Début
Sur un chemin boueux que le soleil tentait vainement d’assécher, un vieux charretier poussait la cariole que ses chevaux n’arrivaient plus à tirer. Dans un soupir que seul lui pouvait entendre, il s’essuya le front, pris une grande inspiration et tenta une nouvelle fois de dégager son attelage. La pitance de sa famille reposait désormais sur ses épaules et il n’économiserait pas sueur pour la leur apporter. Il avait travaillé bien trop dur pour obtenir cette demi cargaison de navets, il ne pouvait pas permettre de l’abandonner.
Se faufilant dans ses pattes, deux bambins maigrelets jouaient aux chevaliers, s’assénant de vrais coups pour de faux :
— Pour Alandor ! criait le premier.
— Ah non ! Cette fois c’est moi qui me bats pour Alandor !
Cette réflexion fit baisser sa garde au petit rouquin, qui se prit un violent coup d’estoc du blondinet.
— Aïe ! Je le savais, tu n’es qu’un lâche d’Iponien ! répliqua-t-il en versant une larme autant de douleur que de rire, avant de le poursuivre.
« Dégagez ! Vous voyez pas qu’vous gênez ? » rouspéta la tenancière de l’auberge. On pouvait discerner à ses cernes la difficile soirée qu’elle avait passé la veille, et l’exaspération qui s’était accumulée en elle. À force de vendre la chope moins chère que la gamelle, les accidents se multipliaient.
« Et toi, t’as pas bientôt fini d’le pousser ton chartil ? » hurla-t-elle au vieillard trop occupé à contracter tous ses muscles pour l’entendre.
La scène, quoique banale, décrocha un sourire à Marita. De toute façon, elle n’en était pas avare. Elle en distribuait autant aux manants qu’aux comtes. Avec ses tresses châtaines, sa petite taille et sa frimousse d’enfant espiègle, la jeune adulte ne laissait personne indifférent. Elle ne suscitait pas forcément de désir mais plutôt une forme de loyauté indéfectible, de fidélité chevaleresque : Quiconque croisait sa candeur se sentait tenu de la protéger de tout malheur.
« Bonjour, princesse ! » lança un jeune maçon de toute évidence guère en avance.
« Bonjour Pierrot ! » répondit la belle ingénue, tandis qu’il s’éloignait déjà. « À bientôt ! » ne put-elle s’empêcher d’ajouter après une brève hésitation, en passant un doigt dans sa crinière.
Avec sa modeste robe, en tissu marron semblable à celui qu’arbore les paysannes, et dépourvue de bijoux, il fallait qu’on l’appelât par son titre pour le faire deviner. Cependant, un œil avertit aurait pu déceler quelques indices : des habits dépourvus de trous, un sourire angélique, et le visage rayonnant des gens épargnés par les rigueurs de la vie pouvaient laisser supposer une noble ascendance. Tant d’innocence passé la quinzaine ne pouvait que provenir d’une vie aisée. Une vie préservée plutôt car, dans ce royaume, la noblesse des monarques relevait du cœur et non de l’apparat.
Il suffisait de voir la demeure royale pour s’en convaincre : dépourvue d’étendard et de dorure, à l’extérieur comme à l’intérieur, ce modeste manoir eut pu appartenir à n’importe quel bourgeois un tantinet prospère. Une multitude de ducs et de barons logeaient mieux que leur prince. Comme le consacrait un proverbe à la mode : « En Alandor, la monarchie est de roture ». Et de celle-ci, le peuple s’enorgueillissait.
Marita, élevée dans la tradition familiale, espérait bien faire honneur à l’amour que lui vouait ses sujets. Pour eux, quand l’heure viendrait, elle serait une mère encore plus qu’une reine. Sur ces songes pleins de promesses, elle s’en retourna guillerette à la maison, par le petit chemin de cailloux qui pavait la butte et menait jusqu’à chez elle.
— Enfin de retour… soupira la reine tandis que sa fille franchissait le pas de la porte.
— Est-ce de la tristesse ou du soulagement que je perçois dans votre voix, mère ?
— Les deux ma chère, les deux… Viens, ton père et moi avons à te parler.
Marita s’avança d’un pas un tantinet moins élancé que d’ordinaire. La gravité peu commune avec laquelle cette dernière phrase avait été prononcée ne laissait planer aucun doute : on allait parler des affaires du royaume et de cette maudite guerre.
Dans la salle à manger où trainaient encore quelques miches de pain rassis, restes du petit déjeuner, le roi en guenille attendait, maigre, affaissé, la tête entre les mains. Il la soulevait de temps en temps pour la laisser choir juste après, comme si un poids invisible la lui maintenant plongée vers le bas. Il ne la releva que pour admirer sa fille et son épouse. Même cette vision qui mettait toujours des étoiles dans ses yeux gris ne parvint pas à le réconforter.
— Que se passe-t-il, père ? questionna la princesse en prenant ses mains dans les siennes.
Il déglutit, comme s’il avait mal à la gorge, puis prononça d’une voix sèche :
— Nous… Nous avons perdu une grande bataille. Le connétable… Il… Il nous conseille d’accepter les conditions d’Iponia.
Une peine mêlée de joie parcouru la jeune femme.
— Il est triste que nous soyons défaits, mais au moins la paix arrive-t-elle enfin. Quel qu’en soit le coût, elle sera toujours plus aisé à supporter que les souffrances quotidienne dont les nôtres souffrent.
— Je le sais mais… Mais, en plus de la région d’Effluvia, ils veulent une garantie… Ils veulent que tu épouses le prince Domitien.
Cette nouvelle frappa le cœur de Marita comme la foudre réduit un arbre en cendre.
— Ne peut-on pas négocier… Il…
— Ils refusent. Et nous n’avons plus la force de nous battre.
Des larmes naquirent dans les beaux yeux noisette de la mère comme de la fille. Instinctivement, elles se serrèrent dans les bras l’une de l’autre. Comme son père, Marita avait toujours imaginé rencontrer l’amour au détour d’une rue, lors d’une escapade à la croisée de quelques villages… ou bien sur le chantier de la nouvelle tour de guet, celle sur laquelle s’affairait chaque jour les maçons.
— Je ne peux pas te forcer, sanglota le roi… Peut-être… Peut-être que le peuple et nos chevaliers conservent encore quelques ressources insoupçonnées. Peut-être que pour toi ils accepteront encore quelques sacrifices.
Lui-même n’y croyait pas, mais il préférait abdiquer devant sa fille que devant l’ennemi.
Toute la nuit et toute la journée qui suivit, Marita pleura à s’en assécher les yeux. Pour s’extraire de sa torpeur, elle contempla son peuple en détresse. Elle, au moins, mangeait trois repas par jour. Cela ne la réconforta pas vraiment. Elle, au moins, ne risquait pas les coups d’épée. Cela ne la réconforta toujours pas. Elle, au moins, n’avait pas perdu de père ou de frère à la bataille. Le réconfort la fuyait toujours autant. Elle faillit craquer, refuser l’offre de paix et consentir à une, cinq, dix années de carnage supplémentaire. Cependant, au dernier moment, alors qu’elle s’apprêtait à entrer dans la chambre de ses parents, un souvenir lui revint, une maxime que son père lui avait enseignée lorsque la lucidité l’habitait encore :
« Nul n’est mauvais souverain quand tout va bien. C’est face aux choix difficiles, lorsque les temps ne le sont pas moins qu’on découvre la vraie valeur d’un roi… ou d’une princesse. »
Pour la première fois, elle pesa le poids du devoir, celui-là même qui courba la nuque de son père la veille. Elle aussi tituba, mais elle ne ploya pas. Elle se redressa. Elle pensa certes à Pierrot, et un instant elle manqua de vaciller. Mais elle songea ensuite aux centaines d’autres Pierrot qu’elle ne connaissait pas, et dont elle ruinerait la vie si elle pensait à elle avant son peuple. Elle se remémora les innombrables sourires qu’elle avait vu avant la guerre, parsemant chaque cité, chaque bourg et chaque village. Elle se rappela la joie qui émanait du peuple d’Alandor avant le conflit et trouva en elle la force de faire une croix sur son propre bonheur. Ses sujets jouiraient de la vie pour elle. Qu’importe le monstre qu’on la ferait épouser, elle protégerait les siens, et elle parviendrait bien à retirer un peu de félicité des milliers de destins ainsi préservés.
Résolue, elle ravala ses lamentations et ses craintes, puis entra dans la chambre de ses parents au moment où le soleil se couchait pour faire place à la lune :
— J’accepte, prononça-t-elle, sans s’étendre, craignant de se raviser en cours de phrase.
Elle laissa ensuite planner un long silence, comme si elle paraphait à l’oral et rendait ainsi irrévocable sa décision. Puis, lorsque tous les doutes sur sa résolution furent dissipés, elle ajouta :
— J’accepte, mais je ne partagerai pas ma couche avec ce monstre, ni ne concevrai d’enfants, ni ne l’aimerai. Le ruban de l’office nous liera, mais rien de plus. Notre lignée ne sera pas souillée par les tyrans d’Iponia. Lorsque père mourra, je deviendrai reine et lorsque je mourrai, mon frère prendra la succession.
Le souverain et son épouse acquiescèrent, d’un air grave, comprenant qu’ils venaient de sacrifier l’avenir de leur fille sur l’autel de la paix.
Pourparlers de détails, signatures, paix et préparatifs s’enchaînèrent si vite que dans la semaine qui suivit la décision, le mariage fut annoncé. Marita eut la plus grande peine à faire le deuil son avenir et on lui laissa peu de temps pour cela. Elle qui avait si souvent imaginé ses épousailles venait à les redouter. Pire, elle devrait faire semblant d’apprécier un homme qu’elle détesterait. Elle sortait moins souvent, de peur d’être attirée par de jeunes garçons, et passait tout son temps avec sa famille et son frère nouveau-né. Ses gazouillis la réconfortaient et il lui venait à penser que lui seul la comprenait. Elle ne quittait sa royale chaumière que pour s’occuper des blessés, de guerre ou non, dans l’hospice de la ville.
Elle trouvait dans le labeur la force d’oublier le sort qui l’attendait. Mais jamais elle ne quittait son beau sourire, qui n’était d’ailleurs pas que de façade : chaque bandage qu’elle enroulait autour d’un moignon était un baume passé sur son âme. Chaque grimace apaisée la réconfortait tout autant et chaque remerciement d’un malade valait sans doute bien le baiser d’un amant. Les amours de jouvencelle qu’elle ne connaîtrait jamais, elle les expérimenterait ici. Entourée de l’affection des invalides, elle avait le cœur comblé.
Hélas, le jour fatidique arriva bien vite. Durant son dernier service, elle ne laissa rien paraître, et embrassa tendrement chacun des éclopés comme s’il se fût agi de ses propres enfants. Elle connaissait chacun d’entre eux par leur nom et ne manquait pas une occasion de rire et plaisanter avec eux. Elle les connaissait tous sauf un, un grand brûlé qui avait tout perdu lors de la terrible bataille des trois monts et dont la moindre parole lui arrachait des hurlements de douleur. Personne ne savait rien de lui, ni s’il était chevalier ou manant, ni d’où il venait, ni même comment il s’appelait. Couvert de cloques, il agonisait là depuis un mois. Pourtant, dans un ultime effort, passant outre la souffrance, il soupira à la douce demoiselle : « Princesse, pardonnez-nous d’avoir échoué… » avant de s’évanouir pour toujours.
Elle aurait pu éprouver une grande honte, elle en ressentit au contraire une immense fierté : Ces gens s’étaient sacrifiés dans la guerre pour elle, elle se sacrifierait pour eux dans la paix. À défaut d’amour, elle éprouverait un peu de superbe pour compenser.
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