1 - 3 Mission

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Assise à sa fenêtre, Opale de Montbrumeux vivait un rêve éveillé. Son inconnue est tantôt rousse, blonde ou brune, les cheveux plus ou moins frisés, voire lisses, mais toujours un visage charmant, de grands cils et une propension à rire facilement à ses bêtises.

Malheureusement, l’image de la belle damoiselle se troubla et une vision aussi familière, mais cauchemardesque, s’imposa en lieu et place de la vue idyllique. Du feu, du feu partout entourait son domaine. Des pierres volaient et s’écrasaient sur les remparts de la citadelle. Des hommes, armes à la main pénétraient dans l’enceinte et frappaient de mort ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Et elle, désarmée au milieu de ce carnage, ne pouvait que contempler la destruction de ce qu’elle aimait.

Cette vision était trop précise, trop réelle. Il ne pouvait s’agir d’un simple rêve. Dieu lui-même voulait-il prévenir une catastrophe ? Cette fin se révélerait-elle inéluctable ?

Elle savait bien que les devins comme les prêtres ne l’aideraient pas à le savoir. Sa mère et son père avaient fait chasser l’un comme l’autre pour incompétence le lendemain de sa naissance. Ces deux-là avaient logé chez eux afin de profiter du gîte et du couvert plus que pour proposer un réel service. Des charlatans. Le curé du village, un homme simple et plein de bon sens, suffisait pour les offices du dimanche, mais n’en faisait pas un confident.

Les sœurs, c’était bien différent. Elles s’occupaient des enfants avec dévouement, travaillaient pour obtenir leur pitance, participaient à la vie du comté. Quelque part, elles faisaient partie de la famille. Peut-être pouvait-elle les interroger ? Non. Cette vision lui appartenait et elle était bien trop macabre pour en parer à qui que ce soit.

— À quoi songes-tu, ma douce enfant ?

La jeune fille sursauta. Sa mère s’était montré tellement silencieuse, ou… comme d’habitude elle avait plongé trop profond dans ses rêveries. Elle abaissa son regard vers la cour où jouaient les autres. Ils avaient l’air heureux, si un jour…

— Il est dit que je suis votre héritière. Je devrai les protéger. Tous. Même les garçons que je n’aime pas. Je serai responsable d’eux. Afin d’y faire face, j’aurai besoin d’une force. La force sainte de la chevalerie. Avec père, armez-moi chevaleresse, je serai le bras protecteur de tous ces gens.

— Mais tu es si…

Othalie soupira. Voir grandir sa fille indiquait son vieillissement. C’était aussi accepter qu’en face d’elle, se trouvait une adulte responsable. La petite fille qui riait des moindres pitreries ou grimaces avait changé, elle s’était complexifiée. Quoique… quand elle la regardait parfois chahuter avec son père… il restait quelque chose de sa toute petite.

— Jeune ? J’ai seize ans. C’est l’âge où les pages sont adoubés. Vous m’avez appris tout ce qu’il faut, je suis prête.

Pourquoi fallait-il que les enfants grandissent si vite ?

— Il faut que j’en parle à Berthaud.

— Alors allons-y.

Opale sortit de sa chambre à grands pas, suivie par sa mère prise au dépourvu.


*


Le comte était en son bureau et rédigeait un traité bien ennuyeux destiné à l’alliance avec un seigneur du coin. Sous conditions bien sûr. Et ces conditions étaient tellement délicates, qu’il ne devait pas louper une seule ligne.

L’étape suivante était le jugement d’Othalie ! Elle n’appréciait pas spécialement ce qu’on appellerait aujourd’hui des paperasseries, mais elle savait dénicher les points faibles des documents qu’il rédigeait. Combien de fois lui ferait-elle refaire ?

Sa porte s’ouvrit brusquement. Il le va les yeux. Opale déboulait, suivie de son épouse déboussolée. Que se passait-il donc ? Soigneusement, il déposa sa plume et referma son encrier, de peur d’en mettre partout et rangea le document en sécurité dans un tiroir. Une fois sa sauvegarde du document accomplie, il bascula vers l’arrière dans une position s’écoute.

— Armez-moi chevaleresse !

Il sourit. Cela l’amusait toujours de voir l’impétuosité des jeunes, tout particulièrement celle de sa fille. Mais il y avait plus dans cette demande. De l’idéalisme, et peut-être un soupçon d’arrogance.

— Tu n’y vas pas par quatre chemins. Que me vaut l’honneur de cette demande ?

— Eh bien, comme je disais à mère ci-présente, j’ai l’âge, depuis deux mois. J’ai suivi votre enseignement, tant moral, physique qu’intellectuel, alors je demande mon adoubement.

Berthaud la regarda calmement. Était-elle réellement prête ?

— Il te manque quelque chose que l’on acquiert ni dans des livres, ni dans l’aire d’entraînement. Cela s’appelle connaître le monde. Tu n’es que rarement sortie de Montbrumeux et tu ne connais ce qui l’entoure uniquement par des récits.

— Pourquoi alors ne m’emmenez-vous pas avec vous ? Ainsi j’aurais pu le découvrir par moi-même, et aujourd’hui, je serais prête !

Othalie soupira. Si l’on en était là, c’était de son fait. Comment la traîner dans des négociations diplomatiques où elle ne ferait que s’ennuyer au milieu de vieux barbons ? Comment l’emmener pour collecter l’impôt auprès des seigneurs inféodés, devoir justifier chaque piécette prélevée ? Mais pire, comment la confronter à la réalité des champs de bataille où règne la mort, la souffrance et la destruction ?

Ils avaient rendu Montbrumeux sûr, pour eux, les enfants et tous les habitants. Ce n’était pas pour rien. Eux, avaient le droit de jouir de la paix.

— C’est un peu ma faute, je ne voulais pas… t’exposer à tout cela.

La jeune fille tourna le regard vers sa mère, son cœur s’emballa, une colère montait et devait exploser.

— Vous me le dites toujours, je suis destinée à régner sur le domaine. Alors comment en prendre la pleine conscience en restant toujours ici ?

Berthaud voulut calmer le jeu :

— Opale, ta mère voulait de protéger de ce monde parfois ennuyeux, parfois violent. Si nos récits te semblent toujours palpitants, c’est que l’on vous garde les meilleurs morceaux. La réalité n’est pas toujours enviable.

Elle opina du chef. Ces dernières paroles avaient refroidi son ardeur.

— Avec votre permission, je découvrirai le monde par moi-même.

Les deux parents se concertèrent du regard. Réticence du côté d’Othalie, confiance du côté de Berthaud. La comtesse reprit la parole :

— Tu sens ma fille, ma désapprobation en ce qui concerne ce projet. Cependant… je dois me résoudre à la réalité. Ton père et moi avons vécus cette expérience dans notre jeunesse. La vie errante est cousue d’enseignements, de bons moments, mais aussi de difficultés. Voilà pourquoi j’émets des doutes. Je sais aussi qu’il sera vain de t’en empêcher. Mon devoir de mère implique de te laisser grandir.

— Alors c’est oui ?

— Tout doux, repris Berthaud. C’est oui, mais tu ne partiras pas sans mission. Une écuyère doit obéir à son suzerain. Au retour tu recevras notre adoubement.

La jeune fille acquiesça.

— Quand comptes-tu partir ?

Opale réfléchit. Nous étions en début mars et le froid mordait encore sévèrement les chairs. Elle pourrait attendre encore un peu. Il serait agréable de voyager à la belle saison, alors que les prairies offriraient leurs fleurs, les arbres seraient parés de vert tendre…

— Dans deux mois, le temps de me préparer.


*


Le temps s’était écoulé et avant de quitter le cocon familial, la jeune noble comptait s’offrir un dernier moment de confort. Un bon bain avec de l’eau chaude, dans sa barrique en bois, doublée de tissus molletonné. Elle ajouta un peu d’eau de rose et de lait. Tout en se relaxant, elle regardait ce qui, autour d’elle lui manquerait. En fait tout. Son bon lit, son écritoire, le feu bien chaud de la cheminée, ce portrait de ses parents posé juste au-dessus.

Et pourquoi ? Une idée farfelue qui lui avait traversé l’esprit. Une idée farfelue ma foi… séduisante en un certain sens. L’aventure ! La chevalerie ! Elle pourrait faire de grandes choses, et… surtout la trouver.

En elle l’appelait la demoiselle de ses rêves, celle dont le contour du visage se précisait petit à petit. Elle savait. Lorsqu’elle la verrait, car il était certain qu’elle la trouverait, qu’elle l’identifierait au premier regard.

Elle sortit de son bain, se sécha, s’habilla toute seule – Il n’était pas question qu’une personne tierce ne la touche – enfila sa cotte de mailles, prit son balluchon et descendit dans la grande salle d’apparat où un banquait en son honneur l’attendait. Ses parents marquaient ainsi l’importance de l’événement.

À son arrivée elle fut bouleversée par la quantité de tables préparées par les domestiques. Il y aurait, les gens de la citadelle, les paysans du village, mais également des places pour les vassaux de son père, accompagnés de leur dame. Était-elle si importante ? Pour ses parents oui, mais sinon ?

La place à la droite du comte lui avait été réservée, la comtesse serait, une fois n’est pas coutume, à côté de sa fille. Elle se dirigea, avec toute la dignité possible jusqu’à son siège et attendit qu’un domestique tira sa chaise pour y déposer son auguste séant. Toute cette mascarade la faisait bien rire.

Comme il n’y avait encore personne, son père se permit de lui dire :

— Ça va être long, je te souhaite beaucoup de patience.

Sa mère leva les yeux au ciel et soupira.

— Toutes ces courbettes me fatiguent.

À cet instant, le héraut d’armes ouvrit la porte, le premier invité :

— Le seigneur de Grand-Bouteu et sa Dame Girbalda !

Un homme de petite taille, rond comme une barrique, accompagné d’une grande femme maigre fit son apparition.

— Je te dis pas celui de Petit-Bouteu glissa Opale à son père qui esquissa un sourire.

— Le seigneur de Beauvilly et sa Dame Godelive !

L’homme avait le visage ravagé par les pustules.

— À Laidevilly il y a un homme beau, chuchota le père à la fille.

Et ils continuèrent ainsi à se moquer des Seigneurs ou des Dames présents. La distraction était plaisante et les deux comiques, après avoir trouvé un bon mot sur chacun, ne manquaient pas d’offrir un sourire bienveillant à leurs victimes au moment où elles exécutaient leur courbette de rigueur.

— Je suis sûr qu’ils en ont autant à notre sujet, imagina le père.

— Impossible, nous sommes trop parfaits.

Ce moment privilégié entre Opale et Berthaud était certainement l’un des derniers avant le départ de celle-ci. Aussi, s’étaient-ils appliqués à en profiter au maximum. Othalie était restée en dehors du jeu. Elle n’aimait pas trop que l’on se gaussât au nez et à la barbe des gens.

Après les longues salutations, entrèrent les gens du château et ceux du village qui s’installèrent aux tables basses. Enfin, l’heure des réjouissances arriva. On servit les entrées et les ventres affamés débutèrent leur remplissage. Si Opale avait bien rempli son assiette, Othalie n’était pas en reste. Toutes deux partageaient le goût des bonnes choses et se fut pour elles l’occasion d’échanger sur la qualité de la nourriture, s’émerveiller d’une sauce ou d’un assaisonnement.

À la fin du repas, elle finit par prendre les mains de ses deux parents dans les siennes. Ils lui manqueraient terriblement.

Le regard d’Opale s’intéressa aux petites gens. Parmi eux, les camarades avec lesquels elle partageait l’ensemble de ses apprentissages. Hedwige, sa seule vérable amie, lui fit un petit signe de la main auquel elle répondit par un sourire sincère, mais triste. Elle était la seule qui savait pour sa préférence pour les femmes, la seule à qui elle pouvait se confier, la seule qui pouvait se confier à elle. Qu’on ne s’y trompe pas, elles n’éprouvaient l’une pour l’autre qu’une amitié profonde. D’ailleurs Hedwige avait des vues sur un garçon, si l’histoire allait se concrétiser, Opale ne le saurait qu’à son retour.

Elle lui manquerait aussi.

Il fut alors temps du départ. Tout le monde se dirigea vers la cour. Les hommes d’armes du château disposèrent les spectateurs en arc de cercle, laissant à tous le loisir de voir Opale et ses deux parents se faire face.

Othalie se tourna vers l’assemblée et déclara.

— Mesdames, Messieurs vous êtes venus afin d’assister à ce grand événement, le départ en mission de notre fille Opale. À son retour, elle sera sacrée chevaleresse. Si elle vient en votre domaine, nous vous saurions gré de lui faire bonne accueil. Elle est notre héritière et, par conséquent, votre future suzeraine. Je n’espère pas apprendre une mauvaise conduite de votre part.

Berthaud plaça alors sa main sur l’épaule droite de sa fille, Othalie plaça la sienne sur l’autre. Tout le monde retenait son souffle en attendant l’énoncé de la mission.

— Opale, prononça Berthaud. Ta mère et moi t’envoyons, par monts et par vaux, par rivières et mers s’il le faut, à la recherche du cœur du monde. Si dans quatre ans tu ne l’as pas trouvé, ta mission sera terminée et considérée comme accomplie.

Les larmes montaient aux yeux d’Othalie qui prononça les mots suivants, un sanglot au fond de la gorge :

— Maintenant, va, Opale de Montbrumeux. Sois preuse.

Un garçon d’écurie arriva tenant une jument à la robe pie par la bride. Berthaud tendit une épée à Opale, et Othalie deux petites masses à ailettes, son arme favorite. Quelqu’un apporta aussi le sac que la jeune femme s’était préparée. Les yeux emplis de larmes, elle s’équipa, embrassa ses deux parents qui ne pleuraient pas moins, mis son sac à l’arrière du cheval et enfourcha Clytia. Clytia, la seule amie qu’elle pourrait emmener avec elle. Pour finir, sa mère lui lança une bourse pleine qu’elle attrapa au vol. La future chevaleresse lança un dernier regard en arrière, et franchi les portes de la Citadelle.

Elle n’irait pas loin aujourd’hui, car il était tard et le soleil printanier ne tarderait pas à se coucher. Elle descendit au village et se rendit chez les savetiers : les parents d’Hedwige. Demain serait assez tôt pour l’aventure.

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