1 - 5 Ellanore

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Dans l’actuelle Alsace, partie intégrante du Saint Empire Romain-Germanique à l’époque, la nuit tombait sur une bande de trouvères. Ils circulaient sur un chemin boueux sous une pluie battante. Pour autant que les quinze ans d’Ellanore se souvenaient, les huit silhouettes de la troupe familiale écumaient depuis toujours les routes du massif vosgien.

Dans leur dos, un instrument de musique, des parchemins peuplés de pièces de théâtres ou de danses étaient soigneusement enveloppés dans d’épais étuis en cuir à l’abri du mauvais temps. À leur main, un solide bâton les aidait dans leur marche. La grande jeune fille blonde, sa silhouette affinée par une vie entière de pérégrinations, portait ainsi son luth, et un bâton en buis.

L’instrument qui lui venait de son grand-père décédé, lui était plus cher que ses prunelles bleues. Quant au bâton, elle avait récupéré le tronc d’un arbre centenaire confié ensuite à un artisan. Pour une belle somme savamment économisée, il confectionna un magnifique bourdon élégamment torsadé et sertit d’un bel orbe d’argent. L’instrument, utile pour les déplacements s’avérait une arme extrêmement résistante et efficace dans des rixes contre les bandits de grand chemin ou des compagnies concurrentes.

L’ambiance n’était pas aux rires. Les humains, abrités au mieux sous leur capuche souffraient des affres du mauvais temps. La toux et les éternuements secouaient le groupe. Le lendemain, ils atteindraient le castel d’un marquis où des noces seraient données. Quelques semaines de liesse leur rempliraient les poches et le ventre. Mais ça, c’était demain. En cet instant, il fallait encore atteindre une auberge à deux heures de marches.

La nuit tomba, personne ne parlait. Ellanore ruminait. Comme bien souvent, elle pestait contre ses parents cantonnés à l’Ouest du Duché de Souabe, l’Est de celui de Haute-Lotharingie ou le Nord du Royaume de Bourgogne. Elle aurait voulu connaître d’autres lieux, découvrir des paysages différents, d’autres montagnes, d’autres vallées, d’autres rivières. Mais non, il fallait rester ici : la compagnie Sonnescheint était reconnue dans la région. Leurs clients étant de grandes familles nobles, leurs revenus étaient assurés, pourquoi aller chercher ailleurs ? Ainsi, chaque année, ils effectuaient le même tour, aucune surprise, aucune fantaisie. Leur répertoire même, constitué de vielles pièces romaines, l’ennuyait profondément.

Des lumières apparurent enfin au loin, ravivant de l’espoir chez les voyageurs. Arrivés à l’auberge, ils posèrent leurs précieuses affaires au sec, les déballèrent afin de les faire respirer, et ôtèrent leurs manteaux trempés par la pluie. Un bon feu brûlait dans l’âtre et l’on sentait de bonnes odeurs de cuisine. L’aubergiste connaissait la troupe et savait qu’ils paieraient rubis sur l’ongle, pas de représentation pour ce soir, il se faisait déjà trop tard.

La soupe chaude et le fromage fondu accompagné d’un vin du pays réconforta les cœurs et une chambre bien chauffée finit de remonter le moral des troupes. Tout le monde s’endormit profondément.

*

Au château du marquis von Hüstenbourg, la fête battait son plein depuis trois jours déjà. Le fils et sa jeune épouse nouvellement unis présentaient à tous un visage rayonnant. Chaque jour, l’on jouait des pièces de théâtre, de la musique. La compagnie Sonnescheint ne chômait en aucun cas.

Ce soir ils joueraient Phèdre, de Sénèque, la troupe s’était réunie pour la distribution des rôles. Son chef et père d’Ellanore commença la distribution.

— Dans le rôle de Phèdre, belle-mère d’Hippolyte, die Hauptrolle est décerné à ma Liebling.

Comme d’habitude, pensa Ellanore. Mon cousin jouera Hippolyte, Thésée sera mon auguste père, je me taperai encore la Nourrice et Neptune sera joué par mon oncle. Tout ça pendant que ma tante, ma cousine et ma sœur joueront une musique entre chaque partie.

Et c’est exactement la répartition que donna le patriarche. Comme toujours aucune surprise.

— Ich habe die nase voll davon, die Amme zu spielen ! Je veux jouer Hippolyte ! s’écria Ellanore.

— Tochter ! Nous en avons déjà parlé, c’est non, tu bist eine Dame, nous avons jeune homme dans la troupe, il prendra ce rôle. Die Diskussion ist beendet !

Ellanore monta d’un ton prête à exploser.

— Je ne jouerai pas cette Püpchen ce soir !

— Gut, deine Cousine la jouera, elle n’attend que ça. Tu seras au Luth.

— Si c’est ça que tu veux, Ich werde Musica spielen. Au moins tu ne seras pas sur mon dos.

Les autres se taisaient, espérant que la situation se calme d’elle-même.

Ellanore se leva et sorti du château. Malgré la pluie elle partit courir afin de s’apaiser. Son père l’énervait au plus haut point. Elle se sentait capable de jouer Hippolyte et faire le garçon lui plaisait bien une fois de temps en temps. Tout en bouillant de l’intérieur elle dévala la pente qui menait au village dans la vallée. Sur son chemin, elle croisa une silhouette assise sur un tronc d’arbre. Elle ne s’y attarda pas mais au retour, la personne était toujours au même endroit. Alors, tant pour souffler un peu que pour satisfaire sa curiosité, elle s’arrêta et prit place à côté.

— ‘tag, lança-telle.

— Qui êtes-vous, s’enquit la forme encapuchonnée.

— Ellanore, trouvère de la compagnie Sonnescheint. Et je suppose, d’après votre voix et votre manière de parler que vous venez du Royaume de France. Vous êtes la mariée ?

Comme on en a eu un aperçu plus tôt, la région dans laquelle elle évoluait impliquait de parler un mélange de Haut-Allamand et de langue d’Oïl. Elle s’adapta donc à celle dont son vis-à-vis était plus familiarisé.

— Oui, c’est moi, je suppose qu’il faudra m’appeler la marquise Godiva von Hüstenbourg désormais. Je vous ai vue jouer de la musique, hier ! Vous avez un très joli Luth, j’en adore le son. Vous avez également une musicalité ravissante.

Les joues d’Ellanore se teintèrent d’un rose léger à ce compliment.

— Merci, marquise. Il me vient de mon grand-père… C’est ce que j’ai de plus cher au monde. Avec un bâton de marche et mon sac de voyage, ce sont mes seules possessions.

Ellanore fit une pause et examina la femme devant elle. Sous la capuche, elle devinait un menton en pointe, une bouche fine, des bouclettes brunes coulaient le long de ses joues et de grands yeux marron en amandes ponctuaient ce joli visage. Hélas, des cernes rougis le boursoufflaient.

— Vous avez pleuré ?

— Ce n’est rien.

— Une jeune dame qui respirait le bonheur hier soir encore, et aujourd’hui une pluie diluvienne tombe de vos beaux yeux. Que s’est-il passé ?

Godiva fixa le sol, l’air perdu.

— Il s’agit de… je ne devrais pas vous le dire…

— Ne vous en faites pas, je ne suis qu’une amuseuse, personne ne saura rien.

— C’est mon mari… Je dois me plier à chacune de ses décisions, comme si ça l’amusait. Je n’ai le droit que de sourire. En fait j’en ai l’obligation. Hier soir, je désirais une lecture, il m’en imposa une autre. Je ne voulais entendre une comédie, il décida d’une tragédie. Je souhaitais me reposer, je dus… m’occuper de lui. Le mariage est un enfer !

La marquise rabattit sa capuche et posa sa tête sur l’épaule de la trouvère. Celle-ci prit la jeune femme dans ses bras et la serra un instant.

— Pardon, je dois vous gêner, fit Godiva en reculant précipitamment. Je n’aurais pas dû, désolée.

— Votre étreinte n’avait rien d’incommodant, Dame Godiva, venez.

Elle tendit ses bras, Godiva s’abandonna à un doux bercement. Au bout d’un instant, elles reprirent leur distance et se sourirent.

— Voici à nouveau le soleil dans vos yeux, j’espère que ce sourire n’est pas de convenance.

— Non pas. Vous m’avez donné un instant de joie, merci.

— C’est moi qui vous remercie d’avoir fait confiance en mon oreille et mes bras. Regardez, la pluie s’est arrêtée.

— Comment pourrais-je vous remercier ?

Ellanore cligna de l’œil.

— Donnez-moi un baiser.

— Mais… vous êtes une femme, et… je suis mariée.

Godiva recula brusquement prenant un peu de hauteur.

— Vous m’avez demandé, reprit Ellanore, je vous donne mon prix, si vous ne voulez pas, une dette restera entre nous. Dans le cas contraire… seul le ciel en sera témoin.

Elle tendit ses lèvres, ferma les yeux et attendit. Godiva se détendit et rit.

— Allons-y donc pour un baiser alors.

Elle mit sa bouche en forme de cœur et les appuya à la commissure des lèvres de la blonde qui rouvrit les yeux avec une moue déçue.

— Je voulais parler d’un vrai baiser ! Nous ne sommes pas quittes.

— Je… n’ose pas trop.

— Viens, je ne suis pas à mon premier, je vais te montrer.

Elle saisit la main de Godiva et l’entraîna derrière un massif broussailleux.

— Ferme les yeux… Voilà, maintenant laisse-moi faire. Si tu le souhaites. Le veux-tu ?

— Oui… je… le désire. Je suis toute émoustillée à vrai dire.

Ellanore prit le visage de la mariée entre ses mains.

Délicatement, elle appuya ses lèvres sur les paupières de la belle, vint ensuite le petit nez délicat, et les pommettes roses. La respiration de Godiva s’accéléra lorsqu’Ellanore vint effleurer ses lèvres. Sur tout le long de la jolie bouche elle déposa de nombreux bécots, puis y fit courir sa langue. Le visage de la belle s’ouvrait au plaisir. De ses lèvres Ellanore saisit alors celles de sa partenaire qui réagit en l’imitant, puis, elle approfondit le baiser.

De surprise, les paupières de Godiva s’ouvrirent et la passion la prit, le baiser s’intensifia. Leurs regards confondus, elles s’embrassèrent longuement.

— Voilà, c’est ça un vrai baiser.

— Je… n’aurais jamais cru qu’un tel bonheur était possible. Mon mari ne t’arrive pas à la cheville, c’est tout juste s’il me touche de sa bouche.

— Encore ?

— S’il te plaît.

Elle ne se le fit pas dire deux fois, et le cœur battant elles s’échangèrent de nombreuses fois cette simple douceur, fruit de la rencontre entre deux bouches avides de tendresse.

— Il nous faut maintenant rentrer, jolie Godiva, je dois me préparer pour le spectacle. Pendant Phèdre, je jouerai du Luth. Seulement pour tes beaux yeux. Si tu en veux d’autres, tu viendras ensuite les chercher dans ma chambre. Tu veux bien ?

— De tout mon cœur.

— Je t’attendrai.

La joie en elles, les deux femmes rentrèrent, reprenant chacune leur rôle. Pendant les entractes, Ellanore laissa son Luth chanter les louanges de Godiva dont le cœur s’emballa. Icelle attendit la fin de la pièce et prétextant à son mari qu’elle voulait remercier les acteurs, elle se précipita dans la chambre de la jeune fille au cou de laquelle elle se jeta.

Les baisers s’enchaînèrent avec passion, les mains des deux partenaires se firent coquines et les vêtements disparurent. Les deux jeunes femmes se trouvèrent alors à célébrer l’amour dans sa plus pure expression.

*

Le père d’Ellanore après s’être changé, décida d’aller réprimander sa fille pour la vive discussion du matin. Il fallait régler l’affaire une fois pour toutes. Bon sang ! C’est lui qui décidait ! Il entrouvrit la porte de la salle et fut alors confronté au spectacle. Il referma la porte sans bruit. Une Dame noble était impliquée, il ne pouvait rien dire sans risquer un incident diplomatique.

Caché derrière dans un couloir, il attendit alors la sortie de la marquise et pénétra sans préambule dans la chambre de sa fille.

— Alors, on séduit die jungen Bräute jetz !

— Je fais ce que je veux ! pesta Ellanore en tournant la tête.

— Et si der Marquissohn vous avait vues ?

— Il n’a rien vu, donc, le sujet est clos, non ?

— Tu nous mets dans l’embarras, Ich habe genug von deinen frasques !

— Je commence à en avoir marre de toutes ces krams : vos Phèdre, Thyeste, Agamemnon ou Œudipe. Et même là, Ich kann meine Charaktere nicht wählen, tu distribues les rôles à ton goût sans prendre l’avis de personne. Alors tu sais ce que tu vas en faire de ta troupe de trouvères ?

Elle effectua le geste de prendre un parchemin, le froisser et le jeter par la fenêtre.

— Et moi je m’en vais. Einverstanden ? Ya ? Je m’en vais et tu ne me reverras plus, et je ferai l’amour avec qui je voudrai, quand je le voudrai.

— Je voudrais bien voir ça, fit le père en claquant la porte.

Ellanore fit son paquetage, attendit que tout le monde dorme et sorti de sa chambre. Elle fila aux cuisines où elle récupéra une bonne quantité de viande séchée et de pain. Ensuite elle se rendit à la porte de la chambre de Godiva. Il n’y avait pas de bruit. Elle poussa le vantail. Si son mari était venu lui rendre visite, il n’était plus là. Alors Ellanore vint s’asseoir près de la jeune endormie.

Doucement, elle pressa sa bouche sur les lèvres douces, et les yeux s’entr’ouvrirent.

— Mmm. Ella ? Que fais-tu ici ?

— Je suis venue… te dire adieu. Je m’en vais, j’ai eu une altercation avec mon père. Je ne le supporte plus. Ça n’a rien à voir avec toi.

Godiva s’assit alors et serra Ellanore dans ses bras, une larme perlait à son œil.

— Mais, tu vas me laisser seule avec ce…

— J’aurais aimé rester plus longtemps auprès de toi. Mais je serais partie de toutes manières, mon mode de vie veut cela.

— Je pourrais venir avec toi !

Dans son œil brillait l’espoir.

— Godi, ma belle, tes larmes me font craquer, j’aimerais te dire oui, mais toi ? Supporterais-tu cette vie de vagabondage. Aujourd’hui, je ne sais pas où je vais, ni si je mangerai demain.

— Tu as certainement raison, mais j’espérais… avoir la chance d’être aimée.

Ellanore enfouis son visage dans le cou présenté et y déversa elle aussi d’amères larmes.

— Je t’aime, n’en doutes pas. Tu auras toujours une place dans mon cœur. D’autres en ont une aussi, ils y resteront toujours comme tu le resteras à jamais.

Après avoir embrassé une dernière fois la marquise, Ellanore sortit de la chambre après lui avoir adressé un timide geste de la main.

Une fois dehors, elle laissa s’échapper son chagrin et pleura amèrement. Pourquoi fallait-il qu’elle s’entiche à chaque fois de quelqu’un qu’elle ne reverrait pas ? Une fine pluie accompagna ses pleurs. Tout à coup, des bras se refermèrent sur son ventre. Elle se retourna et le ciel sécha ses larmes.

— Godiva. Tu es en chemise de nuit ?

La chemise tomba, révélant le corps magnifique de la jeune femme à la lueur lunaire. C’est ce souvenir que la voyageuse emporterait avec elle pour la vie.

— Faisons l’amour une dernière fois, je t’en prie.

Alors les rayons de l’astre nocturne éclairèrent ce dernier échange mêlé de tendresse, de sensualité, de passion et de larmes.

Pleines de tristesse, elles se séparèrent.

Ellanore se mit en chemin.

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