Chapitre 1

7 minutes de lecture

Joy avait pensé à cette rencontre maintes et maintes fois. Des années à observer le parc animé du haut de sa fenêtre, avec ses passants qui allaient et venaient sans cesse. En fait, ce n’étaient pas les autres qui l’intéressaient. C’était elle, la Dame du parc, celle qui venait s’asseoir chaque jour, à la même heure et à la même place, dos à elle. Celle qui regardait les enfants s’amuser dans les quelques jeux qu’il y avait, là. Puis elle a grandi, et a compris qu’elle ne surveillait personne, et qu’aucun passant ne se dévouait à lui parler.

Depuis la primaire et jusqu’à l’université, Joy préférait s’asseoir à sa fenêtre regarder ses moindres faits et gestes plutôt que de passer le temps avec son père, Michael. Sa manière de l’appeler traduisait l’amour qu’elle lui portait : Michael. Une fille qui s’adressait à son père par son prénom. Joy n’aimait pas son père. Il était là, mais absent, toujours assis dans le salon, un verre à la main.

Mais Joy aurait aimé sa mère si elle avait encore été là. Elle était décédée quand elle n’avait que quatre ans. Pour la jeune femme, sa mère n’était pas morte. Non, elle veillait sur elle.

L’un des rares souvenirs joyeux que Joy avait de son enfance, c’était les gâteaux au chocolat qu’elle faisait avec sa mère, tous les mercredis après-midi. À l'époque, elle n'en avait peut-être pas conscience, mais elle était heureuse. Un jour, elle attendait impatiemment que le gâteau cuise, assise en tailleur devant le four. Les rires et les chants de sa mère remplissaient la pièce, mais les yeux de Joy étaient rivés sur leur préparation qui gonflait lentement. Sa concentration était telle qu’elle n’entendit pas sa mère tomber sur le sol. L’unique chose qu’elle vit, c’était du visage apeuré de son père qui criait à l’aide. Joy s’était mise à pleurer. Le gâteau allait cramer si elle ne le surveillait pas. Mais personne ne se préoccupait pas du gâteau. Elle ne comprenait pas.

Ce fut la dernière fois qu’elle fit un gâteau au chocolat. Ce fut la dernière fois que Joy vit sa mère. Elle avait fait un arrêt cardiaque.

Alors ce qui lui donna le courage de descendre les marches de son appartement pour rejoindre le parc, c’était l’espoir de retrouver cet amour maternel qu’elle cherchait tant.

Joy s’approcha lentement du banc. Le parc qu’elle pensait si familier vu d’en haut était en réalité immense. Il faisait froid, mais cela ne dérangeait pas les multiples passants. Elle non plus n’avait pas froid. Sa silhouette immobile désormais à quelques centimètres d’elle partageait ses pensées entre peur et excitation.

Joy avait attendu ce moment si longtemps que, sans même s’en rendre compte, son corps la propulsa devant la Dame du parc. À cet instant, aucun mot ne lui vint. Elle resta figée, sans voix, fascinée par ce visage qu’elle avait tant de fois observé de loin. La première chose qui lui traversa l’esprit fut qu’elle était belle. Vraiment belle, comme Daniela, sa meilleure amie. Sauf que Daniela était blonde, et cette femme, non. Ses cheveux bruns tombaient comme les siens, et bien que son visage témoignait du temps passé, elle dégageait un certain charme qui envoûta immédiatement Joy.

Leurs regards se croisèrent pour la première fois, et Joy sentit ses jambes trembler sous l’effet d’un étrange mélange de peur et de curiosité. Elle voulut s’excuser, se retourner, partir en courant. Mais avant qu’elle n’ait trouvé le courage de dire ni de faire quoi que ce soit, la Dame du parc fit un geste simple, mais inattendu : elle tapota doucement la place à côté d’elle, l’invitant à s’asseoir.

Joy hésita.

Elle scruta brièvement les environs, comme si elle cherchait la permission ou une raison de fuir. Devait-elle s’asseoir à côté de cette inconnue, qu’elle connaissait uniquement à travers la vitre de sa chambre ? Mais déjà, elle savait que sa décision était prise. Sans vraiment réfléchir, elle s’installa sur le banc, les mains crispées sur ses genoux d’inquiétude.

La Dame, impassible, reprit sa contemplation de l’horizon, comme si la présence de Joy n’avait rien de surprenant, comme si c’était là pour elle une routine. Pourtant, pour Joy, cette rencontre avait quelque chose de réconfortant. Personne ne s’était jamais assis à côté de cette femme. Pas une seule fois, pendant toutes ces années.

Le silence devenait lourd, presque oppressant. Dans un élan de courage, Joy le brisa, sa voix légèrement tremblante.

— Est-ce que… vous venez souvent ici ? demanda-t-elle, réalisant par la même occasion qu’elle venait de prononcer ses premiers mots à cette femme qu’elle observait depuis si longtemps.

Sans même tourner la tête, la Dame répondit d’une voix douce, apaisante.

— Chaque jour, oui.

Le sourire énigmatique qu’elle esquissa n’échappa pas à Joy, attisant encore plus sa curiosité.

— Qu’est-ce que vous attendez ici ? risqua-t-elle, sa question remplie d’une hésitation palpable.

La dame tourna enfin la tête vers elle, ses yeux bleus capturant l’attention de Joy.

— J’attends, répondit-elle simplement.

À ce moment, plein de questions se bousculaient dans la tête de Joy. Qui ? Quoi ? Pourquoi ? Et, finalement, elle ne put se retenir.

— Qu’attendez-vous exactement ?

La dame ne répondit pas tout de suite. Pendant un instant, le silence du parc sembla s’étirer, renforçant l’étrangeté du moment.

Après une pause qui parut interminable à Joy, elle répondit enfin, avec ce même calme :

— J’attends que quelqu’un vienne s’asseoir à mes côtés.

Elle tourna alors son regard vers l’étudiante, un sourire mystérieux aux lèvres.

— Tu en as pris, du temps.

Un frisson glacé parcourut Joy, une sensation étrange qui lui serra le ventre. Ses mains devinrent moites, et elle resserra instinctivement ses genoux.

— Mais… vous attendez depuis des années, murmura-t-elle, troublée. Personne n’est venu vous voir avant moi ?

La dame ne sembla pas perturbée par l’idée qu’elle avait été observée. Sa réponse fut aussi simple que troublante :

— Tout comme toi, répondit-elle.

Cette réponse fit écho dans l’esprit de Joy. Cela semblait à la fois logique et profondément déconcertant. Elle aussi avait attendu ce moment pendant des années, sans même savoir pourquoi.

La dame réajusta délicatement le col de son manteau, son geste précis et lent, avant de plonger à nouveau son regard dans celui de Joy.

— Comment t’appelles-tu ?

Joy hésita une fraction de seconde, mais la réponse vint naturellement. Elle ignorait pourquoi, mais elle lui faisait confiance. Peut-être à cause de cette bienveillance apparente dans ses yeux.

— Joy, murmura-t-elle. Je m’appelle Joy. Et vous ?

La question fut balayée comme la brise légère. La Dame esquissa un léger sourire, comme si son nom n’avait aucune importance.

— As-tu des amis, Joy ?

La mâchoire de Joy se crispa légèrement à cette question inattendue.

— Pas vraiment, répondit-elle dans un souffle. Mais il y a Daniela, ma meilleure amie.

La dame hocha lentement la tête, comme si cette réponse avait déjà du sens pour elle.

— Aimes-tu Daniela ? demanda-t-elle d’un ton aussi doux qu’intrusif.

La question déstabilisa Joy. Pourquoi demandait-elle cela ? Et si vite ?

— Bien sûr que je l’aime. C’est ma meilleure amie, c’est évident.

La femme hocha de nouveau la tête, sans quitter Joy des yeux.

— Et Daniela, elle t’aime, toi ?

Le front de Joy se plissa sous l’effet de la confusion.

— Évidemment… Pourquoi cette question ?

La dame esquissa un autre sourire, énigmatique comme toujours.

— J’essaie juste de te connaître, Joy. Tu sais, j’ai attendu longtemps pour te rencontrer.

Cette phrase fit son chemin dans l’esprit de Joy, et sans qu’elle puisse vraiment l’expliquer, elle sentit un étrange apaisement. Comme si elle avait enfin trouvé quelqu’un qui la comprenait, quelqu’un qui semblait la connaître avant même de l’avoir rencontrée.

Son sourire s’adoucit.

Elle ne savait presque rien de cette femme. Juste qu’elle avait les cheveux bruns, les yeux bleus, et des rides. Mais cela lui suffisait. Pour l’instant, c’était tout ce dont elle avait besoin.

Le silence retomba entre elles, lourd mais étrangement familier. Joy avait mille questions à poser, mais quelque chose la retenait, comme si elle ne devait pas précipiter les choses. Le regard de la Dame du parc, serein et plein de patience, semblait lui signifier qu’elle pouvait attendre. Tout arriverait en temps voulu.

— Tu reviendras demain ? demanda la Dame, sans quitter l’horizon des yeux.

Joy n’avait jamais été du genre à se lier rapidement à quelqu’un. Elle préférait la solitude, souvent volontaire, parfois subie. Et pourtant, la réponse sortit de sa bouche avant même qu’elle n’ait eu le temps de réfléchir.

— Oui, murmura-t-elle. Demain.

La Dame sourit, satisfaite, et se leva lentement du banc. Ses mouvements étaient gracieux, presque fluides, malgré son âge apparent. Joy la regarda s’éloigner, hypnotisée par la silhouette qui disparaissait parmi les arbres.

Joy resta là, figée, longtemps après que la dame du parc eut disparu. Ce n’est qu’au bout de plusieurs minutes qu’elle réalisa l’heure tardive et se leva à son tour.

En arrivant chez elle, l’appartement était plongé dans l’obscurité. Michael, son père, devait encore être au travail. Joy préférait son absence. Ils n’étaient que des colocataires par obligation. Elle passa devant la porte close de la chambre de son père, puis s’enferma dans la sienne, cherchant désespérément à retrouver le même apaisement qu’elle avait ressentie quelques minutes auparavant sur ce banc.

Elle s’allongea sur son lit, fixa le plafond, les pensées tourbillonnant encore dans son esprit. La voix douce de la dame résonnait encore dans ses oreilles, et elle s’endormit paisiblement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Elsa ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0