1 - 9 - La vie de château

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Laissant la ville derrières elles, Opale et Ellanore progressaient sur un sentier montagneux. Si Ellanore avait l’habitude de ce genre de routes, il n’en était rien pour Opale : autour de Montbrumeux le paysage était d’une platitude absolue. Cette platitude tant aimée où l’on pouvait perdre son regard limité par le seul infini, matière à rêver.

Face au chemin montant, elle avait les yeux dans la terre et les rocailles. La réalité. Il lui fallait également monter, supplice pour son corps habitué à l’équitation. Mais le pire était de suivre le rythme d’Ellanore. Elle rappelait sans cesse la trouvère pour ne pas être distancée, et l’autre bougonnait, la prétendait traînarde.

— Prends un bâton au moins ! lui conseilla-t-elle.

Celui d’Ellanore avait disparu avec les affaires d’Opale. Elle s’était rabattue sur un morceau de bois un minimum solide dont elle n’arrêtait pas de changer, à la recherche d’un meilleur. Au moins, dans ces temps-là, la comtesse pouvait, si non souffler, au moins rattraper son retard. Opale écouta finalement le conseil et ramassa la première branche venue… qui cassa à la première difficulté. Pourri. Ellanore lui jeta le dernier qu’elle s’était trouvée. Il fit l’affaire.

En fin de journée, elles étaient parvenues au sommet. Non loin se dressait un petit castel qui, d’après Ellanore représentait une cible de choix. Contre une petite représentation, elles jouiraient d’un confort supérieur à celui de la ville.

— Regarde ! lui lança l’habituée des routes de montagne le doigt tendu vers la vallée.

La nordiste se retourna et contempla bouche bée le point de vue qui s’offrait à elle.

— C’est ça qui vaut la peine de monter jusqu’ici et qui donne envie de recommencer.

Devant elles, s’étendait une verte vallée. On y voyait passer une large rivière, les villages rétrécis et des humains gros comme des fourmis. De l’autre côté, de la rivière, le terrain s’élevait à nouveau en d’autres collines aux pentes abruptes. Au loin, des sommets innombrables se succédaient.

— L’endroit est bien joli, mais il sera mieux le ventre plein. Avançons.

Les deux femmes reprirent leur progression. L’esprit d’Opale cependant n’avait qu’une obsession :

J’espère que Nylwæne ne viendra pas me chercher jusqu’ici.

Comme prévu, le garde à l’entrée les laissa passer lorsqu’elles annoncèrent leur profession.

Un deuxième sortit d’une guitoune :

— Suivez-moi je vous conduis à sa Seigneurie.

Nos deux héroïnes suivirent l’homme d’armes dans un escalier en colimaçon. Il disparut un instant derrière une porte, puis revint retour et les introduisit dans une vaste chambre où un homme aux cheveux grisonnants s’entretenait avec une copie conforme de lui même en une version rajeunie.

Le seigneur des lieux tourna la tête en direction des nouvelles arrivées.

— On me dit que vous êtes artistes ambulantes ?

— Ellanore, pour vous servir, Monseigneur.

Elle exécuta une petite courbette comme lui avait appris son père. Finalement, son enseignement avait une utilité.

— Opale de… euh. Opale pour vous servir, euh, Monseigneur.

Elle tenta, plus maladroitement, de reproduire le geste de sa compagne de route. D’habitude les gens faisaient des courbettes devant ses parents ou elle-même et non l’inverse.

— Je vois que vous connaissez les bonnes manières. Dites-moi comment vous pourriez nous divertir ?

— Musicienne à mes heures, je peux vous jouer et chanter pour vous.

— J’aime tant la musique, vous êtes la bienvenue.

— Conteuse aux miennes, j’émerveillerai vos enfants de mes histoires.

— Grâce à vous, les enfants ne nous dérangeront pas !

Puis il se tourna vers le garde qui attendait toujours.

— Dites aux cuisines que nous mangerons dans la grand-salle et faites passer le message à Dame Edmonde et nos fils. Je vous prie, sortez votre instrument et ravissez nos oreilles je vous prie. Quant à vous, suivez mon sergent, il vous indiquera les appartements de mon épouse.

Pendant qu’Opale suivait le soldat, Ellanore sortait son précieux luth et entama quelques chansons. Deux grands jeunes d’approximativement son âge ne tardèrent pas se joindre à la compagnie, et tout en devisant, l’écoutèrent.

De son côté, la comtesse parvint dans une chambre tout aussi grande mais à l’aspect plus terne. Une femme aux traits tirés la reçut. En la voyant, ses lèvres esquissèrent un mince sourire. Le garde ayant communiqué la raison de la présence de la visiteuse, cette dernière n’eut pas à s’expliquer davantage.

— Assoyez-vous, je vous en prie. Nous n’avons pas souvent la chance d’être visités, cela me fait plaisir. Ma servante que voilà va nous chercher une collation le temps que les enfants arrivent. Votre nom ?

— Opale, pour vous servir… madame.

— Dame Edmonde.

— Enchantée Dame Edmonde.

Lorsqu’un petit en cas eut rassasié notre comtesse, trois filles et un petit garçon arrivèrent. Deux grandes adolescentes, une fille d’environ dix ans et un garçon un peu plus petit encore.

Comme à la belle époque où elle faisait la comtesse conteuse, elle se leva et commença son spectacle. Cette fois-ci, l’héroïne était une jeune femme partie de chez elle pour mener une grande aventure à travers le monde. Heureusement, elle sauta ou arrangea certains passages et trouva une glorieuse fin.

Tout le monde applaudit à cette histoire qui paraissait à tout le monde hautement farfelue.

— Quelle histoire ! Je n’en ai jamais entendu de semblable ! Une femme qui part seule à l’aventure, c’est incroyable ! s’exclama la Dame. Vous nous avez réjouis, merci.

— Si vous êtes sages, les enfants, vous aurez droit à l’histoire de la princesse, de la licorne et du prince passoire.

Une servante entra pour signaler le repas servit. Chacun se leva de son siège et les convives se retrouvèrent dans la grande salle. Grande… au vu de l’importance relative du château, celle de Montbrumeux était bien plus vaste et mieux décorée.

Parce que le Seigneur de Monfaucon aimait les arts, nos deux amies se retrouvèrent à la table haute.

— T’as mangé un peu toi ? demanda Ellanore à voix basse. Moi j’ai rien eu du tout, après notre marche de la journée, pas même un verre d’eau.

— J’ai eu de la chance alors, la Dame m’a fait monter une collation.

— Tricheuse.

Heureusement Ellanore put rapidement rattraper son retard sur son amie. La nourriture était abondante et gouleyante.

— Et ne faites vous pas du théâtre ? demanda le Seigneur. Cela fait longtemps que je n’ai pu me délasser devant une pièce comme Antigone.

— Ah mon bon Seigneur, répondit Ellanore, nous ne sommes que deux et il nous est impossible de jouer de grandes pièces.

— Quel dommage.

— J’avoue que ça ne me dérange pas, glissa la Dame à Opale qui la jouxtait. Je n’y aurais pas eu droit.

— De toutes manières tu n’y aurais rien compris, repris son mari qui avait tout entendu. Tu ne connais rien à rien.

Le sang des deux voyageuses commença à bouillir.

— D’abord, continua-t-il, que peut comprendre une fille de roturier ?

Il partit d’un rire reprit en chœur par ses plus grands fils.

— Tu serais certainement plus à l’aise si l’on parlait de ton dernier tricot.

Les ricanements reprirent.

De sa main, Opale cherchait son épée absente.

— Monseigneur, pourriez-vous nous faire un petit récapitulatif de la pièce, histoire d’abreuver le moulin de votre Dame ?

Ellanore retint un rire.

La réponse eu à peine à venir.

— Heum… Ce serait donner un chou bien gras à un cochon déjà bien portant.

Les gorges de nos amies se crispèrent. Opale fit un signe des yeux à sa camarade d’infortune.

— Vous m’excuserez je dois aller soulager un besoin naturel.

Comme Opale sortait de la salle, Ellanore se leva également.

— Oui, ma camarade est… dans sa mauvaise période, je vais aller voir si tout va bien.

Dès qu’elles furent seules, elles donnèrent libre cours à leurs nerfs.

— J’aurais eu mon épée je l’aurais transpercé.

— Mais quel goujat.

— La pauvre, se faire ainsi moquer devant tous et rien que pour le plaisir, ça me donne envie de vomir. Faut que l’on fasse quelque chose.

Ellanore écarta les bras en secouant la tête.

— Faire quoi, moi je suis pas guerrière.

— Et moi je suis pas trouvère. Je t’aide dans ton boulot, tu m’aides dans le mien.

— Attends, j’ai juste dit que le vent pourrait souffler dans la même direction. Je suis pas obligée de faire tout ça parce que tu veux aider les gens. Moi aussi je les aide les gens.

La colère monta chez Opale, en général ce n’était pas bon signe.

— Ah oui, tu les aides comment les gens, tu veux me parler de Godiva par exemple ?

— Tout à fait. Je lui ai apporté la tendresse dont elle avait besoin.

— Mais tu l’as aidée en quoi ? Tu es partie comme une voleuse. Elle va avoir qui pour l’aimer ? Tu lui as juste rajouté de la tristesse.

La reine de la mauvaise foi soupira. Qu’avait-elle à répondre ?

— Bon d’accord, et qu’est-ce que tu veux faire ? Je te signale qu’en peu de temps tu as déjà deux morts sur la conscience.

— Attends tu voudrais quand même pas que je laisse se perpétrer des crimes ?

Elle fit une pause, inspira un grand bol d’air avant de reprendre :

— Il faut qu’on trouve une manière plus douce… Si on pouvait emmener la petite famille ailleurs… Au moins les filles et le plus jeune.

— Attends, j’ai une information que tu n’as pas. Demain ils partent à la chasse, le père avec les grands. Ils y vont pour une semaine. On pourrait en profiter.

— Vendu, demain on voit les détails. Retournons dans la salle comme si de rien n’était. Mon poulet qui était si bon, maintenant j’ai les boyaux qui font des nœuds.

*

L’intendant du château fournit aux voyageuses une chambre chacune pour la nuit. Malgré les assauts nocturnes de la Naïade dans ses rêves, Opale n’avait pas dormi aussi bien depuis longtemps.

Au matin, elles se levèrent et se rendirent à l’armurerie.

— Il me faut un bâton et tu vas m’enseigner comment m’en servir.

Elles se renseignèrent après de l’armurier pour savoir s’ils avaient des manches de hallebardes abîmés qu’elles pourraient raccourcir et emmener avec elles. Il leur trouva le nécessaire et elles purent s’entraîner un instant dans la cour.

Après des échanges techniquement fructueux, elles se rendirent dans les appartements de la Dame. Celle-ci les accueillit de son sourire fatigué.

— Je vous demande pardon mesdames, vous avez dû me trouver bien pitoyable hier soir. Je ne suis qu’une femme ratée.

Ellanore lui mit la main sur l’épaule.

— Ne pensez pas comme cela Edmonde. Vous feriez trop plaisir à votre mari.

— Vous voulez nous raconter ? Nous avons notre temps. Comment en êtes-vous arrivée là ?

D’une main appuyée sur le bas du dos, la trouvère l’encouragea à poursuivre. Le regard d’Opale la conforta.

— Je suis née dans une famille de luthiers. Notre famille réalisait de beaux instruments. Je crois que mon père était fier de mon travail. J’étais pressentie pour lui succéder dans l’entreprise familiale et mes frères partirent s’installer ailleurs.

— Mais alors, comment vous êtes vous retrouvée mariée à cet homme ?

— Les instruments que nous réalisions avaient une certaine notoriété. Certaines personnes venaient de loin pour acheter le produit de notre art. Cela plaça mon père en tant que notable. Il sut si bien faire qu’il parvint à convaincre son Seigneur de me donner en mariage à son fils. Je me retrouvai donc la femme de son héritier, puis quand le vieux décéda, je devins la Dame de Monfaucon.

— Et votre mari, il s’est toujours montré odieux avec vous ?

— Difficile à dire. Au début, cela me paraissait des blagues dérisoires. Je ne savais pas faire ceci ou cela. Ça le faisait rire et je riais avec lui, naïvement. Je lui ai fait les enfants qu’il voulait. Quand c’était un garçon il était content, un héritier potentiel, mais lorsqu’une fille arrivait il se montrait désagréable. Puis il se lassa de mon corps, il s’est encore plus désintéressé de moi, ne masquant plus ses brimades quotidiennes. Je n’étais plus bonne à rien pour lui, seuls désormais, comptaient ses trois grands fils qu’il conduisait sur la même voie que la sienne. Voilà, vous avez une idée de l’inutile que je suis.

— Le mot est interdit, lui rappela Opale. Surtout parce que ce n’est pas vrai.

— Et vous avez oublié vos rêves ? demanda Ellanore.

Edmonde sourit tristement.

— Mes rêves. En ai-je eu ? Peut-être. Je me souviens désormais, lorsque mes mains glissaient sur le bois, donnant naissance à des instruments à la mélodie enchanteresse… Vous venez de les faire ressurgir.

— Vous avez tous les droits, Madame, sauf oublier ce pour quoi vous vivez.

— Nous voudrions vous venir en aide. Vos frères, ils habitent loin ?

Elle leur jeta un regard d’incompréhension.

— L’un est à quelques jours de marche. Pourquoi ?

— Pourrait-il vous accueillir, vous redonner goût à la lutherie ?

— Vous… ne pensez pas…

— Venez avec nous, nous vous accompagnons jusque-là.

— Et mes enfants ?

— Les grands vous savez ce qu’il en est, ils se moquent de vous comme leur père. Emmenez le petit et vos filles.

Edmonde resta un instant dans ses pensées.

— On peut essayer. Il faudrait les réunir.

Les enfants se montrèrent compréhensifs, les filles avaient remarqué que leur père commençait à se moquer de leur grande sœur comme ils faisaient avec leur mère, elles savaient être les suivantes sur la liste. Le petit de huit ans ne comprenait pas tout, mais il souhaitait rester vers sa maman.

— Vous verrez les enfants, vous apprendrez un métier magnifique.

Ainsi tout le monde sortit de nuit du château et quelques jours plus tard la petite troupe atteignit la demeure du frère d’Edmonde. Il la reçut chaleureusement, et acquiesça à sa demande d’embauche. Il connaissait la qualité de l’artisanat de sa sœur et il ne doutait pas que les enfants suivraient la même voie. Son atelier ne pouvait que profiter de cette nouvelle main d’œuvre.

Cette mission devint un exemple pour Opale et Ellanore. Plus tard, l’Ordre du Bouton de Rose s’en servirait comme modèle.

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