CHAPITRE 3 - La motivation

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Il existe une forme de torture moderne parfaitement légale : l'entretien d'embauche. Une pratique barbare où l'on vous demande de justifier votre existence tout en souriant, de vendre votre âme tout en restant authentique, et d'expliquer pourquoi vous rêvez depuis toujours de devenir "Business Developer Junior" dans une start-up qui réinvente le grille-pain connecté.

En ce lundi matin, Farid avait trois entretiens programmés. Une véritable course d'obstacles qui commençait chez DigiSmart ("Nous réinventons le futur du présent"), se poursuivait chez InnovCorp ("L'innovation agile au service de l'agilité innovante"), et s'achevait chez NextGen Solutions ("Votre prochaine disruption commence ici").

Premier rendez-vous, 9h. Le siège de DigiSmart occupait un immeuble en verre et acier qui semblait avoir été conçu par un architecte ayant trop joué à Minecraft. Dans le hall, un écran géant diffusait en boucle des mots comme "Excellence", "Performance", "Innovation", façon Matrix pour cadres dynamiques.

"Monsieur Benmokhtar ?" La recruteuse, une certaine Jennifer, avait ce sourire particulier qu'on n'apprend pas à l'école, celui qui dit "Je vais disséquer votre CV avec l'enthousiasme d'un serial killer" tout en restant professionnel.

La salle d'entretien ressemblait à toutes les salles d'entretien du monde : des murs blancs ornés de posters motivants, une table en verre, et cette tension particulière dans l'air, comme si on allait soit signer un contrat en or, soit se faire assassiner. Peut-être les deux.

"Alors, parlez-moi de vous." Premier piège. Cette question apparemment anodine qui vous force à résumer vingt-cinq ans d'existence en trois minutes, tout en évitant les écueils du "trop personnel" et du "pas assez corporate".

Farid débita sa tirade rodée : parcours académique brillant, stages enrichissants, passion pour l'innovation... Le grand show du candidat parfait, celui qui mange de l'excellence au petit déjeuner et rêve en code binaire.

"Très bien. Et pourquoi DigiSmart ?"

Deuxième classique du genre. Comme si quelqu'un avait un jour postulé en disant "Ben, vous étiez les seuls à répondre à mes candidatures."

"J'ai été particulièrement séduit par votre vision disruptive du marché..." commença Farid, récitant le site web de l'entreprise qu'il avait mémorisé la veille.

Jennifer prenait des notes sur son iPad avec l'application sérieuse d'un moine copiste. À un moment, son stylet s'arrêta. Elle leva les yeux, et pendant une fraction de seconde, son masque professionnel se fissura. Un regard qui semblait dire "On sait tous les deux que c'est du théâtre". Puis le protocole reprit ses droits.

"Et où vous voyez-vous dans cinq ans ?"

La question à un million d'euros. Celle qui vous demande d'être à la fois ambitieux mais pas trop, loyal mais pas soumis, réaliste mais visionnaire. "Je me vois évoluer au sein de DigiSmart, prendre des responsabilités croissantes..." La langue de bois comme seconde nature.

Puis vint l'épreuve du feu : les mises en situation.

"Si vous étiez un animal, lequel seriez-vous ?"

"Un caméléon", pensa Farid. "Un lion", répondit-il.

"Comment réagiriez-vous si un collègue vous volait vos idées ?"

"Je le balancerais par la fenêtre", pensa-t-il. "Je privilégierais le dialogue constructif", articula-t-il.

"Quelle est votre plus grande faiblesse ?"

Le grand classique. Moment parfait pour sortir le "Je suis trop perfectionniste" ou le "Je m'investis trop dans mon travail". Ces défauts qui sont en fait des qualités déguisées, comme un loup qui porterait un costume d'agneau par-dessus son costume de loup.

Jennifer rangea son iPad d'un geste mécanique avant de marquer une pause, son stylo suspendu au-dessus de ses notes. Une fraction de seconde où son regard croisa celui de Farid, un de ces moments de lucidité partagée où les masques glissent. 'C'est fou, non ?' sembla-t-elle vouloir dire, avant que le protocole ne reprenne ses droits. Elle aussi jouait un rôle dans cette grande mascarade corporatiste.

11h, InnovCorp. Nouveau building, nouvelle partie de ce jeu de rôle grandeur nature qu'est la recherche d'emploi. Cette fois, c'était un "entretien de groupe". Six candidats dans une salle, comme des gladiateurs dans l'arène, prêts à s'entre-tuer poliment pour un CDD de six mois.

"Votre mission : construire la plus haute tour possible avec ces spaghettis et cette guimauve."

Farid regarda ses "concurrents". Un type en costume trois pièces qui transpirait l'école de commerce, une fille qui n'arrêtait pas de parler de "synergies positives", un geek qui semblait avoir appris le sourire dans un tutoriel YouTube...

La scène qui suivit aurait pu figurer dans un documentaire sur le déclin de la civilisation occidentale. Six diplômés de grandes écoles, se battant avec des pâtes et des bonbons, tout en essayant d'avoir l'air "leadership" et "team spirit".

"N'oubliez pas de faire preuve d'agilité !" lança joyeusement la RH, comme si ce mot magique pouvait transformer cette farce en exercice pertinent.

15h, NextGen Solutions. Le boss final de cette journée kafkaïenne. Un building encore plus haut, encore plus brillant, encore plus vide de sens.

Cette fois, c'était un "entretien innovant". Comprendre : encore plus absurde que les précédents.

"Nous allons faire un petit jeu de rôle", annonça le recruteur, un quadra au crâne rasé qui devait passer ses soirées à lire des livres sur le "mindset des winners".

"Imaginez que vous êtes une banane dans un smoothie. Comment optimisez-vous votre intégration avec les autres fruits ?"

Farid cligna des yeux. Était-ce une hallucination provoquée par trop de bullshit corporate ? Non, l'homme attendait vraiment une réponse.

"En tant que banane", commença-t-il, se demandant à quel moment exactement sa vie avait déraillé, "je mettrais en place une stratégie d'intégration agile et inclusive..."

Le recruteur hochait la tête avec enthousiasme, prenant des notes comme si Farid venait de résoudre la faim dans le monde.

"Excellent ! Maintenant, si vous deviez pitcher NextGen Solutions à un extra-terrestre..."

Dans les toilettes du dernier étage de NextGen, Farid vomit son âme. Méthodiquement, professionnellement, comme on lui avait appris à tout faire. Penché sur la vasque en marbre italien, il regarda les restes de sa dignité disparaître dans le siphon. Le pire ? Ce n'était pas d'avoir joué le jeu qui le rendait malade. C'était de réaliser qu'il commençait à y exceller.

19h, métro. Farid contemplait son reflet dans la vitre du wagon, sa cravate légèrement de travers après cette journée de contorsions mentales.

Son téléphone vibra. Un message de Leïla : "Alors, ces entretiens ? Combien de fois as-tu dû expliquer ta passion dévorante pour l'excellence opérationnelle ?"

"J'ai dû être une banane agile dans un smoothie disruptif."

"Au moins tu as eu des entretiens", ironisa Leïla. "Moi j'en suis encore à essayer de passer le filtre des RH. Double peine : femme ET arabe. La diversité, ça fait joli sur les plaquettes commerciales, mais faut pas pousser non plus. La semaine dernière, un chasseur de têtes m'a même suggéré de mettre une photo plus... rassurante. Comprendre : moins moi."

Farid sourit. Dans sa poche, trois cartes de visite, trois promesses de "revenir vers lui". Trois variations sur le même thème : nous cherchons quelqu'un qui nous ressemble, mais qui soit différent, qui s'intègre parfaitement tout en étant unique, qui suive les règles tout en les réinventant.

Son téléphone vibra à nouveau. Mail de DigiSmart : "Suite à notre entretien... profil intéressant... malheureusement... ne correspond pas exactement... vous souhaitons bonne continuation..."

La novlangue du rejet, parfaitement calibrée pour être à la fois professionnelle et vide de sens.

Un nouveau message de Leïla : "Tu sais quoi ? On devrait écrire un guide de survie pour entretiens d'embauche. Genre 'Comment avoir l'air passionné par le KPI reporting sans perdre son âme - Les conseils d'un insider'."

Farid regarda par la fenêtre du métro. La ville défilait, constellation de buildings où d'autres candidats devaient encore jouer à ce jeu absurde, construire des tours en spaghettis, être des fruits dans des smoothies.

Demain, il recommencerait. Nouveau costume, nouveau sourire, nouvelle performance dans ce théâtre de l'absurde qu'est le recrutement moderne. Peut-être qu'il serait un yaourt dans un frigo disruptif, ou un trombone agile dans une économie circulaire.

Son téléphone vibra une dernière fois. Mail d'InnovCorp : "Nous avons le plaisir de vous convier à un second entretien..."

La roue continuait de tourner. Le cirque n'était pas encore fini.

L'empereur était peut-être nu, mais il continuait de recruter.​​​​​​​​​​​​​​​​

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