CHAPITRE 5 - L’intégration
Il existe quatre expériences qui changent irrémédiablement un être humain : un déménagement IKEA, un mariage traditionnel, une naissance, et le premier jour dans une entreprise qui se définit comme une "famille agile". Cette dernière ayant l'avantage de combiner le stress des trois autres : il faut monter son poste de travail comme un meuble suédois, sourire béatement comme un jeune marié, et supporter une douleur comparable à un accouchement sans péridurale.
Pour Farid, ce grand jour commença par un mail aussi enthousiaste qu'un vendeur de bonheur en solde : "Welcome onboard! Pour votre intégration optimale dans la tribu InnovCorp, merci de suivre ce parcours initiatique en 42 étapes (ne pas sauter les étapes sous peine d'invalidation karmique de votre badge d'accès)."
Étape 1 : "Rendez-vous à 8h45 précises dans le hall pour votre Kit du Nouveau Guerrier Agile."
Étape 2 : "Séance d’intégration culturelle sur les valeurs de l'entreprise."
La journée promettait d'être aussi longue qu'un sprint planning un vendredi après-midi.
Dans le hall rutilant d'InnovCorp, une dizaine d'autres "nouveaux" attendaient déjà, l'air aussi à l'aise que des pingouins dans le Sahara. Comme pour un speed dating corporate, chacun arborait un badge avec son prénom et son "spirit animal agile". Farid découvrit le sien dans son Kit du Nouveau Guerrier : "Farid - Panda Disruptif".
"Les pandas sont connus pour leur adaptabilité innovative !" pépia Sandra, la Chief Happiness Officer, en distribuant des tote bags organiques remplis de goodies. "Et voici vos Welcome Packs : un mug personnalisé, un carnet de notes en papier recyclé, et bien sûr, le Manuel de Survie InnovCorp - édition Mindset 3.0."
Le manuel, épais comme une thèse sur la disruption quantique, contenait apparemment toutes les clés pour devenir un "agent du changement positif". Page 1 : "Votre voyage initiatique commence ici." Comme si rejoindre une entreprise de conseil était comparable à un pèlerinage spirituel version start-up nation.
La matinée démarra par une "séance d'alignement énergétique" dans la salle Zanzibar - tous les espaces portaient des noms de destinations exotiques, probablement pour compenser le fait qu'ils ressemblaient tous à des boîtes en verre aseptisées.
"Fermez les yeux", ordonna Sandra avec la voix d'une gourou du développement personnel, "et visualisez votre contribution à l'écosystème digital de demain. Inspirez l'innovation, expirez la résistance au changement."
Autour de Farid, ses nouveaux collègues semblaient osciller entre méditation transcendantale et malaise existentiel. À sa gauche, un certain Thomas - "Loutre Créative" selon son badge - tentait visiblement de réprimer un fou rire. À sa droite, Julie - "Colibri Agile" - prenait des notes avec l'application d'une étudiante le jour du bac.
"Maintenant", poursuivit Sandra, "nous allons procéder au rituel de l'intégration tribal. Chacun va se présenter en trois mots : un adjectif disruptif, un animal totem, et une citation inspirante."
Le calvaire commença. Thomas se déclara "Innovant Jaguar Just Do It". Julie opta pour "Dynamique Gazelle Think Different". Quand vint son tour, Farid faillit proposer "Satirique Serpent Hasta La Victoria", mais se ravisa. "Agile Panda Transform Or Die", articula-t-il, se surprenant lui-même par sa capacité à générer du bullshit corporate à la demande.
"Magnifique!" s'extasia Sandra. "Je sens une énergie transformationnelle dans cette promotion. Vous êtes prêts pour la phase deux : l'Intégration Culturelle."
On les conduisit dans une salle sans fenêtre rebaptisée "Innovation Chamber", un espace qui ressemblait à ce que donnerait le croisement entre une start-up et un escape game. Aux murs, des citations inspirantes semblaient hurler leur motivation : "FAIL FAST, LEARN FASTER", "DISRUPT OR DIE", "THINK OUTSIDE THE BOX (BUT STAY WITHIN COMPANY GUIDELINES)".
L'Intégration Culturelle. Ces deux mots qui, dans la novlangue corporate, signifiaient : "Voici comment nous allons doucement effacer qui vous êtes pour vous transformer en ce dont nous avons besoin."
"Chez InnovCorp", poursuivit Sandra en faisant défiler un PowerPoint aussi dense qu'un manuel de philosophie allemande, "nous ne recrutons pas des employés, nous adoptons des talents. Vous n'êtes pas des consultants, vous êtes des change makers. Vous n'êtes pas des salariés, vous êtes des intrapreneurs."
Farid nota que le mot "syndicat" n'apparaissait nulle part dans les 72 slides de valeurs corporate. En revanche, "disruption" revenait 48 fois, "agilité" 53 fois, et "transformation" semblait avoir remplacé la ponctuation.
"La clé de notre culture", continuait Sandra, "c'est l'effacement des frontières. Entre vie professionnelle et vie personnelle. Entre le bureau et la maison. Entre vos objectifs et ceux de l'entreprise."
Farid sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il repensa aux mots de Leïla : "C'est comme ça qu'ils t'ont. Pas d'un coup, mais millimètre par millimètre."
Sur l'écran défilaient maintenant les photos de la "famille InnovCorp" : des sorties team building, des séminaires au vert, des soirées pizza-code jusqu'à pas d'heure. "Votre temps libre est une opportunité de networking", proclamait un slide avec la photo d'une partie de baby-foot entre un stagiaire et un partner.
Thomas, la Loutre Créative, se pencha vers Farid : "Tu crois qu'ils nous laissent dormir chez nous ou il faut aussi disrupter ça ?"
"Excellente question Thomas !" Sandra avait une ouïe de chauve-souris corporate. "Justement, nous avons installé des pods de sieste dans l'espace détente. Parfait pour ces moments où vous serez trop passionnés par un projet pour rentrer chez vous."
Le message était clair : InnovCorp n'était pas qu'un lieu de travail, c'était un mode de vie. Une secte start-up qui ne demandait pas votre âme d'un coup, mais la prenait en leasing, mensualités déguisées en avantages sociaux.
"D'ailleurs", enchaîna Sandra en passant au slide suivant, "parlons de nos rituels d'entreprise. Chaque lundi matin, morning ceremony dans l'agora. Chaque midi, lunch & learn - on ne perd pas une minute d'apprentissage. Chaque vendredi soir, notre famous happy hour mandatory... euh, je veux dire, optionnel."
Sur l'écran s'affichait maintenant le planning type d'un "InnovCorpien épanoui" : 8h-22h au bureau, entrecoupé de moments "fun" obligatoires et de pauses "créatives" minutées. Même la machine à café était rebaptisée "Social Energy Hub".
"Et bien sûr", poursuivit-elle avec un sourire qui aurait fait pâlir un vendeur de voitures d'occasion, "nous sommes très attentifs à l'équilibre vie pro-vie perso. D'ailleurs, nous avons installé une laverie au -2. Plus besoin de perdre du temps précieux en corvées ménagères !"
Farid sortit discrètement son téléphone.
"SOS", texta-t-il à Leïla. "Je crois qu'ils essaient de me faire emménager au bureau."
"Classique", répondit-elle instantanément. "Prochaine étape : ils vont te proposer un forfait adoption de plante verte pour personnaliser ton espace de travail."
"Oh, j'allais oublier !" s'exclama Sandra. "N'oubliez pas de choisir votre plante de bureau. C'est prouvé, ça augmente la productivité de 3,7% !"
"Et maintenant", annonça Sandra comme si elle allait révéler le secret de l'immortalité, "le moment que vous attendez tous : la présentation de vos mentors !"
Une dizaine de cadres entrèrent dans la salle, arborant le sourire figé des figurants de publicité pour assurance-vie. Chacun portait un t-shirt à message censé prouver que chez InnovCorp, la cravate était aussi obsolète que la compassion : "Fail Forward", "Start Up, Never Stop", "Keep Calm and Disrupt Everything".
"Vos mentors sont là pour faciliter votre transformation d'humain lambda en guerrier de l'innovation", expliqua Sandra. "Ils vous accompagneront dans votre journey vers l'excellence opérationnelle."
Le mentor assigné à Farid était un certain Marc-Antoine, qu'on aurait dit tout droit sorti d'un catalogue "Jeune cadre dynamique - Collection Automne". Chemise impeccablement froissée, barbe de trois jours minutieusement entretenue, et ce regard particulier de quelqu'un qui a remplacé ses émotions par des KPIs.
"Farid ! Ravi de t'accueillir dans la team." Marc-Antoine parlait avec des points d'exclamation audibles. "J'ai lu ton dossier, très impressionnant. Très... diversifié, si je puis dire."
Il y eut un moment de flottement où le sous-entendu dansa malaisément dans l'air climatisé.
"Tu vas voir", enchaîna-t-il rapidement, "ici c'est différent des autres boîtes. On est vraiment... comment dire... ouverts. D'ailleurs, on a même un couscous dans notre food truck du jeudi !"
Farid hocha la tête poliment, réprimant l'envie de demander si le couscous aussi était disruptif. Il sortit son téléphone sous la table.
"Mon mentor vient de me diversity-splainer la culture d'entreprise", écrivit-il à Leïla.
"Laisse-moi deviner", répondit-elle. "Ils ont un plat ethnique à la cafét et ça fait d'eux les champions de l'inclusion ?"
"Couscous du jeudi."
"Bingo. Prochain cliché dans 3, 2, 1..."
"Et tu sais quoi ?" continuait Marc-Antoine, inconscient de l'échange. "On a même un projet super innovant sur la blockchain halal !"
Le reste de la matinée se déroula comme un épisode de Black Mirror écrit par le service RH. On leur présenta leur "tribe" (parce que "équipe" faisait trop 2010), leur "mission" (parce que "tâches" faisait trop prolétaire), et leurs "objectifs de développement personnel" (parce que "faire du chiffre" faisait trop honnête).
Le déjeuner se déroula dans ce qu'InnovCorp appelait "l'espace de sustentation collaborative" - une cafétéria en newspeak. Pas de tables fixes, bien sûr - ç'aurait été trop conventionnel. À la place, des "pods nutritionnels" modulables et des "stations de partage culinaire" où les salariés pouvaient networker tout en mastiquant des bowls au quinoa à 14 euros.
"Le repas est un moment crucial de la culture InnovCorp", expliqua Marc-Antoine en guidant Farid vers le "Healthy Corner". "C'est là que naissent nos meilleures innovations. Tiens, notre projet de digitalisation des pastèques est né pendant un brainstorming sushi."
La file d'attente au comptoir ressemblait à un défilé de mode corporate : costumes sur mesure, Apple Watch rutilantes, et cette façon particulière de tenir son plateau comme si c'était un plan de transformation digitale. Devant Farid, deux seniors managers débattaient des vertus comparées du batch cooking agile et du meal prep en cascade.
"Tu verras", poursuivit Marc-Antoine en attrapant une salade étiquetée "Boost your mindset", "ici même la pause déjeuner est une opportunité de développement personnel. D'ailleurs, à 13h30, on a un lunch & learn sur 'Comment transformer votre digestion en levier de performance'."
Farid jeta un coup d'œil discret à son téléphone.
"La bouffe est aussi bullshit que le reste", texta-t-il à Leïla.
"Laisse-moi deviner : quinoa-chia-goji servi dans des bols en bambou équitable ?"
"Pire. Ils ont un 'Chief Food Officer' qui organise des 'ateliers d'innovation culinaire consciente'."
"Mon Dieu. Sauve-toi. Ou au moins, sauve ton estomac."
Mais le pire restait à venir. L'après-midi était consacré à ce qu'InnovCorp appelait "l'immersion identitaire" - comprendre : le moment où l'on vous explique comment effacer votre personnalité pour mieux adopter la "InnovCorp Way of Life".
Dans une salle aux murs couverts d'écrans tactiles - parce que le tableau blanc, c'est has been - Sandra lança ce qui ressemblait à un TED Talk sous acide : "L'ADN InnovCorp".
"Être InnovCorpien", proclamait-elle avec la ferveur d'une évangéliste digital, "ce n'est pas un métier, c'est une identité. Une mission. Un état d'esprit." Derrière elle, un diaporama défilait au rythme de son prêche, montrant des employés modèles dans diverses situations de bonheur corporate orchestré : sourires calibrés en réunion, high-five synchronized en open space, méditation collective sur des poufs ergonomiques.
"Vous n'êtes plus simplement vous-mêmes. Vous êtes désormais des ambassadeurs de notre marque. 24/7. Sur LinkedIn, bien sûr, mais aussi sur tous vos réseaux sociaux. D'ailleurs, notre Social Media Guideline détaille en 247 pages la façon dont vous devez..."
Farid sentit son téléphone vibrer. Un message de Leïla : "Alors, ils t'ont déjà demandé de changer ta photo de profil LinkedIn ?"
"Pire", répondit-il. "Ils nous expliquent comment devenir des 'brand ambassadors' jusque dans nos vies privées."
"EXACTEMENT !" La voix de Sandra le fit sursauter. Elle le regardait, radieuse. "Farid montre l'exemple en maintenant déjà un dialogue digital actif. D'ailleurs, parlons de notre politique de communication..."
La dernière heure fut consacrée à l'apprentissage des "rituels sacrés" d'InnovCorp. Le daily stand-up où il fallait raconter sa journée en trois émojis. Le weekly mood check où chacun devait noter son niveau de "positive disruption" sur une échelle de 1 à 42. Le monthly feedback où l'on évaluait la "performance transformationnelle" de ses collègues.
"Et n'oubliez pas", conclut Sandra alors que 18h sonnait quelque part dans la matrice, "demain, nous commençons par une séance de yoga corporate à 7h30 ! La présence est... fortement recommandée pour votre développement holistique."
Farid attrapa son sac - pardon, son "kit de mobilité agile" - et fila vers la sortie comme un évadé de prison corporate. Dans le hall, Marc-Antoine tenta une dernière approche :
"Hey, quelques collègues vont boire un verre au Plug&Play, le bar branché du coin. Une excellente occasion de développer ton réseau en mode off..."
"Désolé", coupa Farid, "j'ai un... engagement préalable."
L'engagement en question l'attendait deux rues plus loin, attablée au Résistant avec deux cafés et un sourire qui n'avait rien de corporate. Leïla avait troqué son tailleur de consultante contre un jean et un t-shirt "Capitalisme 404 - System Error".
"Alors, survivant ? Premier jour dans la matrice ?"
Farid s'effondra sur la chaise. "Tu n'imagines même pas. J'ai l'impression d'avoir été kidnappé par une secte de développement personnel qui aurait fusionné avec une start-up de yoga quantique."
Le rire de Leïla résonna dans le café. Ce n'était pas un rire corporate, calibré pour un open space. C'était un vrai rire, de ceux qui vous rappellent que la vie existe en dehors des KPIs.
"Attends", dit-elle en sortant un carnet, "il faut qu'on documente ça. Phase 1 de notre infiltration : décryptage des rituels corporates." Elle commença à noter, penchée sur son carnet, une mèche rebelle tombant sur son front. Farid se surprit à observer la façon dont elle mordillait son stylo quand elle réfléchissait.
"D'abord", continua-t-elle, "on liste leurs points faibles. Leur obsession du contrôle, leur besoin maladif de tout transformer en process..."
"Leur manie de repeindre la prison en rose en l'appelant espace de liberté créative..."
Ils passèrent une heure à décortiquer les absurdités du système, leurs têtes se rapprochant insensiblement au-dessus du carnet. Leurs doigts se frôlaient parfois en attrapant leurs tasses, créant de petits moments d'électricité que chacun feignait d'ignorer.
"Et là", racontait Farid, "Sandra nous sort que la machine à café est un 'Social Energy Hub'..."
"Non !"
"Si ! J'ai même une photo du panneau."
Il sortit son téléphone, se pencha vers elle pour lui montrer. Son parfum n'avait rien à voir avec l'odeur aseptisée de l'open space. C'était quelque chose de plus réel, de plus vivant.
"Regarde le manuel qu'ils nous ont donné", dit-il en sortant le pavé de son sac. Leurs têtes se rapprochèrent encore pour déchiffrer ensemble les "commandements de l'agilité". Leurs rires se mêlaient à chaque page, créant une bulle de complicité dans le café qui se vidait doucement.
"Oh, celle-là est magnifique", pointa Leïla, son doigt effleurant la page. "'Ton manager tu aimeras comme toi-même.' Ils se prennent pour les dix commandements corporate ?"
"Attends de voir le chapitre sur la 'méditation disruptive'. Apparemment, on peut atteindre la pleine conscience en contemplant un tableau Excel."
Le serveur leur apporta deux nouveaux cafés sans qu'ils aient à commander. Il les connaissait maintenant, ces deux-là qui venaient régulièrement déconstruire le monde corporate entre ces murs. Mais ce soir, il y avait quelque chose de différent dans leur façon d'être ensemble. Une tension nouvelle, à peine perceptible.
"Tu sais", dit Leïla après un moment, "il va falloir qu'on soit plus discrets avec nos rendez-vous de conspiration. Si ton nouveau gourou corporate apprend que tu fraternises avec l'ennemi..."
"Mes rendez-vous préférés", laissa échapper Farid, avant de se reprendre. "Je veux dire, nos réunions stratégiques."
Un silence s'installa, plus éloquent que tous les powerpoints d'InnovCorp.
"On devrait peut-être établir un planning", suggéra Leïla, tentant de ramener la conversation sur un terrain plus professionnel. Mais sa voix avait changé, imperceptiblement. "Pour notre... infiltration."
"Très InnovCorp de ta part", sourit Farid. "Tu veux qu'on fasse un Gantt Chart de la subversion ?"
"Pourquoi pas ? On pourrait même créer des KPIs de résistance."
"Return On Insubordination ?"
"Taux de conversion du bullshit en actions concrètes..."
Ils riaient, mais quelque chose avait changé dans l'air. Comme si leur projet de sabotage bienveillant était devenu le prétexte à autre chose. Quelque chose qu'aucun d'eux n'était prêt à nommer.
Le café était presque vide maintenant. Dehors, Paris s'illuminait, indifférente aux drames corporates qui se jouaient dans ses tours de verre.
"Il se fait tard", dit Leïla en rassemblant ses affaires. "Demain, tu as ton yoga corporate à 7h30."
"Ne me le rappelle pas. Je suis censé 'aligner mes chakras avec la vision stratégique de l'entreprise'."
Ils se levèrent, soudain maladroits. Dans la rue, leurs pas ralentirent, comme si aucun des deux ne voulait vraiment que la soirée se termine.
"Même heure demain ?" demanda Farid. "Pour... le suivi de notre mission, bien sûr."
"Bien sûr. La mission." Leïla sourit. "On ne voudrait pas compromettre notre KPI de rebellion."
Ils restèrent là un moment, sur le trottoir, prisonniers de cet instant suspendu où tout peut basculer. Où une simple mission d'infiltration peut devenir autre chose. Quelque chose de plus dangereux encore que de défier le système.
"Tu sais", dit Leïla en jouant avec la bretelle de son sac, "je crois qu'on n'a pas encore défini nos indicateurs de performance pour..."
Farid l'embrassa. Pas comme un consultant embrasse une spreadsheet, pas comme un manager embrasse une deadline, mais comme un homme embrasse la femme qui lui fait oublier qu'il doit être quelqu'un d'autre demain matin.
Quand ils se séparèrent, le silence était plus éloquent que tous les workshops de communication bienveillante d'InnovCorp.
"C'était... disruptif", murmura Leïla.
"Très agile comme approche", répondit Farid.
"On devrait peut-être..."
"Itérer ?"
Le deuxième baiser fut encore meilleur que le premier. Quelque part dans la nuit parisienne, une tour de la Défense éteignait ses dernières lumières. Mais eux avaient trouvé leur propre façon d'illuminer le monde.
"À demain, alors ?" dit Farid quand ils se séparèrent enfin.
"Pour la mission", sourit Leïla.
"Bien sûr. La mission."
En rentrant chez lui, Farid reçut une notification LinkedIn : Sandra l'invitait à rejoindre le groupe "InnovCorp Mindfulness Warriors". Il l'ignora. Ses lèvres gardaient encore le goût du café corsé du Résistant - pas le genre de café bio-équitable-mindful qu'on servait dans les Social Energy Hubs d'InnovCorp.
L'empereur était peut-être nu, mais ce soir, dans les rues de Paris, la rébellion avait un goût de vraie vie.
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