Une bien belle balade
Je ne voulais pas y aller mais Gérard a insisté, alors comme un idiot, j’ai cédé. Je finis toujours par céder. Depuis que je discute avec lui sur internet, il a toujours été là, surtout quand je n’étais pas bien. Avec le temps, c’est même devenu mon meilleur pote. Du coup, quand il m’a demandé de l’accompagner pour cette balade en altitude, je n’ai pas pu refuser.
Sauf que j’aurais dû. Oh oui, j’aurais vraiment dû faire autre chose. Je ne sais pas, moi, me rendre à la mer, partir en vélo, faire du parapente, skier hors-piste, me lancer dans la cuisine, du tricot, de la moto… N’importe quoi plutôt que cette connerie de « balade » en montagne.
Il aurait fallu que je me méfie, surtout quand il m’a demandé si j’étais équipé, si j’avais ce qu’il fallait pour faire de la marche en haute montagne. Je n’ai jamais eu aucune idée du matériel spécifique nécessaire pour cette fameuse « marche en haute montagne ». La montagne et la marche en montagne, je connaissais – il faut de bonnes chaussures, un bon coupe–vent, de l'eau, des barres de céréales, sans oublier une couverture de survie au cas où– mais la marche en haute montagne, que dalle !
Là, encore une fois, comme toujours, je n’ai pas osé dire non. J’ai joué l’abruti qui sait tout, celui qui veut toujours faire plaisir et ne jamais blesser. Voilà comment, à vouloir faire le malin, je me suis retrouvé à accepter ce plan foireux.
Franchement, j’aurais mieux fait de me couper une jambe ce jour-là. Parfois, je ne sais pas ce qui me retient de me mettre des claques ou des coups de pied au cul. Bref, moi, Gilbert, petit employé de la papeterie Durand et Fils, pas sportif pour deux sous, je suis parti équipé comme pour une balade « normale » en montagne.
Nous avons progressé plusieurs heures avec un temps magnifique sans croiser personne, à part quelques marmottes et autres bouquetins. Les prairies – vite dépassées au fur et à mesure qu’on montait – étaient en fleurs. Une bien belle randonnée en vérité.
Ce que je n’avais absolument pas prévu, c’est qu’il voulait nous emmener faire des cols à plus de 3000 mètres. Jamais je n’aurais envisagé qu’à cette altitude, j’allais mourir gelé. Heureusement que j’ai toujours avec moi, sur moi pour être plus précis, cette petite couche de graisse pas forcément très gracieuse, mais qui isole bien de l’air froid. Ça pénalise sans doute pour faire du sport, c’est un poids supplémentaire à déplacer et trimballer, sauf que quand ça caille, c’est inestimable.
D’ailleurs mon pote, lui, il n’avait pas ça. Au contraire, il était sec comme un coup de trique, et malgré tout son équipement de pro, il se gelait sérieusement les miches. Enfin, la température extérieure n’est plus son problème désormais.
Au cours d’un passage un peu compliqué, sans trop savoir comment, je me suis coincé la cheville entre deux rochers. Ma chaussure était totalement bloquée. Mon pote a bien essayé de défaire mes lacets, seulement, rien à faire, j’étais complètement immobilisé. Après plusieurs tentatives, il a réussi à me dégager le pied avec un morceau de branche en faisant levier. Dans le mouvement, un craquement sinistre a retenti. J’ai senti une douleur si fulgurante que j’ai poussé un hurlement qui a dû réveiller toutes les marmottes à plusieurs kilomètres à la ronde. Il m’avait vraiment fait un mal de chien, ce con. Maintenant mon pied faisait un angle bizarre avec ma jambe.
De fait, comme je ne pouvais plus marcher, il m’a aidé à me mettre dans un coin à l’abri pour attendre son retour, sous une espèce de «dolmen ».
- Faut que j’aille chercher les secours, Gilbert. Reste là, ne bouge pas, je reviens tout de suite.
- Où veux-tu que j’aille dans cet état ?
Je grimaçais en me tenant la cheville.
- Ah, sacré Gilbert, toujours le mot pour rire, en toutes circonstances !
- Je sais, l’humour est mon arme de défense préférée. Il m’a déjà sauvé la vie plusieurs fois.
- T’en fais pas Gilbert, tu es entre les mains d’un pro, en deux temps trois mouvements, je redescends, je préviens les secours et avant que tu n’aies vidé ta gourde, l’hélico du PGHM[1] sera là.
- Si tu le dis, fais gaffe à toi.
- T’en fais pas, je suis né dans cette montagne, moi ! Je connais le prénom de chaque marmotte ici.
Je l’ai alors vu descendre en courant, un peu surpris par son empressement. Il n’y avait pourtant aucune urgence. J’avais juste la cheville foulée – sans doute avec un petit arrachement de ligament vu le craquement –, je n’étais donc pas en péril. Mais bon, il était comme ça, Gérard, il fallait toujours qu’il en fasse trop. Un besoin permanent de montrer qu’il était un pro et qu’il allait tout gérer aussi parfaitement que rapidement.
À environ 500 mètres de là où j’étais assis, il a trébuché et s’est mis à dévaler la pente sur une sacrée distance en roulant sur lui-même, descente qui s’est terminée par le bruit mat de son crâne percutant un rocher. Il a dû taper sacrément fort pour que je l’entende de là où j’étais. Ensuite, plus un mouvement ni aucune réponse à mes cris, qui devenaient de plus en plus aigus et angoissés.
J'ai fini par me décider à le rejoindre. Pas le choix, avec l'accident qui venait de se produire, je devais aller voir comment il se portait. Le trajet me prit trois heures... Pas facile avec une cheville en vrac, la descente d’une pente assez raide. Une fois sur place, je pâlis d’un coup, une sueur glaciale me coulant dans le dos. Je n’avais plus de pote, mort le Gérard… Pas de pouls, un angle anormal entre la tête et le tronc et un peu de sang lui coulait d’une oreille.
Il était bel et bien clamsé, décédé, claqué. Pour couronner le tout, il m’avait laissé tout seul, dans ce massif, hors de tout sentier balisé et avec une patte folle. En plus, c’était lui qui avait la majeure partie de la bouffe dans son sac. Sans compter que les barres de céréales devaient être en bouillie désormais, vu les galipettes qu’il avait faites.
J’ai bien senti que j’allais rester quelques heures là, dans ce foutu massif. Personne n’allait plus prévenir les secours maintenant. Au mieux, quelqu’un s’inquiéterait de nos deux voitures abandonnées sur le parking… Peut-être un autre promeneur lancerait-il l’alerte et les recherches démarreraient demain ou dans quelques jours ?
Au moins je n’allais pas avoir froid cette nuit, je pourrais utiliser son duvet, sous ma couverture de survie, surtout que l’obscurité –et le froid qui va avec– survient vite en fin de journée en montagne, particulièrement à cette altitude. Mon ami a été prudent, lui, il a emmené son sac de couchage. Toutefois, cela ne l’a pas protégé contre le choc à la tête sur les rochers. Il aurait peut-être dû venir avec un casque ? Si la nuit devenait glaciale, j’utiliserais aussi son pull et ses grosses chaussettes. Dans son état, peu lui importait qu’il gèle ou qu’il pleuve, ce qui n’était pas mon cas…
Finalement, après des efforts qui m’ont tiré quelques gémissements de douleur, je suis parvenu à aménager mon petit campement. Pour cela, j’ai dû mobiliser une énergie phénoménale. Bien installé, pelotonné dans son duvet, j’étais en train de grignoter quelques barres énergisantes extraites de son sac, effectivement écrasées après ses galipettes. Ce n’est pas comme si j’avais trop le choix, j’avais dévoré toutes les miennes durant l’ascension. J’avais aussi sa gourde quasiment pleine. J’essayais de ne pas trop penser à la nuit qui allait arriver.
Normalement, tout devait bien se passer : j’étais au chaud, il n’y aurait pas de pluie dans la nuit – j’avais regardé la météo avant de partir – et puis ni les marmottes ni les bouquetins, ne sont des animaux carnivores. Au pire, toute cette faune viendrait nettoyer les miettes de céréales une fois que j’aurais été secouru.
Après tout, en y pensant, hormis le fait que mon ami était mort, que j’avais une cheville foutue et que j’étais perdu, esseulé, dans la montagne la nuit, elle se déroulait plutôt bien cette balade, non ?
[1] PGHM : Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne, gendarmes spécialistes du secours en montagne.
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