Interlude : Esther – 1

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Esther descendit les escaliers sur la pointe des pieds. Maman s’était endormie. Son bras, pendant du canapé, rasait mollement le tapis. Esther passa derrière elle sans un bruit. Le parquet grinçait parfois sous son poids et elle se figeait alors, à l'affût d’un mouvement de Maman. Comme elle n’avait aucune réaction, Esther poursuivait son chemin. Pas après pas, elle finit par atteindre la porte du cagibi. L’excitation la paralysa presque. Parviendrait-elle enfin à accéder à l’autre côté ? Cet endroit inconnu, maintes fois conté, tout autant fantasmé, dont elle rêvait avec toute la force de sa foi d’enfant.

La double-vue tardait à se manifester chez Esther. Si Papa et Maman ne s’en inquiétaient pas outre-mesure, la petite fille trépignait d’impatience. Elle était la dernière des enfants de la famille à ne pas l’avoir. Même Henri, qui était plus jeune qu’elle, y était arrivé la semaine précédente ! A cette nouvelle, une pierre avait chuté dans la poitrine d’Esther. Elle était contente pour son cousin bien sûr, mais voir tous ses proches le féliciter, leur excitation joyeuse lui avait laissé un goût amer en bouche. Cette image la renvoyait à son propre retard, aux jeux de Lydia et Céline dans la cabane, à l'entrée de laquelle une pancarte indiquait “Mediums uniquement”. Elle avait baissé la tête sans rien dire. Maman lui avait ébouriffé les cheveux et murmuré, les lèvres au creux de l’oreille : “Chaque plante met le temps qu'il lui faut à fleurir”. Ses boucles brunes lui avaient chatouillé la joue. Esther ne voyait pas le rapport avec le jardinage mais avait fait mine de comprendre quand même.

Patiente. Attends. Les choses vont finir par se faire. Voilà tout ce qu’avaient ses parents et son oncle à la bouche. Esther en avait assez d’attendre, assez de rester en bordure de leur monde. Ce soir, les choses allaient changer. Cette nuit était spéciale. Papa le leur avait dit des centaines de fois, lorsqu’il racontait une histoire aux deux sœurs à l’heure du coucher. La nuit de Samain, celle où la barrière entre les mondes est si fine qu’on peut voir à travers. Dès la tombée du jour, les démons traversaient le voile pour chasser les âmes des malheureux qui s’aventuraient hors de la sécurité de leur foyer. Lydia et Esther se serraient l’une contre l’autre dans le lit, poussaient par moment des cris joyeux de terreur. Maintenant, Lydia disait qu’elle était trop grande pour ces choses de bébé, et les récits de Papa n’avaient plus la même saveur.

Médiums uniquement.

Esther inspira profondément et posa sa main sur la poignée du cagibi. Elle se concentra de toutes ses forces, projetant sa conscience par delà le battant, vers l’inconnu derrière. Ce lieu si effrayant et palpitant à la fois, dont elle avait tant de fois rêvé. Cela marcherait cette fois. Il ne pouvait pas en être autrement.

Ouvre-toi. Je t’en supplie ouvre-toi.

Esther ouvrit vivement la porte. Face à elle, des balais et des seaux en pagaille, des serpillères miteuses et des produits d’entretien oubliés. La gorge d’Esther se noua, ses yeux la brûlèrent. La déception, immense et écrasante, manqua de la submerger. Elle lui saisit la gorge en étau, la fit suffoquer. Elle vint aussi nourrir cette petite chose, bien cachée à l’intérieur d'elle-même. Cette inquiétude, ferrée dans son esprit depuis des mois et qui, au fil des jours, ne faisait que grandir. Et si…

Et si je n’y arrivais jamais ? Si je n’avais pas la double-vue ? Que deviendrai-je alors ?

Si elle ne parvenait pas à ouvrir cette porte pendant la nuit de Samain, cette nuit où la barrière entre les mondes est si fine qu’on peut voir à travers, alors… Elle se refusait d’y penser plus d’un instant. Esther déglutit douloureusement. Une sensation d’humidité lui imbiba les joues. Elle pleurait tout à fait, à présent. Gonflant ses joues de frustration, elle essuya ses larmes d’un mouvement rageur.

Bouuuh, Bébé Esther qui pleure ! ricana la voix de Lydia dans son esprit.

Esther serra les lèvres et referma le placard. Malgré l’ampleur de sa frustration, ses mouvements étaient précautionneux, toute attachée qu’elle était à rester la plus silencieuse possible. Elle ne se sentait pas le courage d’expliquer ses larmes à Maman, d’affronter son regard si elle se réveillait. Esther se pencha par-dessus le canapé pour l’observer. Elle dormait paisiblement, son peignoir blanc étalé atour d’elle comme une corolle, ses traits doux carressés par la lumière du feu. Elle était si belle qu’on eut dit une princesse de conte de fées. Les adultes s’accordaient à dire qu’Esther tenait de sa mère et Lydia de son père. Esther peinait à le croire.

Un souffle caressa ses pieds. Esther tressaillit et regarda tout autour d’elle. Le salon était calme dans la nuit, sans qu’aucun bruit ne résonne en dehors de la respiration de Maman. Le courant d’air circula une nouvelle fois entre ses jambes. Il provenait du fin espace entre la porte du cagibi et le sol. Le cœur d’Esther tambourina follement dans sa poitrine. N’osant espérer, elle enroula de nouveau ses doigts autour de la poignée et ouvrit la porte. Sa respiration se coupa. Un couloir immense s’étalait devant elle, si immense qu’elle ne pouvait en voir le fond. Des appliques lumineuses se trouvaient à intervalle régulier le long des murs, éclairant le long boyau d’une lueure jaune tamisée. Esther franchit religieusement le seuil. Sur un dernier regard vers la silhouette de Maman dans le canapé, elle referma la porte.

Au claquement de cette dernière, un silence assourdissant s'abattit. Esther s’avança dans le couloir. Ses pas résonnaient tout autour d’elle, se répercutant au loin tout en échos. Le sol était recouvert de larges dalles de pierre, les murs tendus d’une tapisserie rouge. Ornée de fleurs aux dorures estompées, elle scintillait par endroit à la lumière. Esther en apprécia le caractère fin et granuleux des doigts. Elle retira sa main, déçue. C’était un papier peint tout ce qu’il y avait de plus normal. Le couloir lui-même était similaire à ceux de certains hôtels, austère et démodé. Une simple porte de bois se trouvait une dizaine de mètres plus loin, portant un écriteau doré.

— Am-bas-sade du mon-de im-pair, déchiffra laborieusement Esther.

Voilà qui n’avait pas l’air intéressant. Elle testa la poignée sans succès, fronça le nez. C’était donc ça, le monde impair ? Un couloir avec un papier peint de mamie et des portes aux noms ennuyeux ? Lydia et Céline pouvaient bien faire les belles avec ça, cela n’avait rien de palpitant. Esther avait cependant tant rêvé de cet instant qu’elle se refusait à faire si rapidement demi-tour. Le couloir semblait dépourvu d’autres portes, mais elle ne pouvait en voir le bout et décida de poursuivre son exploration. Pendant un long moment – Quelques minutes sans doute ? Ou peut-être plus ? – rien ne vint rompre la monotonie de la tapisserie rouge sur le mur, des appliques en verre brossé. Soudain, un frôlement caressa la jambe d’Esther et elle poussa une exclamation de surprise. Une plante poussait entre les dalles, qu’elle avait touchée par inadvertance. Dressée sur une longue tige, ses feuilles s’enroulaient en spirale, au coeur desquelles des boutons s’ouvraient sur des bouquets d’étamines jaune vif. Lorsqu’Esther se pencha vers elle pour mieux l’observer, curieuse, la plante émit une sphère lumineuse. Elle tourbillonna autour d’elle. Émerveillée, la petite fille tendit la main pour l’effleurer. Ses doigts ne rencontrèrent rien de tangible, juste une sensation diffuse et enveloppante de chaleur. A son ravissement, l’orbe prit une teinte bleue céruléenne. Sa lueur projetait aux alentours une aura azure irréelle, donnant aux lieux une allure de fond d'océan. La sphère suivit quelques instants les mouvements d’Esther avant de disparaître. La déception emplit l’enfant. Jamais elle n'avait vu une chose plus incroyable et merveilleuse.

Une autre plante poussait plus loin dans une fissure du sol. Esther s’en approcha et fourragea dans les feuilles. A son ravissement, une nouvelle orbe se forma et esquissa de larges cercles dans l’air. Esther courut dans la direction des plantes suivantes en riant aux éclats. Bientôt, une dizaine de sphères colorées entourèrent la fillette. Les plantes se faisaient plus nombreuses dans le couloir, poussant en désordre le long des murs. Esther tournait joyeusement sur elle-même, toute entourée d’orbes lumineuses et scintillantes.

La danse aérienne des sphères se figea subitement. Elles restèrent suspendues dans le vide un instant, immobiles, puis prirent une coloration rouge vif et fusèrent en tous sens. Surprise, Esther sursauta. Un pincement violent lui perça la nuque.

— Aïe ! s’exclama-t-elle.

Elle porta vivement la main à son cou. Une araignée courut sur son bras, rasant son nez. Esther poussa un cri horrifié et secoua sa manche en tous sens. L’affreuse bestiole chuta pour s’enfuir en courant sur le sol, disparaissant sous le lierre qui poussait entre les pierres. Esther eut une moue dégoutée.

— Beurk beurk.

Elle pivota sur elle-même. Les lieux n’étaient plus éclairés que par la lumière diffuse des appliques. Esther ne distinguait plus la porte par laquelle elle était arrivée. Le couloir s’étendait à perte de vue dans les deux directions. Dans son empressement à suivre les orbes lumineuses, Esther n’avait pas réalisé s’être autant éloignée. Un frisson d’appréhension lui parcourut le dos, qu’elle repoussa au loin. Que diraient les autres à la voir effrayée à la première difficulté ? Sans doute se moqueraient-ils d’elle, affirmeraient-ils qu’elle était incapable d’affronter le monde impair. Esther carra les épaules et redressa le nez. Elle n’avait pas peur et savait se débrouiller. Elle n’avait qu’à remonter le couloir par là où elle était venue, voilà tout, et elle retomberait bien sur la sortie.

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