CHAPITRE 4 - La victoire
Certains appellent ça le destin. D'autres, une opportunité. Dans le monde merveilleux du corporate, on appelle ça "un matching d'agilités optimal". Pour Farid, c'était surtout la fin d'un calvaire de six mois de recherche d'emploi, trois cents CV envoyés, et cinquante-sept entretiens plus absurdes les uns que les autres.
InnovCorp - "L'innovation agile au service de l'agilité innovante". Un slogan qui se mordait la queue comme un serpent corporate particulièrement flexible. La boîte avait fait de l'agilité son mantra, de la disruption son évangile, et du bullshit son art martial.
Dans le hall, un écran géant diffusait en boucle la nouvelle campagne de "marque employeur" : des jeunes gens beaux et diversifiés bondissant en slow motion au-dessus de leurs bureaux, pendant qu'une voix off parlait de "révolution des paradigmes" et de "mindset transformationnel". En dessous, en lettres scintillantes : "Rejoignez l'élite de l'agilité".
"Monsieur Benmokhtar ?" L'office manager avait ce sourire qu'on n'apprend que dans les formations "expérience collaborateur premium". "Monsieur de Montferrand vous attend au B4.2. C'est au quatrième, l'espace 'Disruption Mindset'."
Farid traversa l'open space comme on traverse un champ de mines corporate. Partout, des petits groupes en pleine "session de co-création agile" gesticulaient devant des murs couverts de post-its. Un type en sweat à capuche pérorait sur une "blockchain quantique" pendant qu'une assemblée de costumes hochait la tête avec componction.
Le bureau d'Arnaud de Montferrand - pardon, l'"espace de dialogue transformationnel" - ressemblait à ce que donnerait le croisement entre un showroom Apple et le bureau d'un psy new age. Pas de chaise, juste des poufs multicolores. Pas de table, mais un "îlot de convergence créative" en bambou recyclé.
"Farid ! Je peux vous appeler Farid ?" L'homme qui bondissait vers lui avait la quarantaine botoxée et l'enthousiasme suspect d'un vendeur de bonheur en stage. "Installez-vous, prenez un pouf. Le bleu aide à la pensée disruptive, selon nos études en neuroscience managériale."
Farid s'enfonça dans le pouf avec la grâce d'un phoque échoué, essayant de maintenir une posture professionnelle dans ce piège à dignité en tissu recyclé.
"Alors", commença de Montferrand en se perchant sur un ballon de gym, "j'ai lu votre CV avec beaucoup d'intérêt. Major de promo à l'ENSMI, c'est... inattendu." Le mot flotta dans l'air comme un compliment empoisonné. "Vous devez être particulièrement... résilient."
"J'ai surtout eu d'excellents professeurs", répondit Farid, déjà habitué à ce genre de sous-entendus enrobés de bienveillance corporate.
"Bien sûr, bien sûr. Et dites-moi, comment vous positionnez-vous face à la diversité ?"
Farid retint un rire. La diversité. Cette question qu'on ne posait étrangement qu'aux candidats qui l'incarnaient malgré eux.
"Je la vis au quotidien", répondit-il avec un sourire poli.
"Exactement ! C'est exactement ce qu'il nous faut !" De Montferrand rebondit littéralement sur son ballon d'excitation. "Chez InnovCorp, nous avons une approche... comment dire... décomplexée de la diversité. Nous cherchons des profils qui peuvent... enrichir notre culture d'entreprise. Des gens qui apportent une touche d'... exotisme à notre excellence opérationnelle."
Le mot "exotisme" résonna dans le bureau comme un pet dans un ascenseur. De Montferrand continua de rebondir, inconscient du malaise ou trop habitué pour le remarquer.
"Nous avons d'ailleurs un programme spécial, 'InnovTalents Diversité'. Une initiative pour repérer les perles rares issues de... enfin, vous voyez." Il fit un geste vague de la main, comme pour englober tout ce qui n'était pas blanc cadre sup'. "D'ailleurs, votre profil correspond parfaitement à nos critères d'éligibilité."
"Vous voulez dire mes compétences ?" demanda innocemment Farid.
"Oui, oui, bien sûr, les compétences..." De Montferrand eut un petit rire nerveux. "Mais aussi votre... background culturel. Nous cherchons à créer des équipes vraiment... variées. C'est très tendance en ce moment, le multiculturalisme. Ça fait moderne sur les photos corporate."
Farid hocha la tête, son visage figé dans une expression d'intérêt poli pendant que son esprit hurlait de rire jaune. Il était donc ça : un accessoire de mode managériale, un tampon "diversité" à apposer sur les brochures de l'entreprise.
"Et au niveau du poste", continua de Montferrand, visiblement soulagé de revenir sur un terrain plus familier, "nous vous proposons un rôle de Product Owner Junior. Avec une évolution possible vers plus de responsabilités, bien sûr, si vous vous... adaptez bien."
Le sous-entendu était clair : montre-nous que tu peux te fondre dans le moule, petit token de la diversité, et peut-être qu'on te laissera grimper quelques échelons.
"Le package est standard pour ce type de poste", poursuivit-il en faisant glisser une feuille sur l'îlot en bambou. "Mais nous offrons des avantages uniques : salle de méditation, cours de yoga, et bien sûr notre fameux 'Diversity Day' mensuel où chacun apporte un plat de son... enfin, un plat à partager."
Farid parcourut rapidement les chiffres. Le salaire était correct, les avantages corrects, tout était désespérément correct. Comme ces films qu'on regarde en avion : pas assez mauvais pour s'en plaindre, pas assez bon pour s'en souvenir.
"Alors", demanda de Montferrand avec l'enthousiasme d'un vendeur de voitures d'occasion, "qu'en pensez-vous ? Vous vous voyez rejoindre notre grande famille agile ?"
Grande famille. Le mot était lâché. Cette expression qui dans le monde corporate signifiait généralement "on va vous exploiter mais avec le sourire".
"Je suis très intéressé", répondit Farid, surpris par sa propre capacité à mentir avec conviction. "Votre vision de l'innovation et de... la diversité correspond exactement à ce que je recherche."
De Montferrand rayonnait littéralement. Il avait trouvé sa perle rare, son quotat diversité qui parlait le corporate couramment. "Parfait ! Je sens que vous avez le mindset InnovCorp. Je vous envoie l'offre détaillée dès cet après-midi."
En sortant du building, Farid fut pris d'une envie irrésistible de se doucher. Ou de boire. Ou les deux. Il sortit son téléphone.
"Alors ?" Le message de Leïla clignotait sur son écran comme un phare dans la nuit corporate.
"J'ai le job. Je suis officiellement leur nouveau 'talent diversité'."
"Félicitations ! Enfin, je crois. C'était comment ?"
"Imagine un cours de management donné par un vendeur de CBD qui aurait avalé tous les TED Talks existants."
"À ce point ? On se retrouve au Résistant dans une heure ? Karim est dispo aussi."
Une heure plus tard, attablés dans leur QG anti-corporate, Farid leur racontait l'entretien. Karim riait tellement qu'il en recrachait presque son café.
"Un ballon de gym ? Sérieux ? Et le coup du pouf bleu pour la pensée disruptive... Ils l'ont trouvé où ce type ?"
"Formation 'Leadership Transformationnel niveau 3', probablement", répondit Leïla. "J'ai eu un entretien la semaine dernière avec son clone chez TechFlow. Il m'a demandé si je pouvais 'enrichir leur culture d'entreprise avec mes traditions'. J'ai failli lui répondre que ma seule tradition c'était de cogner les cons, mais ça aurait pas fait très diversité."
Farid joua distraitement avec son verre. "Le pire, c'est que je vais accepter. Six mois de recherche, j'en peux plus. Et le salaire est correct."
"Tu vas devenir leur mascotte diversité", dit Karim.
"Leur alibi ethnique", ajouta Leïla.
"Leur caution multiculturelle", renchérit Karim.
"La cerise brown sur leur gâteau blanc", conclut Leïla.
"Je sais." Farid soupira. "Mais peut-être que de l'intérieur..."
"On connaît la chanson", coupa Leïla. "Changer le système de l'intérieur. C'est ce qu'ils nous vendent tous. Et pendant ce temps-là, le système nous change nous."
"T'as une meilleure idée ?" demanda Farid.
"Accepte", dit-elle après un moment. "Mais n'oublie pas qui tu es. N'oublie pas pourquoi tu es là. Et surtout, n'oublie pas de nous raconter. On a besoin de rire."
"À notre nouveau infiltré !" Karim leva son verre. "Puisse ton âme reposer en paix dans les tréfonds de l'agilité corporate."
"Je propose un toast", dit Leïla en levant aussi son verre. "À Farid, notre cheval de Troie dans la start-up nation. Qu'il reste bronze dans un monde de blancs cirés."
Farid sourit. C'était peut-être ça, la vraie victoire. Pas le job, pas le salaire, pas même la fin de six mois de galère. Mais ces moments-là, avec des gens qui voyaient à travers le bullshit, qui riaient des mêmes absurdités.
Son téléphone vibra. L'offre d'InnovCorp venait d'arriver par mail. Quarante-deux pages de jargon juridique enrobé de novlangue corporate. Il survola rapidement : "mindset agile", "excellence opérationnelle", "engagement collaboratif"... Les mots dansaient devant ses yeux comme autant de petits soldats du conformisme.
"Tu vas signer ?" demanda Karim.
"Évidemment qu'il va signer", répondit Leïla. "On signe tous à un moment. La vraie question c'est : qu'est-ce qu'il va en faire ?"
Farid regarda une dernière fois le mail. En pièce jointe, une photo de l'équipe qu'il allait rejoindre : quinze sourires calibrés et lui bientôt, seizième élément, soigneusement placé au premier rang pour les futures photos corporate. La diversité, ça se montre.
"Tu sais ce qui est le plus drôle ?" dit-il en montrant la photo à ses amis. "Ils appellent ça 'la Dream Team de l'Innovation'. Comme si mettre des gens en cercle avec des post-its allait sauver le monde."
"La Dream Team..." Leïla examina la photo. "Plus blanc que ça, tu meurs. Tu vas faire tache, mon vieux. Une belle tache marron dans leur tableau impressionniste corporate."
"Je devrais peut-être me teindre en blond", suggéra Farid. "Pour une meilleure intégration agile."
"Non, garde ta couleur", dit Karim. "Mais commence à travailler ton vocabulaire. Répète après moi : disruption... mindset... blockchain..."
Ils passèrent l'heure suivante à inventer le dictionnaire du parfait employé InnovCorp. "Synergie transformationnelle", "Agilité quantique", "Disruption holistique"... Les mots volaient dans le café comme autant de bulles de savon corporate.
"N'empêche", dit Leïla après un moment de calme, "fais gaffe à toi. J'en ai vu des comme toi, des révoltés qui voulaient changer le système de l'intérieur. Au bout de six mois, ils mangeaient des graines de chia en faisant du yoga sur leur pause déjeuner."
"Pas moi", protesta Farid. "Je garde les yeux ouverts."
"C'est ce qu'ils disent tous au début. Puis un jour, tu te réveilles et tu te surprends à utiliser 'disruptif' dans une conversation normale. C'est comme ça que ça commence. D'abord le vocabulaire, puis le mindset, et avant que tu t'en rendes compte, tu es devenu l'un d'eux."
"Elle a raison", ajouta Karim. "Tu te souviens de Mehdi ? Celui qui voulait révolutionner la finance de l'intérieur ? Maintenant il donne des conférences sur 'L'art du leadership conscient'. Vingt minutes de blabla pour dire que l'exploitation c'est pas bien mais que le profit c'est nécessaire."
Farid hocha la tête. Il connaissait les risques. L'assimilation douce, la corruption progressive des idéaux. Comment rester soi-même dans un système conçu pour formater les esprits ?
"On devrait monter un groupe de soutien", suggéra Leïla. "Les Infiltrés Anonymes. Pour tous ceux qui essaient de garder leur âme en costume-cravate."
"Première règle du Fight Club Corporate", commença Karim.
"Ne jamais parler du Fight Club Corporate", compléta Farid.
"Deuxième règle", continua Leïla, "si tu commences à trouver que ton manager a peut-être raison sur le 'mindset agile', gifle-toi."
"Troisième règle : si tu te surprends à acheter un livre de développement personnel, appelle-nous immédiatement."
Ils rirent, mais derrière les blagues, il y avait une vraie inquiétude. Combien de temps peut-on jouer un rôle avant de devenir le personnage ?
"Je dois signer pour lundi", dit Farid en regardant son téléphone. "Premier jour le 15. Formation 'onboarding expérience' de trois jours, puis intégration dans mon 'tribe agile'."
"Tu vas voir", dit Karim, "dans six mois tu seras chef de projet blockchain pour grille-pain connectés."
"Dans un an", renchérit Leïla, "tu donneras des formations sur 'Comment libérer votre licorne intérieure'. Et dans deux ans, je te retrouverai en position du lotus en train de méditer sur les KPIs trimestriels."
Farid sourit, mais son sourire n'atteignait pas ses yeux. Il repensait à l'entretien, à tous ces moments où il avait hoché la tête en écoutant de Montferrand débiter ses conneries sur la diversité. À chaque fois qu'il avait ri poliment à ses blagues douteuses. À cette sensation de se trahir un peu, minute après minute.
"Promettez-moi un truc", dit-il soudain sérieux. "Si je commence à parler comme eux, si je commence à y croire... tuez-moi."
"T'inquiète", répondit Leïla. "À la première réunion où tu utiliseras 'scalable' sans ironie, je te balance par la fenêtre."
Son téléphone vibra à nouveau. Un message de de Montferrand : "Ravi de vous compter bientôt parmi nous ! PS : Pensez à apporter une spécialité de chez vous pour notre prochain Diversity Day :)"
"Il me demande déjà de jouer les représentants de commerce de la diversité", soupira Farid en montrant le message.
"Réponds que ta spécialité c'est le couscous à la disruption digitale", suggéra Karim.
"Ou le tajine blockchain", ajouta Leïla.
Ils rirent encore, mais le rire avait un goût amer. Demain, Farid signerait son contrat. Dans deux semaines, il rejoindrait la grande famille InnovCorp. Il porterait des chemises repassées, sourirait aux blagues racistes déguisées en inclusivité, et hocherait la tête aux réunions sans fin sur la transformation digitale.
Il serait leur caution diversité, leur preuve vivante que le système fonctionne. Regardez, dirait la brochure corporate, même eux peuvent réussir !
"À la victoire", dit Karim en levant un dernier verre. "Puisses-tu survivre à ton succès."
"À notre infiltré… jusqu’à ce que l’agilité t’avale tout entier. ", conclut Leïla.
Farid regarda ses amis, ces îlots de lucidité dans l'océan du bullshit corporate. Tant qu'il les aurait, peut-être qu'il ne perdrait pas totalement son âme dans les méandres de l'agilité innovante.
En rentrant chez lui ce soir-là, il croisa son reflet dans une vitrine. Costume sur mesure, coupe de cheveux impeccable, sourire professionnel. Le parfait produit de l'excellence à la française.
Sa mère serait fière. "Tu vois, habibi, je te l'avais dit que tu y arriverais."
Oui, il avait réussi. Il était devenu ce qu'ils voulaient qu'il soit. La question maintenant était : combien de lui-même resterait-il une fois le processus d'intégration terminé ?
Son téléphone vibra une dernière fois. Leïla : "N'oublie pas, lundi tu es peut-être leur diversity token, mais ce soir tu es encore toi. Profites-en."
L'empereur était peut-être nu, mais au moins maintenant Farid avait un siège au premier rang pour le spectacle.
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