CHAPITRE 1 - Le rêve doré
Les rêves ont cette particularité fascinante de toujours commencer par une image parfaite. Ce jour-là, sur le campus rutilant de l'École Nationale Supérieure de Management et d'Innovation, l'image était digne d'un tableau de maître : trois cents jeunes gens en toge, le regard brillant d'ambition, prêts à conquérir le monde. Ou du moins était-ce ce qu'on leur avait vendu depuis cinq ans.
L'amphithéâtre Disruption - nom choisi par un comité de douze personnes payées chacune 1500 euros la journée de brainstorming - résonnait des derniers discours avant la grande libération. Le directeur, costume sur mesure et bronzage algorithmique, pérorait sur l'avenir radieux qui attendait sa "promotion d'exception".
"L'excellence est inscrite dans notre ADN", proclamait-il avec la conviction d'un téléévangéliste en plein prime time. Une phrase que Farid Benmokhtar avait entendue exactement 2847 fois durant ses années d'études. Il avait compté, par pur esprit scientifique. Major de promotion, Farid avait cette manie des chiffres qui l'avait tantôt sauvé, tantôt perdu.
Comme ce soir de deuxième année où il avait calculé le ratio entre le prix de la scolarité et le nombre réel d'heures de cours dispensées. Le résultat, partagé lors d'une soirée d'intégration, lui avait valu deux semaines de travaux d'intérêt général à repeindre la salle Steve Jobs - ancien local à vélos reconverti en "espace d'idéation perturbatrice".
Sur les murs de l'amphithéâtre, des écrans géants diffusaient en boucle les success stories des anciens élèves. Thomas, promo 2020, "Chief Happiness Officer" dans une start-up qui vendait du bonheur en abonnement mensuel. Julie, promo 2021, "Head of Digital Transformation" dans un groupe qui n'avait toujours pas compris comment fonctionnait sa photocopieuse. Et l'inévitable Pierre-Emmanuel, promo 2019, qui avait "révolutionné le marché de la chaussette connectée" avant de faire faillite avec panache.
Dans les premiers rangs, les parents admiraient leurs progénitures en toge, smartphones au garde-à-vous pour immortaliser l'instant. La mère de Farid, elle, contemplait son fils avec un mélange de fierté et d'inquiétude. Elle qui avait passé vingt ans à nettoyer les bureaux des grands patrons se demandait si son fils allait vraiment pouvoir s'asseoir dedans.
"Et maintenant, accueillons notre major de promotion !" Les mots du directeur déclenchèrent une salve d'applaudissements millimétrés. À côté de Farid, Sophia, son binôme de troisième année, lui glissa : "N'oublie pas, tu as répété ton discours. Celui sur l'innovation et l'audace, pas celui où tu déconstruis le système capitaliste. On a déjà donné en soirée d'intégration."
Farid se leva, rajustant sa toge de location. Dans sa tête défilaient les images de ces cinq années. Les cours de "Stratégie Digitale Avancée" où personne n'avait jamais su définir le mot "digital". Les ateliers de "Design Thinking" où vingt-cinq futurs managers dessinaient des cercles sur des post-it à 50 euros le bloc. Les conférences TEDx où des gourous en col roulé noir expliquaient comment "être soi-même mais en mieux".
Au premier rang, le professeur Delacroix, expert autoproclamé en "leadership transformationnel", essuyait une larme d'émotion. Le même qui avait tenté de faire passer le visionnage de "Wolf of Wall Street" pour un cours d'éthique des affaires.
Sur l'estrade, Farid prit une profonde inspiration. Cinq ans de sa vie résumés en un bout de papier glacé. Cinq ans à déconstruire et reconstruire le monde dans des salles aux noms improbables. La salle Elon Musk pour les cours d'humilité. L'espace Mark Zuckerberg pour l'éthique des données. Et son préféré : le laboratory Jeff Bezos pour le "management bienveillant".
"Chers camarades..." commença-t-il, avant d'être interrompu par le feedback strident du micro. Même la technologie semblait vouloir participer à l'ironie du moment. Dans la salle, trois cents futures élites du business attendaient ses paroles avec la patience feinte qu'on leur avait inculquée en cours de "Soft Skills & Mindfulness".
"Nous voilà arrivés au terme de notre formation d'excellence", poursuivit Farid, savourant le goût légèrement métallique du mot "excellence" sur sa langue. "Cinq années à apprendre que l'impossible n'existe pas, sauf peut-être pour le distributeur de café du troisième étage."
Un rire nerveux parcourut l'assemblée. Dans le fond de la salle, Karim, son complice de toujours, leva un pouce approbateur. Ensemble, ils avaient survécu aux "brainstormings de rupture", ces séances où vingt personnes réinventaient la roue en la rebaptisant "solution de mobilité circulaire innovante".
"On nous a appris à penser outside the box", continua Farid, "même si personne n'a jamais su exactement où se trouvait cette fameuse box." Nouveau rire, plus franc cette fois. Le directeur se tortillait légèrement sur son siège, son sourire devenant aussi artificiel que les plantes du "jardin zen" de l'école.
"Nous sommes la génération qui va révolutionner le monde des affaires. Nous sommes agiles, innovants, décisifs." Farid marqua une pause théâtrale. "Des mots que nous avons tellement répétés qu'ils ont perdu tout leur sens, comme quand on fixe trop longtemps son propre prénom dans le miroir."
Dans le public, les parents échangeaient des regards perplexes, tandis que ses camarades de promo souriaient. Le professeur de "Transformation Digitale" - un homme qui imprimait encore ses emails - hochait la tête avec componction.
"Nous avons appris à créer de la valeur, à optimiser des process, à lever des fonds..." Farid laissa planer un silence. "Mais surtout, nous avons appris à parler pendant des heures sans rien dire, à transformer le simple en compliqué, et à mettre des anglicismes partout. Des compétences indispensables pour le monde qui nous attend."
Sa mère, au troisième rang, le regardait. Elle qui avait sacrifié tant pour lui offrir ces études ne pouvait pas saisir l'ironie douce-amère de la situation. Pour elle, ce diplôme représentait la promesse d'une vie meilleure, l'accomplissement du rêve méritrocratique français.
"Alors oui, nous sommes prêts", reprit Farid. "Prêts à intégrer ce monde merveilleux où les 'missions stimulantes' cachent des heures supplémentaires non payées, où le 'management horizontal' signifie que tout le monde peut vous donner des ordres, et où 'être passionné' veut dire accepter un salaire de misère avec le sourire."
Le directeur toussota discrètement, son bronzage virant légèrement au gris. Mais Farid était lancé, porté par cinq années de pensées inavouées. "On nous a appris à être des winners, des leaders, des game changers. À tel point que personne ici ne sait plus faire une phrase sans y glisser au moins trois mots d'anglais."
Dans le public, Sophia étouffait un fou rire pendant que Karim filmait discrètement la scène. "Future pépite de YouTube", articula-t-il silencieusement.
"Mais vous savez quoi ? On a aussi appris l'essentiel." Le ton de Farid changea, devenant presque tendre. "On a appris à se serrer les coudes quand les deadlines nous tombaient dessus comme une pluie de météorites. À transformer le stress en fou rire, les nuits blanches en souvenirs mémorables. On a appris que derrière les grands mots creux se cachaient parfois de vraies amitiés."
Le silence dans l'amphithéâtre était désormais total. Même le pigeon qui nichait habituellement dans la verrière semblait captivé.
"Alors oui, nous sommes la promotion 2024 de l'ENSMI. Une bande de rêveurs pragmatiques, d'idéalistes désabusés, de révolutionnaires en costume-cravate. On nous a promis que nous allions changer le monde." Un sourire énigmatique se dessina sur ses lèvres. "Et qui sait ? Peut-être qu'ils ont raison. Peut-être que nous le changerons vraiment. Juste pas comme ils l'imaginent."
"Car nous sommes aussi la génération qui a appris à décoder les non-dits, à voir derrière les beaux discours." Farid balaya la salle du regard. "La génération qui sait que le 'management bienveillant' n'est qu'un oxymore bien pratique, que la 'disruption' est souvent un synonyme de 'faire la même chose mais avec une app', et que l'intelligence artificielle ne remplacera jamais la bêtise naturelle."
Un silence éloquent s'installa. Le directeur, dont le sourire semblait maintenant cloué au visage par une force surhumaine, fit un geste discret vers la régie. La musique de fin commença à monter doucement.
"Alors voilà, chers camarades", conclut Farid alors que les premières notes d'une symphonie corporate envahissaient l'amphithéâtre. "Nous y sommes. Le monde nous attend. Un monde qui a besoin de nouveaux moutons, mais qui va peut-être hériter de quelques loups."
Les applaudissements explosèrent, d'abord timides puis de plus en plus nourris. Dans les premiers rangs, les professeurs échangeaient des regards inquiets, comme si leur création venait soudain de développer une conscience.
Plus tard, lors du cocktail de célébration - sponsorisé par une startup qui vendait de l'eau "digitalement purifiée" - Farid s'éclipsa dans les jardins. Le campus semblait différent ce soir-là, comme si le vernis de perfection s'écaillait doucement.
Sa mère le rejoignit, deux coupes de champagne à la main. Elle avait cet air qu'il connaissait bien, celui qui précédait toujours une conversation importante. "Tu sais, habibi", commença-t-elle en lui tendant une coupe, "quand ton père est parti, je me suis juré que tu aurais toutes les chances de ton côté. Les études, le diplôme, tout ça..."
Elle s'interrompit, cherchant ses mots. "Je voulais que tu aies le choix. Que tu puisses devenir ce que tu voulais." Elle fit un geste vers le bâtiment illuminé derrière eux. "Mais maintenant, je me demande si je ne t'ai pas poussé dans une direction qui n'est pas la tienne."
Farid sourit, touché par l'inquiétude dans sa voix. "Tu sais, maman, le système ne m'a pas eu. Il m'a donné des outils. À moi de décider comment les utiliser."
Son téléphone vibra. Un message de Sophia : "Ramène-toi, Karim est en train d'expliquer au DRH de Goldman Sachs pourquoi le capitalisme est un concept dépassé. En utilisant uniquement des termes de management."
La nuit tombait doucement sur le campus, nimbant d'or les façades high-tech. Dans quelques heures, les toges seraient rangées, les discours oubliés. Le vrai jeu allait commencer. Celui où les règles ne sont écrites nulle part, où l'excellence ne suffit pas, où les promesses se fracassent contre le mur de la réalité.
Mais ce soir, juste ce soir, Farid choisit de savourer l'instant. L'odeur du succès - un curieux mélange de papier glacé et de champagne tiède. Les rires de ses camarades qui résonnaient depuis la salle de réception. La fierté dans les yeux de sa mère.
"Vous êtes l'élite", avait dit le directeur. Peut-être. Mais pas celle qu'ils croyaient avoir façonnée.
Un dernier message fit vibrer son téléphone. Karim, encore : "Le DRH vient de me proposer un poste. Apparemment, il trouve mon 'mindset' fascinant. On fait quoi ?"
Farid éclata de rire. Le jeu commençait plus tôt que prévu.
"Tu rentres avec moi ?" demanda sa mère.
"Non, je vais rester encore un peu. Il paraît qu'on est en train de disrupter Goldman Sachs."
Elle secoua la tête, habituée à ne pas tout comprendre. "Sois prudent, quand même."
Prudent ? Non. Il serait tout sauf ça. Le monde des start-ups et du management ne savait pas ce qui l'attendait. Ils voulaient de la disruption ? Ils allaient en avoir.
Farid rejoignit la fête, son diplôme sous le bras. Dans la salle rutilante, trois cents jeunes gens en toge pensaient tenir le monde entre leurs mains. Peut-être avaient-ils raison. Peut-être était-ce leur tour de réécrire les règles.
Après tout, on leur avait appris à penser "outside the box". Il était temps de faire exploser la boîte.
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