Dernière soirée
La soirée a commencé vers 21h pour lui. Il sait qu'il devra chercher l'ivresse rapidement s’il ne souhaite pas que l’instant devienne éternité. Il songe qu’elles sont décidemment toutes semblables ces réunions entre amis, copains, connaissances. Il observe autour de lui. Font-ils semblant ? Font-ils semblant de s’amuser ? De prendre du plaisir dans ces répétitions absurdes des mêmes moments de fête factices ? Et tandis que ces questions tournent en rond dans son crâne déjà imbibé, il boit. Du rhum. Du rhum fort. Habitation Saint Etienne, Trois Rivières, Père Labat, rien en dessous des 55° qui constituent le minimum requit pour accéder, s’il est chanceux, à un état de sérénité suffisant pour passer un moment aussi agréable que possible.
Il tente de faire tomber ses barrières mentales. Il tente d’oublier. Oublier que les soirées se répètent inlassablement. Oublier que sa vie, comme les leurs, suinte la merde. Oublier à quel point il se sent coincé, pris au piège. De ce corps, de cette pièce, de cette rue, de cette ville, de ce monde. Il pense aux milliardaires qui tentent désespérément de fuir – car c’est ainsi qu’il se le représente – leur vie mortelle pour chasser la lune et les étoiles. Il songe à leur humanité déjà perdue. À l’entraide qui meurt à petit feu. Aux richesses concentrées chez quelques uns qui laissent mourir sciemment des populations entières, trop peu concernés par la vie, trop concentrés sur leur fuite.
Il n’arrive pas à trouver ce qu’il cherche. Il est presque 1h du matin. La musique est forte. Suffisamment pour que personne n’entende le bruit des gouttes salées quittant son cœur pour venir frapper ses côtes. Son cœur pleure dans l’indifférence la plus violente qui soit. Son cœur pleure mais son corps ne le trahit pas. Il reste là, impassible, à discuter de tout, de rien. Surtout de rien. Il ne se force même plus. Il a abdiqué. Il observe, il singe les gestes et les mots. Rien n’a plus d’importance. Rien n’en a jamais eu. Le litre de rhum descendu le long de son gosier n’a pas fait l’affaire. Il rentrera à pied cette nuit. Peu importe la durée, marcher, sentir la fatigue, sentir la douleur de ses pieds, la chaleur de ses chaussures, voilà ce qui peut être lui permettra de se sentir vivant.
Il est 2h15, il marche au hasard des rues. L’air frais lui caresse le visage. Le silence seul règne. Il connait la suite. Il sait qu’il recommencera. Il sait qu’il y retournera. Indéfiniment. Sans attente, sans espoir. Il tuera le temps jusqu’à ce que ce soit à lui de l’emporter. Il n’est pas impatient. Même cet enthousiasme là a disparu.
Coquille vide.
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