CHAPITRE 2 - La rencontre
Si les contes de fées commencent par "Il était une fois", les histoires du monde corporate débutent invariablement par un post LinkedIn : une douce illusion qui permet de supporter la réalité.
Farid trainait sa carcasse de salon de l'emploi en forum de recrutement, son CV à la main et l'espoir en berne. Six mois qu'il écumait le circuit des chasseurs de tête depuis son diplôme, six mois qu'on lui servait les mêmes éléments de langage creux. "Votre profil nous intéresse grandement, mais vous comprenez, la conjoncture actuelle, les objectifs de rentabilité, la responsabilité sociétale de l'entreprise..." Tout ça pour entendre en off : "Un arabe dans l'open space, ça va pas le faire, vous pensez bien..."
Ce soir-là, il échoua dans un énième "meet-up" sur le thème de la diversité, organisé par un grand groupe qui clamait haut et fort ses engagements en matière d'inclusion. "Venez comme vous êtes!" proclamait l'invitation, sur fond de photo représentant une mosaïque souriante de tous les continents. Ben voyons. Farid, lui, avait surtout l'impression qu'on lui demandait de raser les murs en mode caméléon corporate.
De retour chez lui, Farid se connecta machinalement à LinkedIn, ce miroir aux alouettes de la génération start-up.
"Diplômé ENSMI 2024 - En recherche d'opportunités", clamait sa bio avec la conviction d'un slogan publicitaire pour lessive écologique. Dans son salon transformé en QG de "personal branding", douze versions de photos de profil s'étalaient sur son écran. Costume ou casual chic ? Sourire Colgate ou moue inspirée ? L'avenir de sa carrière semblait suspendu à ces questions d'une profondeur abyssale.
"Tu devrais mettre celle où tu as l'air légèrement de travers", suggéra Karim, avachi dans le canapé comme un consultant en pleine "réflexion stratégique". "Ça fait disruptif mais pas trop. Le genre 'Je peux révolutionner votre entreprise, mais je ne casserai que la moitié de vos process'."
Dans le fond sonore, BFM TV égrenait le nombre de licenciements du jour comme on annonce la météo. La start-up nation battait de l'aile, mais continuait de recruter des "talents passionnés prêts à relever des défis". Comprendre : des jeunes diplômés assez désespérés pour accepter un salaire de misère en échange d'un baby-foot et de fruits bio.
Sophia, leur camarade de promo reconvertie en gourou du réseautage digital, les bombardait de messages vocaux : "Les gars, vous devez poster au moins trois fois par jour ! L'algorithme est une divinité capricieuse qui se nourrit de hashtags et de phrases inspirantes. Sacrifiez-lui votre authenticité et il vous récompensera en vues et en likes !"
Farid soupira devant son écran. Son dernier post - une analyse faussement enthousiaste des "perspectives excitantes" du marché de l'emploi - avait généré un engagement "substantiel", comme disent les experts. Trois cents likes, cinquante commentaires, et l'étrange sensation d'avoir vendu un petit bout de son âme au dieu Marketing.
C'est alors qu'un commentaire différent apparut sous son post. Pas de "Totalement d'accord", pas de "Belle analyse", pas de "Tu as tout compris champion". Non. Juste trois mots qui claquaient comme un coup de fouet dans la soupe tiède des platitudes corporate : "L'empereur est nu."
Signé : Leïla Tazi, ENSMI 2024.
Intrigué, Farid cliqua sur son profil. La photo de Leïla détonnait dans le paysage LinkedIn : pas de pose étudiée devant un fond de bureau flou, pas de sourire "je change le monde avec mes slides PowerPoint". Juste un regard direct, presque moqueur, qui semblait dire "Sérieusement ? C'est ça votre jeu ?"
Tiens donc. Leïla Tazi. Cette fille brillante de sa promo qu'il avait toujours aperçue de loin, dans les couloirs de l'école ou au fond des amphis. Celle qui posait des questions dérangeantes en cours d'éthique des affaires et qui avait lancé un débat houleux sur le "greenwashing" en plein cours de RSE. Ils ne s'étaient jamais vraiment parlé - l'ENSMI était assez grande pour que même les étudiants d'une même promotion puissent s'éviter pendant cinq ans.
Son profil était un petit chef-d'œuvre de subversion polie. Sa bio ? "Diplômée ENSMI 2024 - Je déconstruis vos certitudes avec excellence". Sa photo la montrait dans les locaux de l'association "Nouveaux Horizons" qu'elle avait fondée en parallèle de ses études. Un espace où les jeunes des quartiers venaient préparer les concours des grandes écoles. Une épine dans le pied du système méritocratique.
"Oh, elle est forte", commenta Karim qui s'était matérialisé derrière l'écran. "Regarde son ratio engagement/bullshit. Du jamais vu. Tu te souviens de son intervention au séminaire sur l'inclusion ? Quand elle a démoli le discours du DRH de Total sur la diversité ?"
Farid parcourut le profil de Leïla avec une fascination croissante. Chaque post était un équilibre parfait entre conformisme apparent et anarchie subtile. Elle maniait les codes de LinkedIn comme un espion en territoire ennemi, se fondant dans le décor tout en le subvertissant de l'intérieur.
"Top Voice LinkedIn", "Influenceuse Positive", "Speaker TEDx"... Elle collectionnait les badges de l'establishment digital comme autant de trophées ironiques. Son dernier article, intitulé "Le guide ultime du personal branding authentique", était une masterclass de satire voilée qui avait même trompé les recruteurs les plus aguerris.
Une notification fit vibrer le téléphone de Farid. Message privé de Leïla Tazi : "J'ai adoré ton discours à la remise des diplômes. Enfin quelqu'un qui ose dire que le roi Arthur du management est à poil. Un café pour comparer nos techniques d'infiltration digitale ?"
Karim, qui lisait par-dessus son épaule avec la discrétion d'un éléphant en tutu, laissa échapper un sifflement admiratif. "La meuf est plus meta que Mark Zuckerberg. Épouse-la."
Le message suivant de Leïla tomba comme une cerise sur le gâteau de l'absurde : "PS : Je connais un café qui n'a pas de slogan inspirant sur les murs et où le wifi ne marche pas. Parfait pour comploter contre la matrice, non ?"
Farid sourit. Pour la première fois depuis la remise des diplômes, il avait l'impression de respirer un autre air que celui, raréfié, des hauteurs corporate. Il répondit : "Un endroit sans citation de Steve Jobs sur les murs ? Ça existe encore ?"
"18h au Café des Anciens Combattants de la Guerre Digitale. C'est dans une ruelle qui n'apparaît sur aucune app de géolocalisation. L'algorithme n'y a pas encore mis les pieds."
Sophia, toujours en ligne, continuait de bombarder leur groupe WhatsApp de conseils en personal branding : "N'oubliez pas : votre image est votre produit. Vous êtes une start-up unipersonnelle. Innovez-vous vous-même !"
"Tu crois qu'elle est sérieuse ?" demanda Karim en montrant le message de Leïla.
"Je crois qu'elle est la seule qui ne l'est pas. Et c'est exactement ce qu'il me faut."
Le reste de l'après-midi passa dans une brume de notifications LinkedIn. Farid regardait ses camarades de promo se transformer en avatars corporate plus vrais que nature. Leurs photos de profil ressemblaient de plus en plus à des photos d'identité judiciaire volontaires, leurs bios à des slogans publicitaires pour yaourt bio.
À 17h45, il quitta son poste d'observation digital pour s'aventurer dans le monde réel. Le Café des Anciens Combattants se révéla être un bistrot délicieusement démodé, niché dans une rue qui semblait avoir échappé à la gentrification galopante du quartier.
Leïla était déjà là, installée à une table du fond. Dans la vraie vie, son regard était encore plus moqueur que sur sa photo LinkedIn. Elle portait un t-shirt noir orné d'un seul mot : "Disruptive", mais le R était à l'envers.
"Alors", dit-elle sans préambule, "prêt à devenir le nouveau messie du management toxique ?"
Farid s'assit, surpris par cette entrée en matière directe. "Je pensais qu'on commencerait par échanger nos KPIs de personal branding."
"Oh, mais je suis très sérieuse", répondit Leïla avec un sourire qui ne l'était pas du tout. "J'ai un plan. Un plan tellement fou qu'il pourrait marcher. Et j'ai besoin d'un complice qui comprend que LinkedIn est le plus grand jeu de rôle massivement multijoueur jamais créé."
Le serveur déposa deux cafés qui n'avaient pas de nom italien et ne prétendaient pas sauver la planète.
"Je t'écoute", dit Farid, soudain captivé.
"Tu te souviens de ce qu'on nous a appris à l'école ? Comment devenir des leaders inspirants ? Des managers visionnaires ? Des entrepreneurs qui changent le monde ?"
Farid hocha la tête.
"Et si on le faisait vraiment ? Mais pas comme ils l'imaginaient. Pas pour perpétuer le système. Pour le faire imploser de l'intérieur."
Elle sortit son téléphone et montra son écran à Farid. Son profil LinkedIn affichait maintenant une nouvelle ligne : "Co-fondatrice de DisruptYourself - L'agence qui réinvente le conseil en bullshit corporate."
"Tu es folle", dit Farid avec admiration.
"Complètement. Mais pas autant que ceux qui croient sincèrement aux hashtags motivationnels." Elle se pencha en avant. "Alors, partant pour devenir le nouveau gourou de l'anti-management ?"
Farid regarda son téléphone où clignotaient encore les notifications LinkedIn. Sophia venait de poster un "Thread inspirant sur comment transformer votre anxiété en super-pouvoir professionnel".
Il releva les yeux vers Leïla. "Je marche. Mais à une condition."
"Laquelle ?"
"On garde le baby-foot. J'ai toujours rêvé d'en faire un instrument de résistance passive."
Le rire de Leïla résonna dans le café comme un manifeste joyeux contre la bien-pensance corporate. Le serveur leur resservit du café, sans leur demander s'ils voulaient du lait d'avoine ou une shot de CBD.
Dehors, le soleil déclinait sur une ville où des milliers de jeunes diplômés peaufinaient leur personal branding avec l'application d'moines copistes. Mais dans ce café oublié du dieu Algorithme, une révolution douce se préparait.
Le lendemain, le nouveau post de Farid fit sensation : "Comment j'ai appris à arrêter de m'inquiéter et à aimer le bullshit corporate.".
L'empereur était peut-être nu, mais il n'avait encore rien vu.
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