29. Complémentarité
Alexandrina
Face à cette déclaration, l’esprit d’Alexandrina traita péniblement l’information. Elle avait l’impression de réfléchir au ralenti. Deux émotions la traversèrent instantanément ; d’abord, l’étonnement d’être la première au courant, puis la peur, grondante et menaçante, que Philéas l’apprît. Alexandrina croisa le regard inquiet d’Ariane, cette grande rousse à l’allure dégagée qui l’impressionnait par sa force de caractère. Elle l’enviait depuis le jour où elle avait compris que Philéas ne cesserait jamais de l’aimer. Ariane appartenait à son cœur et Alexandrina ne pouvait la remplacer. C’était d’ailleurs ce qui la réfrénait dans sa relation avec Philéas. Elle lui vouait certes respect et affection, mais pour qu’elle pût l’aimer pleinement, elle attendait de lui une certaine réciprocité. Elle était prête à le laisser entrer dans sa vie, mais seulement s’il faisait ses preuves. En attendant, elle se contentait de l’épauler et de lui montrer qu’il ne la laissait pas indifférente. Alexandrina cacha ce flux d’émotions qui l’envahissait et se pencha vers Ariane, l’air grave.
- Tu en es sûre ?
- Pas vraiment. En fait, quelques symptômes laissent à penser que… mais… ça ne colle pas…
Elle se tut, trop gênée d’en parler. Alexandrina prit sur elle pour l’encourager :
- Tu penses que Louis et toi…
- Oui, déglutit Ariane. Mais ça remonte à trop longtemps…
- Quand ?
- Quelques jours avant les dix-huit ans de Philéas.
Alexandrina encaissa, les sourcils froncés. Les habitants de la vallée étaient bercés depuis tous petits au rythme des traditions de leur croyance, leur vision de la vie partant du principe que Dieu les accompagnait dans chacune de leur démarche. Le mariage était une étape fondamentale pour mieux s’engager dans la foi et concevoir un enfant à deux. Quelques dérapages arrivaient, mais personne ne s’en mêlait ; cela ne relevait que de la responsabilité des deux concernés. De la part d’Ariane, il n’y avait là rien d’étonnant, compte tenu de son appartenance à un monde complètement différent de la vallée. En revanche, Alexandrina eut plus de mal à l’envisager pour Louis.
- Février, finit-elle par déclarer. En effet, c’est impossible. Et après ?
- Je ne l’ai plus approché pendant des mois entiers.
Ariane avait parlé à toute vitesse, tripotant ses doigts avec nervosité. Une bise s’engouffra dans l’espace qui les séparait et souleva leurs mèches de cheveux sur son passage, leur rappelant la dure période qui avait suivi le jour où le fenghuang s’était dédoublé. Alexandrina comprenait parfaitement les raisons de l’inquiétude d'Ariane et essaya de la rassurer :
- Philéas m’a rapidement énuméré quelques détails, ce matin. C’est peut être la quête qui a dérapé qui t’a mise dans cet état…
- Non, je suis sûre que quelque chose d’anormal se passe. Autant de nausées, de pertes d’équilibres, de changements d’humeur… ça ne m’était jamais arrivé avant. Et pourtant, des épreuves, j’en ai traversé…
- Imaginons que tu sois enceinte, la coupa Alexandrina, soudain concentrée. Même si ça paraît insensé ; comment le prendrais-tu ?
Ariane leva la tête vers les feuilles jaunes du noisetier, l’air distrait.
- Je ne peux pas me prononcer. Je ne sais pas de quoi je suis… capable ? Quelles limites m’ont été données, jusqu’où est ce que je peux aller ? À la grossesse ? À la douleur de l’accouchement ? À l’éducation d’un enfant ?
Sa voix se brisa. Elle semblait ailleurs.
- Tu… tu ne penses pas que c’est un peu précipité ? balbutia Alexandrina.
Ariane inspira profondément alors que le vent redoublait en intensité.
-Tant que Louis sera avec moi, je serai capable de tout.
Les yeux ronds, Alexandrina médita ses paroles. Elle ne la savait pas aussi sereine lors de situations angoissantes. Ariane acceptait les évènements tels qu’ils étaient, avec une dose de maturité et de recul qu’Alexandrina n’aurait jamais.
- Pourquoi moi ? s’enquit alors Alexandrina d’une voix rauque. Je veux dire… pourquoi me le confier à moi ?
S’il y avait bien une personne à qui Ariane devait l’annoncer, ce n’était certainement pas la fiancée de Philéas. Elle esquissa un faible sourire et baissa les yeux.
- Aucune idée. J’en avais besoin ici, maintenant, avec toi. La vie fait bien les choses, n’est-ce pas ?
Alexandrina cilla, décontenancée. Elle n’était pas sûre d’avoir compris.
- Bien les choses ? C’est de l’ironie ?
- Ce n’est pas ton avis ? demanda Ariane en se décalant pour mieux attraper une noisette.
- Je ne sais pas… j’ai toujours pensé que tu me voyais comme une intruse.
Un air ahuri marqua le visage pâle de la rousse, puis elle explosa de rire.
- Une intruse ?
Alexandrina rougit sans pouvoir s’empêcher de s’esclaffer :
- Ce n’est pas drôle.
- C’est mal me connaître !
- En fait, j’ai eu la désagréable sensation de casser quelque chose. De vous déranger et de chambouler votre relation, en quelques sortes, avoua-t-elle à petite voix.
C’était la première fois qu’Alexandrina se confiait sur ses appréhensions passées. Ariane redevint aussitôt sérieuse. Elle aplatit ses deux mains au sol et avança le bassin.
- Tu n’as rien chamboulé du tout, murmura Ariane. Philéas et moi sommes les seuls coupables.
Alexandrina fut rassurée qu’Ariane s’ouvrît aussi facilement. Elle avait toujours eu peur d’aborder le sujet. Maintenant qu’elle avait mis les pieds dans le plat, elle devait poursuivre.
- Je ne pense pas que tu aies été coupable. Philéas a commis une énorme erreur, répondit calmement Alexandrina.
Malgré l’obscurité du ciel gris qui les enveloppait, les prunelles vertes d’Ariane transpercèrent celles d’Alexandrina par leur clarté. Ses fins sourcils s’étaient haussés tant cette réponse était inattendue.
- Tu…
- Oui, je le pense, confirma Alexandrina en plongeant ses mains dans les feuilles mortes.
- Mais comment fais-tu…
- Tout de suite, j’ai su, j’ai vu à son regard qu’il ne se pardonnerait jamais. Ça m’a bouleversée. Alors, pour lui, pour nous deux, dès le jour où j’ai su que je lui étais destinée, je ne me suis effacée pour mieux le soutenir. Pour lui faire comprendre qu’il n’avait pas à se pardonner parce que je l’avais déjà fait à sa place. C’était spontané ; je n’ai pas réussi à lui en vouloir.
- Je ne comprends pas…
Ariane parlait avec prudence, le front plissé :
- Tu dis ne pas t’être sentie à ta place, mais tu avais forcément conscience que ce n’était pas de ta faute, puisque…
Elle s’arrêta avant de reprendre :
- Non, ce n’est pas ce que je voulais dire.
- Si… tu voulais le dire. J’ai conscience que Philéas a été d’une méchanceté sans limite, sourit-elle tristement. Mais d’un autre côté, je sentais bien qu’il n’était pas prêt à m’accepter, alors je m’en suis voulue, et je m’en veux encore de ne pas avoir pu combler le vide en lui. J’imagine que c’est humain. Tu vois, Ariane, il y a un point sur lequel on se rejoint.
- Quoi donc ?
- Tu as su le pardonner malgré ce qu’il t’a fait. Tu as été d’une conciliation inouïe. Beaucoup ne comprendraient pas ta réaction. Et tu sais pourquoi nous avons agi ainsi, toutes les deux.
- Tu l’as dit toi-même. C’était spontané.
- C’est bien plus que ça, Ariane. C’est parce qu’on sait qui il est réellement.
Ariane ouvrit la bouche pour répondre mais Alexandrina la coupa aussitôt :
- Je sais ce que tu vas dire. Tu le connais depuis bien plus longtemps que moi. Mais lorsque l’oiseau s’est dédoublé pour me choisir, j’ai ressenti l’infime conviction que nous ne faisions qu’un. Et je l’ai constaté au fil des mois, en l’observant. C’est pour ça que, tout à l’heure, je te parlais de l’avoir pardonné à sa place. Tous les deux, on se complète d’une certaine manière, mais il ne le sait pas encore ?
Ariane secoua doucement la tête.
- Il s’y prend tellement mal avec toi…
- C’est normal. Il faut du temps pour ces choses là, soupira Alexandrina.
- Tu as été une grâce, pour lui. Tu le sais ça ?
- Et il a été une grâce pour moi.
- Vraiment ?
- J’avais perdu mon oiseau quelques mois avant. Un oritum. Tu sais, ces petites boules de plumes blanches que l’on retrouve à la pouponnière ?
- Oui, les enfants les adorent, susurra Ariane. Ils ont un instinct maternel très émouvant. En fait, ça ne m’étonne pas que l’un d’eux t’ait choisie… ça a dû être une épreuve terrible pour toi.
Elle la regardait avec une compassion infinie. Alexandrina sentit les larmes monter à ses yeux face à sa gentillesse. Peu de monde s’était soucié de son état après la mort de son oiseau ; c’était comme une partie de son âme qui s’était détachée d’elle, un bout manquant qu’elle n’arrivait pas à laisser partir.
- Je l’avais appelé Flocon. À sept ans, on se réfère à ce qu’on voit, tu sais, dit-elle en reniflant. Je n’avais pas plus réfléchi que ça.
Ariane passa un pouce sur la larme qui venait de tomber sur sa joue.
- Je n’ai pas fait mieux avec Flamme, tenta-t-elle d’alléger l’atmosphère. Que s’est-il passé ?
- Il a toujours été plus petit que les autres, plus faible, aussi. Je devais constamment l’enrouler dans une serviette chaude et, quand on sortait, le garder dans ma poche. Je ne l’ai jamais vu voler. Et… alors que je commençais tout juste mon métier d’oiselière, j’avais été tellement distraite la journée que le soir, j’avais fermé la pouponnière à clef, persuadée qu’il se trouvait dans ma poche. Ce qui n’était pas le cas. En rentrant chez moi, j’ai paniqué. Je suis retournée à la pouponnière et l’ai cherché partout. Puis en faisant le tour, je l’ai trouvé au pied d’une fenêtre, recroquevillé sur lui-même. Il avait essayé de me rejoindre en passant par là. Et il en est mort, acheva-t-elle en réprimant violemment une montée de larmes. Ce qui me peine le plus, c’est de m’être battue pour sa survie, pour qu’il meure ensuite inutilement à cause d’un simple oubli de ma part.
- Ma pauvre Alexandrina, souffla Ariane.
- Bien évidemment, j’ai perdu mon travail. Sans lui, je ne pouvais pas exercer, même si honnêtement, même quand il était vivant, je me passais facilement de lui… je suis restée enfermée chez mes parents pendant des mois. Jusqu’à ce que l’on m’annonce que j’étais choisie parmi d’autres filles pour la célébration du fenghuang.
- Et ça t’a réjouie ?
- Pas vraiment. Une fois que je suis triste, j’ai du mal à émerger. Et je ne connaissais pas Philéas, je n’avais aucune envie d’être mariée de force à un inconnu. C’est seulement quand je l’ai vu se battre pour te prouver qu’il tenait à toi, puis s’avancer vers moi complètement anéanti, que j’ai su qu’il était de mon devoir de m’occuper de lui. Mon meneur est tombé du ciel comme une seconde chance.
- Tu l’as pris sous ton aile, remarqua Ariane.
- Au début, oui. Mais j’ai su démêler l’instinct protecteur d’une affection toute particulière, à force de passer du temps avec lui.
- Tu ne peux pas savoir comme ça me soulage d’entendre ça. J’avais tellement peur que tu aies une mauvaise image de lui, à cause de… tout ça. Mais finalement, tu as très bien cerné son caractère.
- Il est en conflit permanent avec lui-même, murmura Alexandrina.
- Oui. Et il faut que quelqu’un soit là pour l’apaiser. Le huang n’aurait pas pu faire meilleur choix, annonça fièrement Ariane.
- Oh… merci. Enfin… j’espère que tu as raison.
Les paniers étaient tous remplis à ras bord. Les deux jeunes filles échangèrent un regard complice. Elles avaient bien discuté, et accompli leur tâche avec grand soin. Un rayon de soleil à travers les nuages éclairait le tas de noisettes aux reflets luisants. Elles avaient l’air délicieuses. Alexandrina constata que les garçons ne se trouvaient plus dans le jardin ; ils étaient sans doute déjà rentrés. Elle s’empara du panier, se leva et épousseta son collant couvert de feuilles. Ariane fit de même et, bras dessus, bras dessous, elles traversèrent l’étendue d’herbe dans le sifflement du vent. Elles avancèrent jusqu’à la baie vitrée et, avant de l’ouvrir, elles aperçurent les silhouettes d’Endrick et de Philéas.
- Tu vas leur annoncer ? chuchota Alexandrina.
Ariane soupira.
- Comme je n’en suis pas sûre, je ne préfère pas. Pas à Philéas, en tout cas. Mais je vais essayer de confier mes doutes à Endrick.
- Vous êtes comme les doigts de la main, tous les deux, commenta Alexandrina.
- C’est vrai, dit Ariane, amusée.
Lorsqu’elles entrèrent, Endrick les accueillit les deux bras levés vers le ciel. Leurs paniers de noisettes étaient disposés sur la table de la salle à manger ; debout, ils séparaient les fruits abîmés de ceux qui étaient encore bons.
- Vous voilà enfin.
- Pas trop tôt, déclara Philéas, un fin sourire aux lèvres, tête penchée vers la table.
Les entrailles d’Alexandrina se serrèrent en entendant sa voix. Elle se dirigea discrètement vers la table pour poser les paniers pendant qu’Ariane rejoignait ses amis.
- Où est Colin ?
- Je crois qu’il est monté voir Justine, répondit Endrick.
- Ils m’embêtent un peu, ces deux-là.
Alexandrina tira une chaise sans écouter la suite de sorte à s’éclipser le plus possible. Elle jetait des coups d’œils de temps en temps à Philéas, mais celui-ci était trop occupé à écouter Ariane, un pli entre les sourcils. Il n’avait pas changé depuis ses dix-huit ans. La petite coupure sur sa joue gauche n’avait pas bougé, signe de sa maladresse lorsqu’il se rasait. Ses yeux bruns se perdaient dans le vague, toujours soulignés par d’étroites cernes. Endrick semblait avoir plaisanté, puisqu’un bref rictus vint prononcer les pattes d’oies aux coins de ses yeux. Alexandrina s’était enfermée dans sa bulle au point de n’entendre que le son de leur voix. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir un jour maintenu un long contact visuel avec Philéas. Il avait toujours été très fuyant. Un énième regard et elle vit Ariane engager une conversation avec lui. Détendu, il retroussa les manches de son pull alors qu’Endrick le bousculait à l’épaule. Elle revint finalement à la réalité au moment où Endrick pointa du doigt les paniers autour d’elle.
- Vous en avez fait moins que nous.
- Parce qu’on a fait attention à ne pas en prendre des toutes noires, nous, dit Ariane en tirant la langue.
- Ou parce que vous avez beaucoup discuté, rit Philéas.
- Surtout, oui, ricana Endrick en croisant les bras.
Ariane leva les yeux au ciel et prit Endrick par l’épaule.
- Toi, tu viens avec moi.
- Je n’ai pas le choix, apparemment.
- S’il te plaît, articula-t-elle entre les dents.
- D’accord, d’accord, répondit-il, étonné.
- On vous laisse. Je n’en ai pas pour longtemps.
Elle se faufila derrière la baie vitrée, Endrick sur ses talons qui la suivait bêtement, les mains dans les poches. Ses manches de chemise déboutonnées au poignet flottaient et, à mesure qu’ils s’éloignaient, le silence se faisait de plus en plus pesant dans la pièce.
- Tu ne veux pas une chaise ? lança innocemment Alexandrina.
Surpris, Philéas leva la tête vers elle puis sourit.
- Attends, j’arrive.
Il empoigna la chaise sur sa droite et contourna la table pour la placer à côté d’elle. Il se pencha pour attraper le bol qu’il entamait et s’assit. Son coude n’était qu’à quelques millimètres du sien.
- J’ai vu que vous aviez parlé, avec Ariane, dit-il soudain.
- Mhhh.
- Tu… enfin, vous vous entendiez bien ?
Il était bien moins décontracté qu’avant. Les avants-bras sur la table, il piochait quelques noisettes sans grande conviction. Alexandrina étouffa un rire impulsif.
- Oui, on s’entend bien. Elle est gentille.
Il hocha la tête, une courte mèche noire tombant sur son sourcil. Alexandrina le questionna du regard, ses grands yeux bleus cherchant à fouiller les siens ; mais il l’évitait, encore.
- Ça te préoccupe ?
- Non, bien sûr que non. Ça me fait plaisir, au contraire.
- Tu sais… à part ce qui s’est passé avec Constance et Gabriel, tu ne m’as pas vraiment dit les choses comme elles étaient.
- Comment ça ?
- J’ai vu que ça allait mieux, avec Endrick. Et avec Ariane, aussi.
- Oui, on essaye, petit à petit… je crois qu’ils ne me détestent pas trop.
Elle voyait bien que c’était encore un sujet douloureux pour lui et que ses phrases teintées d’humour étaient son seul moyen de cacher sa gêne.
- Et toi… tu vas mieux ? osa-t-elle.
Ses yeux se risquèrent à la regarder sur le côté, puis il s’arma à nouveau d’un grand sourire.
- Ça va, oui. Ne te fais pas de soucis.
Sa voix chevrotait, mais il le camoufla par un raclement de gorge. Alors, comme elle avait l’habitude de le faire dans ces moments là, Alexandrina posa sa main sur le dos de la sienne pour le réconforter. Ils avaient déjà passé des heures dans cette position, l’un à côté de l’autre, sans bouger. Leurs contacts se réduisaient à des gestes discrets, à un silence révélateur. Mais cette fois-ci, Philéas écarta lentement ses doigts et éleva sa main pour laisser ceux d’Alexandrina glisser à travers les siens. Celle-ci le laissa faire sans le quitter des yeux, tremblante.
- Je te demande pardon, murmura-t-il.
Elle ferma les yeux pendant plusieurs secondes. Elle ne s’était pas préparée à cela. Il laissa tomber leurs mains entremêlées dans le vide dans un élan de lassitude. Inerte, il fixa la table, en attente d’une réponse.
- Tu n’as rien fait, finit-elle par dire à demi-voix.
- Justement.
Elle inspira, hésita puis, après s’être décalée, posa sa tête sur son épaule en un effleurement délicat.
- Je ne veux pas que tu continues à te torturer comme ça, marmonna-t-elle. C’est mauvais.
- Non… émit-il faiblement. Tu ne comprends pas.
Elle releva le menton vers lui. Son sang ne fit qu’un tour dans ses veines lorsqu’elle découvrit un éclat d’espoir dans ses yeux. Il avait quelque chose de changé ; outre le fait que la quête l'eût affaibli, Alexandrina discerna dans son regard une once de sincérité. Sa posture relâchée changeait de la raideur qui avait longtemps réfréné ses mouvements. Il était passé de la rancune à l'acceptation. Il avait grandi.
Alexandrina ne s’était pas rendue compte que leurs visages s’étaient rapprochés. Elle sentit son coeur battre dans ses tympans à toute allure. Elle ne comprenait pas cet intérêt soudain qu'il lui portait. Il osait enfin franchir la distance dans laquelle ils s'étaient confortés, de peur de se heurter chacun à leur propre vulnérabilité.
Il pencha alors la tête vers elle et le bout de leurs nez se touchèrent. Ils se cherchèrent tous deux durant une longue minute, suspendus dans le temps, incapables de se trouver.
Puis, soudain, Philéas déposa un baiser furtif sur ses lèvres.
Ce passage en coup de vent remua en elle un flot d'interrogations. Elle avait à peine eu le temps d’y répondre. Il guetta sa réaction et, voyant qu'elle ne réagissait pas, assise sur le bout de sa chaise d'un air hébété, il s'approcha un peu plus. Ils s’observaient si consciencieusement qu’elle se surprit à s’impatienter. L'instant gonfla telle une bulle géante, jusqu'à exploser au moment où Philéas déposa, plus longuement que la première fois, ses lèvres sur les siennes avec une profonde tendresse.
Mille frissons parcoururent ses membres engourdis.
Subjuguée par cet élan spontané, elle resta figée sur place, puis, progressivement, elle y répondit, se laissant emporter par les sensations papillonnantes au creux de son estomac. Elle haussa les sourcils en sentant la main froide de Philéas glisser derrière son oreille ; une explosion d'euphorie quitta son coeur pour se propager dans ses veines, si puissante qu'elle dut fermer les yeux. Ils finirent par appuyer leur front l’un contre l’autre dans un mutisme absolu.
- Philéas ?
Elle attrapa ses mains devenues chaudes qui parcouraient ses cheveux nattés. La voix éraillée de son fiancé lui parvint en un souffle :
- Oui ?
Elle hésita. Il n’attendit pas la suite et l’embrassa à nouveau. Entre deux baisers, elle lui confia :
- C’est la première fois que j’embrasse un garçon.
Il rit doucement contre ses lèvres. Elle ne s’était jamais sentie aussi bien de toute sa vie.
* * *
Le reste de l’après-midi, Alexandrina et Philéas flânèrent dans le jardin, marchant en rythme main dans la main. Ils attendaient, tout comme les autres, l’arrivée de Pia. Justine avait réussi à sortir de son lit et à l’appeler par la fenêtre. Elle avait même disposé des graines sur le rebord. Accoudée, elle refusait de la quitter, surveillant les nuages moutonneux poussés par le vent. Après le repas du midi, Alexandrina l’avait surprise en train de refuser la proposition de Colin de venir s’installer à ses côtés. Celui-ci avait grommelé trois mots à peine audibles et avait failli bousculer Alexandrina en sortant. Elle les connaissait mal, mais elle avait le souvenir qu'ils entretenaient une relation fusionnelle. Elle s’était apparemment trompée. Elle soupira et repensa à la fin de matinée qui avait éclairé les dernières pensées qui l’avaient accablée.
- À quoi penses-tu ? lui demanda Philéas.
- À nous…
Il s’arrêta, anxieux.
- C'était peut-être un peu brusque.
- Non...
- Je ne voulais pas te blesser.
- Non, ce n’est pas ça.
- Tu as besoin qu’on en parle ?
- J’aimerais juste que tu sois honnête avec moi.
Il passa une main sur ses paupières et, confus, il bafouilla :
- C'est vrai que... oui, on aurait dû en parler avant.
Il soutint son regard et expliqua :
- Cette quête nous a permis de prendre de la distance pour mieux nous retrouver. J’ai… j’ai énormément réfléchi, si tu savais, comme j’ai réfléchi…
- Mais je ne suis pas Ariane, le coupa Alexandrina, les yeux assombris par la peine.
- Justement ! C'est parce que vous n'êtes pas la même personne que j'ai appris à me détacher d'elle, pour te découvrir toi, je dirais même, nous découvrir à deux. C'est vrai, j’ai pris de mauvaises décisions... pour une amourette.
- Ce n’était pas une amourette, Philéas.
- C’en était une, mais je l’ai trop prise à cœur. Maintenant, avec du recul, je prends conscience que c’est plus devenu une obsession qu’autre chose. Ce n’était pas sain, et… Alexandrina, regarde moi, insista-t-il.
À contrecœur, elle planta son regard rempli de larmes dans le sien.
- En te revoyant, j’ai compris que c’était bien plus que ça. Que toi et moi, c’était évident, parce que ça ne s’explique pas, parce que mon oiseau a fait le bon choix. Je me suis trop concentré sur mon propre malheur, alors que la lumière de ma vie se trouvait juste devant moi.
Alexandrina essuya ses joues.
- Tu as tenu jusqu’au bout, pour moi, et tu étais prête à continuer. Je n’en valais même pas la peine, marmonna-t-il, le menton baissé. J’espère juste qu’un jour, tu sauras me pardonner pour tout le mal que j’ai causé.
Elle n’arrivait pas à s’exprimer, trop secouée pour aligner deux mots. Toutes les peines qu'elle avait ressenties se relâchaient dans ses pleurs. Philéas la ramena contre lui pour qu’elle pût s’y réfugier. À mesure qu’elle pleurait, ses larmes de chagrin se mêlaient à un sentiment de soulagement intense. Elle se détestait de réagir à fleur de peau dans un moment pareil, alors que c’était à elle de prendre soin de lui, et non l’inverse.
- Je ne partirai pas, lui promit-il.
Au creux de ses bras, les appréhensions d’Alexandrina s’estompèrent.
- Je sais.
Il dégagea son front et l’embrassa brièvement. Elle le serra un peu plus fort contre lui, la joue écrasée contre son pull.
- Phil !
Le son de la voix de Colin les ramena à la réalité. Philéas se tourna vers lui, une main glissant le long du dos d’Alexandrina. Elle ne voulait plus le quitter, mais à l’expression de Colin, elle sut qu’il était temps de passer à autre chose.
- Qui a-t-il ?
- Ça y est, Pia est de retour avec la couronne.
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