Chapitre 1 - Silence
Trois mois demain.
Allongée sur son lit, Maéline contemple le plafond. Une larme roule, sans bruit. Sa mère sommeille, assommée de médicaments, probablement. Sa sœur est partie pour ne rentrer qu'à la fin du weekend. Elle se sent dépérir dans cet appartement aussi froid qu'un tombeau où s’est déposé un silence de mort.
Pour ne pas s'enfoncer dans l'absence angoissante de vie, l’adolescente tente de reprendre pied en se réfugiant dans les doux souvenirs de son enfance.
Son premier souvenir ? Serait-ce lorsque son père l’avait autorisée à s’assoir sur le siège avant, le temps du trajet nourrice-domicile. Elle devait avoir quoi… quatre ou cinq ans.
En pensant à son père, un frisson la parcourt. Il remonte lentement de ses pieds jusqu’à sa tête, laissant un sillon gelé sur son passage.
Maéline bloque l’émotion qui vient chaque fois que le visage paternel s’affiche dans son esprit.
Non, il devait y en avoir de plus anciens.
Elle fouille encore, soulagée d’être suffisamment concentrée pour éloigner la bise menaçante dans le ciel de son âme.
Bien sûr ! Le jour de ses trois ans. Toute sa famille s’était cachée derrière le bar. Maéline se souvient de la peur qui l’avait envahie en ne trouvant plus personne là où tous s’affairaient peu de temps auparavant. Puis les cotillons, l’incontournable « Joyeux anniversaire », les bougies et le gâteau arc-en-ciel dont elle rêvait...
Soudain, elle grelotte. La jeune fille roule sur le côté, en chien de fusil, afin de limiter les tremblements qui s’accentuent. Un filet humide coule sur sa joue, glisse le long de son visage, mouille son nez et sa chevelure rousse avant de former une marque humide sur le drap.
Comment sa famille en est-elle arrivée là ?
Le flot de larmes s’intensifie à mesure que la bise tempête de plus en plus furieusement sur son cœur transformé en statue de glace. Son nez coule désormais. Ses bras se resserrent autour de ses jambes, comme si cela pouvait former un point d’ancrage pour éviter de s’envoler au fond de ce vide gelé.
Auprès de qui se réchauffer ?
D’un coup, les évènements récents se rappellent à elle, l’enfance désormais perdue dans le rideau de grêles qui gravèle son âme sous cet orage qui gronde et grandit par gradations. Tout son corps grelotte. Elle revoit sa mère rentrer du travail, un jeudi soir, et annoncer à ses filles la réservation du restaurant nouvellement étoilé pour les vingt ans de mariage.
Le même soir, son père rentra tard, « retenu par le travail ». La tristesse dans les yeux de sa mère.
Cette soirée-là, ses parents ne s'adressèrent pas la parole. À cet instant, elle aurait dû comprendre. Mais comment imaginer l'impensable ? Patrick et Brigitte n'étaient-ils pas le couple idéal ? Celui que tous leurs amis enviaient ? Le lendemain matin, une tension était palpable, des cernes visibles sous les yeux de ses parents. Après cette soirée, ses parents ne s'adressèrent pas la parole, un mur de givre s'était dressé. Son père avait claqué la porte avec deux valises et un prénom flottant dans l'air : Caroline. Sa mère restait prostrée, assise sur la chaise, les bras ballants, le regard vide. Pas une larme n'avait jailli. Pas un cri. Un silence assourdissant.
Maéline et Chloé avaient passé la nuit à parler pour tenter de donner un sens à ce qui venait de se passer et essayer de recoller les morceaux. Leur père devait sans aucun doute faire la fameuse "crise de la quarantaine".
Une dizaine de messages vocaux plus tard et en l'absence évidente de réponse, elles s'étaient endormies au petit matin, l'une contre l'autre dans le convertible de sa sœur pour se réveiller après l'heure du déjeuner.
En tant qu'aînée, Chloé avait pris sur elle de toquer à la porte de la chambre parentale. En vain. Le palpitant affolé, la respiration bloquée, Maéline avait regardé passivement son aînée ouvrir la porte. Une chambre sombre. Une ombre immobile. Pendant des heures, elles avaient tenté de lever leur mère.
Compatissantes dans un premier temps.
Suppliantes par la suite.
Véhémentes, enfin.
La descente aux Enfers avait été aussi brève que brutale.
Une illusion. Cette famille idéale n'avait été qu'une simple utopie.
Aucune odeur de cuisine n'embaumât plus l'appartement. Aucun bruit d'aspirateur. Aucun son de placards que l'on ouvre.
Solitude.
Ce mot, à lui seul, représente sa réalité actuelle. Depuis quelques semaines, Chloé découche de plus en plus souvent chez des amis, comme aujourd'hui. Sa mère reste une coquille vide. Son père ? Aux abonnés absents.
Le visage de Maéline la brûle, irrité par le sel qui s'accumule sur sa peau, le drap ne peut plus absorber sa peine.
Demain, elle fêtera ses quinze ans.
Une vibration. Maéline sursaute, tend le bras pour attraper son smartphone. Jennifer. La fille la plus en vue de la classe lui écrit pour une soirée chez elle, demain.
Maéline n'en croit pas ses yeux.
Ironie de la vie.
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