Chapitre II

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 Les premières lueurs de l'aube pointaient à l'horizon et cela faisait bien longtemps que plus personne n'écoutait les histoires, légendes et autres mythes que radotait sans cesse la conteuse du village. La taverne était silencieuse, le calme était revenu et l'agitation était retombée quand tout le monde était rentré dormir. Tout le monde, sauf les six individus qui étaient trop ivres pour envisager la marche jusqu'à leur domicile, et qui avaient par conséquent décidé de dormir sur leur table, remettant ainsi au lendemain la discussion agitée à venir avec leur femme respective.

 Tiha, habituée que personne n'écoute ses histoires, décida de profiter du calme pour commander à la serveuse une nouvelle choppe de sluco mousseux, la boisson phare de l'établissement. Elle se releva, titubante, et entreprit un périlleux voyage jusqu'au comptoir, sur lequel elle s'affala une fois de plus. Elle demanda une énième choppe du délicieux nectar, mais la serveuse la lui refusa.

  • T'as vu l'état dans lequel tu es ? Rentre chez toi, je ferme, le jour se lève !
  • Et... Et eux ? bredouilla Tiha en désignant maladroitement les clients endormis. Eux ils rentrent pas...chez eux ? He...hein ?! Et merde, j'ai soif moi !
  • Eux, répondit la serveuse, je vais les foutre dehors aussi !

 Sur ces mots, la conteuse alcoolique se dirigea vers la sortie. L'air frais qui se faisait sentir dans la rue aida la femme à reprendre ses esprits et à y voir plus clair. L'hiver allait bientôt arriver et déposer son manteau blanc et froid sur le petit village de Lusivan. Elle huma la fraîcheur ambiante et se décida, titubante, à envisager le chemin de sa maison. Non loin de là, un bruit se faisait entendre, régulier, « Cling ! Cling ! Cling ! » de plus en plus fort à mesure qu'elle se rapprochait de son origine. Guidée par le bruit familier, elle prit à droite au détour d'une maisonnette, et s'arrêta devant la forge. Là, un jeune homme d'une quinzaine d'années martelait une plaque de fer chauffée à blanc dans un « Cling ! » si particulier. Elle salua son jeune ami d'un grognement, et s'arrêta, chancelante.

  • Bonjour Tiha ! s'exclama Issari. Je suis désolé, Avallach nous a demandé de fabriquer un nouvel abreuvoir, il vient d'acquérir deux chevaux, et je n'ai pas pu venir écouter tes histoires. As-tu conté celle de Riat ?

 Le jeune forgeron adorait écouter les histoires de la femme, en particulier celle du héros légendaire. Il ne croyait pas en l'existence des dragons car nul n'en avait vu de son vivant, mais cela lui importait peu. Les aventures narrées par Tiha lui permettaient de voyager sans quitter son village natal. Il connaissait la conteuse depuis toujours, sans vraiment savoir comment il l'avait rencontrée la première fois. Ses parents lui avaient toujours défendu de la fréquenter car elle était supposée posséder des pouvoirs maléfiques, exécutait des rituels obscures, et, disait-on, dévorait les jeunes garçons, bien qu'Issari savait que ce dernier point était juste destiné à l'éloigner pour de bon de la femme. En réalité, il soupçonnait ses parents de lui défendre sa compagnie uniquement car elle buvait. « Je ne bois pas beaucoup, seulement jusqu'à l'excès » se défendait-elle. Mais le garçon s'en fichait, c'est justement l'alcool qui donnait à Tiha l'inspiration pour enjoliver ses histoires déjà extraordinaires.

  • Tu connais déjà tou...tes mes histoires par cœur, articula-t-elle, mais oui, je l'ai...contée. Cela dit, personne n'est aussi attentif que toi à mes ragots. Veux-tu que...je t'en conte un ?

 Ces derniers mots la déséquilibrèrent et elle dut s'asseoir sur un tabouret, non loin de l'enclume du garçon, en lâchant un juron. Ce dernier continuait de s'affairer sur sa plaque dans un bruit régulier de métal frappé.

  • Oh oui ! Laisse moi juste remettre ce morceau à chauffer et j'écouterai avec plaisir tes merveilleuses histoires !

 Il ouvrit son four duquel s'échappa une vague de chaleur intense et enfourna la plaque avant de le refermer. Il souffla et s'essuya le front d'un revers de bras. Le garçon était habitué à la chaleur infernale, mais subissait quand même ses effets. Sa peau était couverte de sueur mélangée à la suie, ce qui rendait ses muscles saillants, que lui avait sculpté son rude métier, encore plus visibles. De son visage, on ne distinguait que ses yeux noisette autour desquels ses lunettes de protection, qu'il avait fabriquées lui-même, dessinaient deux ronds de peau à peu près propre, plus blanche que le reste du moins. Il se retourna, prêt à écouter une ou deux légendes et s’aperçut que son interlocutrice s'était endormie, la tête en arrière, bouche ouverte.

  • Bonjour mon garçon ! s'écria une voix forte et enjouée. Regarde ce que je nous ramène de chez le tailleur !

 C'était Elianel, le maître forgeron du jeune homme. C'était un homme d'une quarantaine d'années, possédant des bras plus musclé que les autres habitants de part son travail. Depuis l'autre côté de la rue, il brandissait fièrement son nouvel achat à bout de bras, comme s'il voulait qu'Issari y regarde de plus près. C'est inutile, pensa le garçon, je ne vois rien d'ici. Il répondit à son maître d'un signe de main, et ressortit le métal du four. Il attrapa son marteau et reprit son martèlement régulier.

  • Tu es bien matinal mon grand ! C'est une qualité que j'apprécie chez les jeunes travailleurs, tes parents t'ont bien éduqué.
  • Je ne suis pas rentré hier, je voulais avancer le plus vite possible sur la commande du fermier, j'ai besoin d'argent pour mon père.
  • Tu devrais rentrer chez toi et dormir un peu, tu dois être fatigué !
  • Non je vais bien, il faut que je continue, répondit le garçon.
  • Parfois je me demande de quoi est fait ton corps, entre ta force impressionnante et ta capacité à repousser la fatigue...

 Il est vrai qu'Issari avait eu une fois une force surhumaine. Un jour qu'il se rendait à son travail, il aperçut de la fumée provenant du village. Plus il se rapprochait, et plus un sentiment d'angoisse l'envahissait. Arrivé à deux rues de la forge, il se mit à courir, pris d'une étrange sensation. Effectivement, l'atelier était en flammes ! Sans réfléchir, il bondit dans les flammes à la recherche de son maître. Il souleva des décombres, esquivant des morceaux de plafonds qui tombaient avec une agilité déconcertante. Il entendit enfin les appels à l'aide de son maître, dont la jambe était coincée sous une énorme poutre. L'homme, possédant pourtant une force colossale, n'avait réussi à s'extirper du piège. Issari s'arc-bouta contre l'énorme tronc et, au prix d'un effort surhumain, le souleva de quelques précieux centimètres, qui permirent au forgeron de se libérer. Entièrement drainé de ses forces à une vitesse prodigieuse, le garçon avait laissé lourdement retomber la charpente, et ils s'étaient tous deux dirigés vers la sortie. Il avait fallu presque tout le village et plusieurs heures de pluies diluviennes pour maîtriser l'incendie. L'homme, effondré, avait perdu sa précieuse forge, héritée de son père. Les semaines suivantes, tous les villageois, touchés par le triste spectacle qui s'était offert à leurs yeux, avaient participé à la reconstruction de l'atelier d'Elianel.

  • Regarde ce que je nous ai ramené ! De beaux tabliers en cuir, bien épais et tous neufs ! Prends celui-ci, il est pour toi !
  • Je ne peux l'accepter, répondit Issari gêné, je n'ai pas assez d'argent pour vous rembourser...

 Son maître s’esclaffa et lui donna une violente tape dans le dos qui eut pour effet de le projeter en avant.

  • Allons, ne dis pas de sottises, tu m'as sauvé la vie, et je suis pleinement satisfait de ton travail ! Non, ceci est un cadeau que je te fais, alors prends-le. Ne t'avise pas de le refuser, sinon je m'occuperais de toi ! plaisanta-t-il. Et prends donc une heure de pause, tu en profiteras pour ramener Tiha chez elle !

 Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois, il avait beau prétendre aller bien, la fatigue de sa nuit de travail se faisait sentir. Il déposa son marteau, ses lunettes de protection et ses gants, et entreprit de soulever la femme, encore endormie. Cette dernière grommela lorsqu'il la souleva, puis, il se mit en route. L'air frais qui circulait dans les rues fit frissonner Issari. Après avoir dépassé deux maisons, il prit à gauche et arriva à destination. C'était une maisonnette en pierres, mal entretenue, avec une petite porte en bois et dont le toit était en ardoise. Le garçon tenta de réveiller son amie, en vain. Il décida donc de pousser la porte et d'entrer, pour la première fois, dans l'austère demeure. Une odeur acide de renfermé prit d'assaut les narines du jeune homme, qui dut se violenter pour ne pas faire demi-tour. Comment quelqu'un peut vivre ici, s'insurgea-t-il. Il se trouvait dans une petite pièce composée d'une table et d'une chaise, d'un ancien fauteuil, d'une étagère sur laquelle reposait quelques vieux livres et rouleaux de parchemins, d'une épée accrochée au mur, et, au fond de la pièce, d'une cheminée. De mystérieux objets de toutes les formes et aux couleurs variées étaient disséminés un peu partout dans la pièce. Il se dirigea vers le fauteuil et y déposa délicatement son lourd bagage, encore endormi.

 Les heures avaient passé et Issari, qui avait bien avancé sur la commande du fermier, décida de rentrer chez ses parents pour déjeuner. Il salua Elianel, quitta l'atelier, et se mit en route vers la sortie sud du village. Il longea la forêt et emprunta le petit sentier habituel qui le mènerait dans la maison familiale. Il ne lui avait guère fallu plus de dix minutes pour atteindre la demeure. La chaumière paraissait chaleureuse et accueillante. Une petite maisonnette en pierres avec un toit en paille. Elle se composait de deux niveaux, au rez de chaussée se trouvait une pièce à vivre agrémentée d'une cheminée et d'une table entourée de trois tabourets. À l'étage, deux chambres. Celle d'Issari, ainsi que celle de ses parents. De l'extérieur, la maison semblait posséder un visage, les fenêtres rondes des chambres représentant les yeux, et la porte d'entrée la bouche. Cette idée amusait toujours le garçon. Sur la porte étaient gravée une inscription : «Bienvenue chez Geor et Laca», les noms de ses parents, puis en dessous avait été rajouté plus tard «et Issari», lorsque celui-ci vint au monde. Il entra dans la demeure et aperçut sa mère en train de préparer un repas.

  • Bonjour mère, dit-il enjoué.
  • Issari, où étais-tu cette nuit, tu n'es pas rentré. Ne me dis pas que tu étais encore à la taverne à écouter les histoires de cette sorcière ? le réprimanda-t-elle.
  • Non mère, j'ai passé la nuit à travailler. Mais elle est venue me dire bonjour au petit matin.
  • Tu as encore passé la nuit à ton travail ? Tu devrais ralentir un peu, je te l'ai déjà dit. Et je ne veux pas que tu t'approches de cette femme, elle finira par avoir une mauvaise influence sur toi ! Elle est l'esprit du malin !

 Le garçon décida de changer de sujet.

  • Où est père ? Va-t-il rentrer déjeuner avec nous ?
  • Je ne pense pas, il est parti chasser depuis hier matin, et tu sais bien qu'il part souvent deux ou trois jours quand il est sur une piste.

 Son père partait souvent chasser dans la forêt qui bordait le village. C'était un petit homme rondouillard, jovial, chaleureux, et surtout d'une sagesse sans équivoque. À chacune de ses expéditions, il ramenait assez de viande pour nourrir sa famille pendant un mois. Il en conservait une partie et revendait l'autre au boucher pour acheter des céréales, des légumes et des vêtements. Issari partait souvent avec lui pour l'aider, et son père lui avait appris les subtilités de la chasse à l'arc. Il se rappelait souvent ses premières excursions avec lui.

  • Tends la corde avec ta main droite, disait-il, force avec les muscles de ton dos. Bien. Détends le bras qui tien l'arc. Une fois que tu as ta cible bien en vue, lâche ta flèche.

 Après plusieurs jours où il n'avait toujours pas réussi à tuer quoi que ce soit, si ce n'est un arbre et deux buissons, son père l'avait rassuré.

  • Ne t'en fais pas mon grand, à ton âge je n'étais pas très bon non plus. Tu finiras par y arriver mon fils, avait-il dit dans un sourire chaleureux.

 Puis, quelques expéditions plus tard, Issari avait fini par atteindre sa cible. Enfin ! Cependant, la pauvre biche s'enfuit avec le trait dans sa patte arrière, boitant. Il avait fallu une demi-heure de pistage au garçon et à son père pour retrouver la trace de la malheureuse, étendue sur le flanc, agonisant. Le chasseur aguerri sortit une dague de son ceinturon, et s'accroupit près de l'animal.

  • Une fois que tu as atteint ta cible, dit-il, si elle ne meurt pas sur le coup, il faut l'achever au plus vite. La nature nous offre sa viande, il est inutile de la faire souffrir d'avantage. Regarde bien.

 Il releva la tête du cervidé et enfonça sa dague jusqu'à la garde sous son menton. La pointe métallique ressortit légèrement du haut du crâne sanglant de la biche, qui mourut sur le coup. Issari se retourna et dut se concentrer pour se retenir de vomir. Son père avait ensuite chargé son trophée sur son dos, tandis que le jeune homme ramassait les deux lapins tués plus tôt. Puis, ils entamèrent le chemin du retour. À la tombée de la nuit, ils s'arrêtèrent dans une petite clairière. Son père suspendit les animaux dans un arbre afin de les mettre hors de portée des loups, à l'exception d'un des deux lapins, et ramassa du bois mort pour faire un feu. Les nuits étaient froides en cette saison, et il valait mieux ne pas s'endormir sans, au risque de ne jamais se réveiller. Il servait également à éloigner les prédateurs nocturnes. Pendant ce temps, Issari dépouilla le petit gibier pour le faire cuire. Après un repas bien chaud, ils s'allongèrent près du feu et s'endormirent d'un sommeil léger, prêts à réagir au moindre danger. Le lendemain, une fois de retour, le garçon avait fièrement raconté ses aventures à sa mère, qui avait vu en lui le digne successeur de son père.

 Que de bons souvenirs ! Il regretta que son père ne soit finalement pas rentré déjeuner. Il avala la fin de son repas, embrassa sa mère et reprit le chemin de la forge. Depuis deux ans, le gibier s'était raréfié et il avait été obligé de trouver un travail au village pour subvenir aux besoins de sa famille, la chasse ne suffisant plus. Il avait d'abord songé à demander au boucher mais ce dernier était dans la même situation précaire, le gibier venant à manquer, et il n'avait pas de quoi payer un apprenti. Il avait fait part de ses déboires au forgeron alors qu'il venait récupérer une commande pour son père, de nouvelles pointes pour ses flèches. C'est alors que l'artisan lui exposa sa situation.

  • Il est vrai que le village souffre d'une baisse notable d'activité. En ce qui me concerne, les commandes ne cessent d'affluer et je ne vais bientôt plus pouvoir les honorer en un temps convenable. Ce matin encore, Imac est venu me demander de réparer le cerclage d'un des engrenages de son moulin, je dois aussi finir l'armature d'une charrette pour Avallach, ah et il m'a demandé de passer jeter un coup d’œil à sa ferme aussi...

 Trois minutes durant, il ne s'arrêta que pour reprendre une inspiration avant de continuer d'énumérer la monstrueuse charge de travail qu'il avait à accomplir. Issari s'apprêtait à partir, jaloux de la liste exhaustive que lui avait dressée Elianel avec tant de minutie, dans le but de bien exposer au garçon la chance qu'il avait de ne pas souffrir de la baisse d'activité.

  • Alors fiston, qu'en dis-tu ? C'est assez conséquent, non ?

 C’en était trop, se vanter de la sorte était inacceptable. Issari se leva, prit sa commande puis tourna le dos au forgeron et repartit.

  • Dois-je en conclure que tu ne m'aideras pas ? lui cria Elianel, souriant.

 Le garçon s'immobilisa. Venait-il vraiment de lui proposer un travail ? Il se retourna et fixa l'homme d'un air dubitatif.

  • Je t'ai dit que je ne vais bientôt plus pouvoir honorer mes commandes, il va me falloir de l'aide et une paire de bras supplémentaire. J'ai largement de quoi payer un apprenti, je peux te prendre à l'essai, si tu t'en sens capable, bien sûr.

 Il avait accepté l'offre ce qui lui avait valu une violente tape dans le dos qui eut pour effet de projeter le jeune homme en avant. Il serra la grosse main du forgeron et courut annoncer la bonne nouvelle à ses parents qui le félicitèrent.

 De retour à son atelier, le garçon reprit la confection de l'abreuvoir, bien décidé à le terminer aujourd'hui, ce qu'il fit en quelques heures. Fier de l'œuvre de son élève, Elianel le félicita et l'exhorta à le livrer lui-même, afin de recevoir en personne les gratitudes de son client. Avec l'aide de son maître, il chargea le fruit de son travail sur la petite brouette et entreprit son long périple. Il sortit du village sans trop de difficultés et prit à l'ouest, en direction de la ferme. Le chemin très abîmé causa quelques problèmes au garçon. Un trou immobilisa le véhicule, et il dut user d'ingéniosité pour se dégager et reprendre la route. Un peu plus loin, une pierre qui dépassait du sentier endommagea gravement une des deux roues en bois, qu'il craignit de briser définitivement à la prochaine imprudence. Issari savait qu'il aurait dû prendre le temps de cercler les roues et se maudit de ne l'avoir jamais fait.

 Au prix de nombreuses gouttes de sueur et de nombreuses frayeurs, le jeune homme atteignit enfin son but. Il distingua d'abord les champs,qu'il longea et arriva devant la petite bâtisse. C'était une petite maison en bois sur deux étages, surplombée d'un toit de paille, comme toutes les habitations hors du village. Il laissa son lourd fardeau devant la porte et frappa. Comme personne ne répondait, il se hasarda à entrer. Le silence régnait dans la petite pièce, à l'exception de la cheminée qui laissait entendre les dernières flammes mourantes, qui baignaient l'endroit de leur lueur vacillante.

  • Avallach ? Tu es là ?

 Pas de réponse. Il ressortit et entreprit de chercher le fermier, qui ne devait pas être bien loin. Il passa devant l'enclos des cochons qui vinrent le saluer d'un petit « Groin ! » enjoué et amical. Il les gratifia d'une petite caresse sur le groin avant de poursuivre son exploration. Il traversa la basse-cour, bientôt suivi par un coq, curieux de connaître cet étrange personnage qui s'introduisait parmi ses poules. Il arriva finalement devant une grange où la voix familière du paysan se faisait entendre.

  • ...que ça te plairait mon grand. Ça doit te faire du bien après tant d'effort.

 Issari fit glisser la porte et entra dans le bâtiment. Il aperçu le vieil homme brossant un grand cheval blanc. Ses yeux fatigués s'illuminèrent à la vue du jeune homme.

  • Bonjour Avallach ! Je t'apporte ton abreuvoir, je viens de le terminer.
  • Ah mon garçon ! Je suis heureux de te voir, je viens justement de finir de labourer une partie d'un de mes champs grâce à Neige, je me demande pourquoi je n'ai pas investi dans une bête comme celle-ci plus tôt, elle m'est d'une aide remarquable ! Son prix était élevé mais ça en valait le coup.

 Il se dirigea ensuite vers le deuxième cheval, noir cette fois.

  • Et voici Éclipse ! Je suis certain qu'il me sera d'une aide aussi précieuse. avait-il dit en enlaçant la tête de l'animal.

 Issari s'approcha de l'équidé et posa doucement sa main sur le chanfrein de celui-ci, qui lui répondit en appuyant plus fortement contre la main du garçon. Ne sentant pas d'intentions néfastes chez l'humain, il ferma les yeux, et souffla fort avant de se reculer.

  • Il a l'air de t'apprécier mon garçon. Bien, et si nous allions admirer ton travail ?

 Sur ces mots, il invita le jeune homme à sortir de la grange et à le suivre. Ils durent de nouveau traverser la basse-cour, où le coq se décida de nouveau à suivre cet humain inconnu, bien décider à protéger ses poules au moindre danger. Il n'eut néanmoins pas le temps de saluer de nouveau les cochons, le vieil homme marchant plus vite que sa condition physique ne le laissait deviner. Ils eurent tôt fait d'arriver devant la petite maisonnette, là où Issari avait laissé le fruit de son dur labeur. Le fermier, satisfait par un travail d'une telle qualité, d'une telle finesse, d'une telle habileté, n'avait tari aucune éloge sur les remarquables compétences du jeune prodige. Il passa la porte de sa maison, et en ressortit quelques minutes plus tard, une petite bourse en cuir à la main. Il trifouilla à l'intérieur et en ressortit quelques morceaux de métal aux formes mal délimitées et déformées. Il les tendit à Issari les accompagnant d'un « Comme convenu ! » avec un large sourire.

 Le chemin du retour parut moins laborieux, la chariotte étant à présent vide. Il parut aussi plus rapide. Le garçon arriva tout de même au village à la tombée de la nuit. Il avait passé une bonne partie de son après-midi à terminer son ouvrage, puis il lui avait fallu une bonne heure pour la livrer, et un peu plus d'une demi-heure pour revenir au village. Primer se cachait déjà de l'autre côté de l'horizon, innondant le ciel de la lumière rougeoyante de Secto qui allait bientôt le rejoindre, laissant ainsi le village dans la fraîcheur des ténèbres de la nuit. De retour à la forge, il fit à Elianel un rapide résumé de son périlleux périple, de sa rencontre avec le fermier, et surtout des éloges que ce dernier lui avait adressées. Il rangea la charrette endommagée dans un recoin et entreprit d'en démonter les roues. Cette fois, après avoir réparé celle qui était endommagée, il allait forger un cerclage de qualité qui empêcherait d'autres désagréments comme il en avait connu.

 Il venait de finir de réparer la roue, et allait commencer le cerclage lorsque son maître, voyant le visage creusé d'Issari, lui intima de rentrer chez lui et de se reposer. Cela faisait en effet deux jours qu'il n'avait pas dormi, et il était épuisé.

 Alors qu'il poussait la porte de la maison de ses parents, il fut chaleureusement accueilli par sa mère, qui rapiéçait un des pantalon de son père. Il fut déçu de ne toujours pas voir son père. « Avec sa maladie, je m'inquiète de plus en plus de le voir partir en forêt... » avait soupiré sa mère.

 Il est vrai que depuis quelques mois, il avait contracté une maladie rare, dite incurable par Tiha, que le garçon s'était empressé d'interroger à ce sujet. La « rhibo », comme l'avait nommée l'alcoolique, avait pour effet d'affaiblir les malades, les vidant de leurs forces à une vitesse effrayante. En résultait une perte de poids phénoménale, et la mort survenait avant la fin de l'année. Mais Issari n'avait pas perdu espoir, il avait entendu parler d'un remède miracle capable de venir à bout de la maladie. Il y avait toutefois une contrainte, seul le guérisseur d'une troupe de marchands ambulants en connaissait la recette exacte. Il avait donc redoublé d'efforts dans son travail, ne dormant plus qu'un jour sur deux pour économiser suffisamment d'argent avant la fin de l'automne, période à laquelle on pouvait espérer les voir passer. Il n'en avait pas encore parlé à son père, mais sa mère l'avait mis en garde.

  • Ce sont des voleurs sans cœur, affirma-t-elle, ils n'hésitent pas à gonfler les prix d'un village à l'autre selon les besoins. Si ce village a besoin de quelque chose en particulier, ils afficheront un prix deux fois plus élevé qu'à l'accoutumée, si un autre a besoin de la même chose, ce sera trois fois plus... Je préfère encore avoir affaire à cette sorcière de Tiha qu'à ces escrocs !

 Le garçon, exténué, rejoignit sa chambre et s'apprêta à aller se coucher. Il leva les yeux par la fenêtre et observa la forêt. Il remarqua alors son père à l'orée du bois, revenant de sa chasse, ses trophées à la main et son arc dans son dos. Il ne fallut pas longtemps à Issari pour redescendre les marches quatre à quatre et attendre son paternel dans la cuisine, en compagnie de sa mère. Lorsqu'il franchit la porte d'entrée, son fils remarqua à quel point la maladie l'avait transformé. Ses joues, autrefois roses et rebondies, avaient fondues comme neige aux soleils et étaient à présent blanches et creusées. Il en était de même pour le reste de son corps qui avait changé de façon aussi radicale. Ses cheveux tirés en arrière, autrefois noirs, étaient gris et sans éclat. Ses yeux, jadis pleins de vie et de malice, s'étaient ternis, et les énormes cernes noires commençaient à grignoter ce qu'il restait de ses joues. Une étincelle de joie traversa ses yeux lorsqu'il découvrit sa femme et son fils qui l'attendaient.

  • Alors père, comment s'est passée ton expédition cette fois ?
  • Eh bien, comme tu peux le constater, ce n'est malheureusement pas mieux que d'habitude, dit-il en désignant les deux lapins de petite taille dans sa main. Il va falloir que j'y retourne demain.
  • Tu devrais te reposer un peu avant, au moins une journée, tu as l'air si fatigué.
  • Ne t'en fais pas pour moi mon garçon, je sais très bien qu'il ne me reste que peu de temps à vivre et je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour gagner le plus d'argent possible pour ta mère et toi quand je ne serai plus de ce monde.

 Ces quelques mots eurent pour effet de créer un voile flou et humide devant les yeux du garçon.

  • Tu sais père, je travaille très dur en ce moment pour acheter le remède pour ta maladie aux marchands ambulants, tu dois tenir jusque-là, tu n'as pas le droit de t'avouer vaincu !

 Il avait progressivement monté le son de sa voix et avait hurlé les derniers mots, laissant couler quelques larmes, en proie au désespoir. L'homme prit son fils dans ses bras.

  • Tu sais mon grand, les enfants croient que tout est possible, les jeunes pensent qu'il leur est possible de tout faire, les adultes font de leur possible, et les anciens réalisent qu'ils ont passé leur vie à courir après l'impossible. Vis ta vie, mais ne tente pas l'impossible pour moi, je ne passerai pas l'hiver, je le sens, c'est tout.

 Il pleura silencieusement avec sa mère, puis repoussa son père avec une extrême douceur avant de rejoindre sa chambre. Il ne fallut pas longtemps pour que le garçon tombe dans les limbes infinies du sommeil.

  • Enfin !

 Il se félicita d'avoir achevé les deux roues de la brouette, qui ne risquaient plus de s'endommager à la moindre bosse. Le forgeron le remercia de cette attention particulière, et se remit au travail.

  • Bonjour Mes Sieurs ! interpella une voix douce et chantante. J'aurais besoin de vos talent d'artisans confirmés pour me confectionner quelque épée, ma fidèle lame étant trop endommagée pour me reposer sur sa familière présence.
  • Issari est tout indiqué pour ce travail, avait répondu Elianel. Je vais m'absenter, j'ai à faire avec Imac, il veut que j'inspecte une roue de son moulin.

 Le garçon salua son maître sur le départ et se tourna vers son client. Il fut surpris de ne pas reconnaître la voix mélodieuse de son interlocuteur. Il ne put également reconnaître son visage, dissimulé dans l'ombre de son capuchon. En plus de cette protection, le mystérieux individu portait une écharpe qui le recouvrait du cou jusqu'au nez. On ne pouvait apercevoir que très faiblement l'ombre de ses yeux. Une corde passait de son épaule droite à sa hanche gauche, laissant deviner qu'il transportait un petit sac dans son dos. Une épée au pommeau et au fourreau rouge ornaient sa ceinture.

  • Faites moi donc voir votre arme, il me faut l'examiner avant de me mettre au travail.
  • C'est une bien bonne réponse ! répondit l'étrange personnage de sa voix mélodieuse. Chaque lame diffère en effet de ses sœurs, mais je n'exige pas de vous une réplique exacte de celle-ci, il vous serait impossible d'en répliquer l'essence. Aussi, vais-je la faire réparer par mes pairs lorsque j'aurais atteint ma ville, je souhaite juste ne plus l'utiliser jusqu'alors pour ne point risquer de la briser. Non, tout ce que j'attends de vous, c'est que vous en fabriquiez une que vous utiliseriez, vous, pour combattre, et je m'en accommoderai.

 Ces mots parurent étrange aux oreilles du jeune homme, qui renouvela sa demande.

  • J'aimerai, s'il vous plaît, jeter un œil sur la vôtre, juste pour conserver la répartition du poids.
  • Soit, mais il vous sera impossible d'en comprendre les fondements, je le crains. s'amusa l'inconnu.

 Le client sorti habilement son arme avec sa main droite et l'observa longuement. C'était une épée à double tranchant, très classique, en cela près que l'acier de la lame luisait d'un rouge très profond, flamboyant. Elle était parcourue çà et là de plusieurs accros le long des tranchants, très probablement dus aux combats répétés menés par l'individu, et d'une fêlure aux trois-quarts de la lame, proche de la garde. Il la lança légèrement dans les airs pour lui faire effectuer un demi tour, et la rattrapa par la lame de sa main droite, comme on l'aurait fait avec une dague, avant de la tendre le pommeau en avant au garçon. Il s'en saisit d'une main, mais l'étrange personnage ne la lâchait pas. Une étrange et douce chaleur remonta dans le bras du forgeron et envahit bientôt son corps tout entier.

  • Il va vous falloir l'autre main. prévint le client.

 Suivant son étrange conseil, le garçon saisit l'arme à deux mains, et l'étranger retira la sienne. L'épée fut aussitôt attiré vers le sol, et Issari avec elle. Elle retomba dans un bruit sourd. Le garçon, surprit par le poids fabuleux de l'objet, dut s'arc-bouter sur ses jambes et attraper la lame à deux mains pour la soulever de quelques centimètres, avant de la laisser retomber lourdement au sol. Son propriétaire se pencha, attrapa délicatement le pommeau de sa main droite, et souleva gracieusement l'épée avec une aisance remarquable avant de la ranger dans son fourreau.

  • Comme vous ais-je dit, reprit-il mélodieusement, une simple lame que vous utiliseriez me comblera.
  • Comme il vous plaira, mais dites-moi, en quoi est-elle fabriquée, et comment pouvez vous la soulever, la manier et la faire sauter en l'air avec une seule main ?
  • Tant de questions dans un esprit aussi bouillonnant de malice ! Je ne répondrai qu'à une seule de vos interrogations, n'importe laquelle, mais rien qu'une, alors choisissez bien !

 Après trop peu de réflexion, il choisit de revenir sur la première.

  • En quoi est-elle fabriquée ?
  • Nous avons récupéré le métal à partir d'un caillou tombé du ciel juste à côté de ma ville, il y a de cela trois siècles. Cela compose une très grande majorité de cette lame, le reste n'intervient en proportions minimes.
  • Ah oui ? Où était-ce ?
  • Une seule question jeune homme, une seule question !

 Le garçon, déçu de ne pas avoir réfléchi plus longtemps avant de parler, convint d'un prix avec son client. Alors que ce dernier tournait les talons, le jeune forgeron voulut en savoir plus.

  • Au fait, demanda-t-il, que venez-vous faire dans notre village ?
  • Une seule question mon jeune ami, répondit l'individu de sa voix chantante.
  • Il me semble que comme vous venez dans mon village, il est légitime que j'en connaisse les raisons, argumenta Issari.
  • Bien entendu, veuillez me pardonner. Je suis en route pour rentrer chez moi, et je fais escale ici pour retrouver une amie.
  • Quelle amie ?

 Issari avait posé la question mais il pensait connaître la réponse. Il n'y avait qu'il seule personne dans ce village capable de connaître un personnage aussi étonnant.

  • Tiha, vous devez certainement la connaître ? Ne vous dérangez pas, je pense pouvoir la trouver moi même dans la taverne la plus proche, affalée sur un comptoir un verre à la main. avait-il dit en riant.

 Sur ces mots, il s'éloigna et s'enfonça dans les profondeurs des rues.

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