plus tard, moi montrer comment se décharger dans terre.
— Très bonne idée ! Nous devons apprendre les uns des autres. J’espère que ça ira ce soir. Que tu parviendras à les allier à nous…
Je le souhaite également. Maintenant que je me sens mieux et rassasiée, je remarque moult décorations colorées autour de nous. Des voiles ont été accrochés d’un mur à l’autre.
— Quoi c’est ? demandé-je à Mellys tout en examinant la cour.
Elle suit mon regard.
— Demain aura lieu la fête annuelle qui célèbre la préservation de notre peuple. Nécessaire pour maintenir notre moral à flot. (Sa voix se casse). Même si notre nombre diminue chaque année.
Son désarroi résonne en moi : les fusions soumettent les Sylvanos à rude épreuve et réduisent nos effectifs. Bientôt, nous disparaîtrons de la surface de la Terre à notre tour. Une fois que le Roi apposera la note finale à son opus, sur qui règnera-t-il alors ? Les Flamboyants, ses enfants sans aucune autre volonté que la sienne ? Ou bien peut-être choisira-t-il de s’endormir durant des éons. Je n’ose croire que la Terre, ma Mère que je foule avec amour, ait pu engendrer un tel monstre dans l’unique but de se défendre. D’après Diego, la clé viendrait des étoiles ; des météorites.
Je secoue mes lianes. Ce genre de suppositions ne mènera à rien. Seul le présent compte. Repenser à l’Ancien me donne envie de lui rendre visite. Percluse dans ma bulle, j’ai négligé mes amis. Cela ne se reproduira plus.
— Moi aller voir Di…
— Je vous accompagne ce soir, me coupe-t-elle d’une voix déterminée.
Je la dévisage de longues secondes en silence. Elle croise les bras sur sa poitrine, front plissé.
— Jak…
— Je sais qu’il essaiera de m’en empêcher ! s’écrie-t-elle. Je compte sur toi pour le persuader que j’ai ma place à vos côtés.
— Pourquoi si important pour toi de venir ? Dangereux.
Elle mord ses lèvres.
— Tout le monde attend de moi que je reprenne le flambeau d’Irina, mais je me fiche de gérer le linge et les ressources d’Anjos ! Je veux être sur le terrain, que Jak me forme à la diplomatie entre nos peuples ! (Elle me lance un regard larmoyant). Et puis tu seras là pour me protéger…
Je souffle, cette petite a de la ressource. Mon cœur se serre à la question que je m’apprête à lui soumettre. Mais j’ai besoin de savoir. Je saisis son fin poignet avec délicatesse.
— Et si toi accueillir Sylvanos qui a tué tes parents ?
Je devine à la stupeur de ses traits qu’elle ne s’attendait pas à ce dilemme. Elle esquisse un pas en arrière, retire son bras. Elle renifle. Empêche les larmes de couler. Je culpabilise de lui rappeler tant de mauvais souvenirs. Alors que je suis la cause de son statut d’orpheline.
— J…je ne, bégaye-t-elle.
La bouche grande ouverte, plus aucun son n’en sort. Elle serre ses poings, halète puis claque la porte en courant. Je fixe le vide que son départ a creusé. Faire face à ses émotions demande de puiser dans ses réserves d’énergies. D’où la nécessité pour les Hommes de recouvrer leur lien à la Terre. Ils n’ont aucune idée des champs qui les entourent. De leur chant. Ils se croient isolés du monde, du cosmos et, pire, de leurs pairs. Les répercussions de cette ignorance grignotent leur vigueur jour après jour. Le Roi se trompe à leur sujet ; ce ne sont que des enfants perdus à la recherche d’un guide vers la meilleure partie d’eux-mêmes. La tâche de leurs enseigner ce qu’ils ont oublié m’incombe.
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