Chapitre 13 : La famille Vanhover – 1

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— Tout va bien, en bas ? héla Esther par-dessus la margelle du puits.


— Oui. Vous allez bientôt pouvoir me remonter.


Affairée seule auprès du corps, Céline était à l’ouvrage depuis plusieurs heures. L’étroitesse du puits ne permettait qu’à une personne d’y descendre sans compromettre les lieux. Ils avaient donc attendu les renforts avec le matériel. Céline s’était engagée en rappel, puis avait réceptionnée l’équipement par la corde. Elle avait commencé par prendre des photographies et dessiné un schéma de la scène accompagné de mesures précises, étirant un mètre en tous sens entre plusieurs repères. Le soleil descendant sur la ligne d’horizon, ils lui avaient fait parvenir un projecteur qui inondait le conduit d’une lumière blanche aveuglante. Les restes de l’enfant s’étaient alors révélés dans toute leur pâleur d'albâtre sur la terre. Esther, de sa place, n’avait pu réprimer un long frisson se propageant de la racine de ses lombaires jusqu’à la base de son crâne.

Les premiers relevés terminés, sa cousine sortit un compteur de rayons inversés d’une boîte matelassée. Le contact étroit avec un démon perturbait les vibrations mêmes des atomes des êtres vivants, comme si le toucher d’une entité de l’autre monde les remontaient à l’envers. L’appareil émit une sonnerie stridente à peine enclenché, qui s’amplifia quand Céline l’approcha des ossements. Elle pinça les lèvres et afficha une moue entendue.


— Il y a bien des traces anciennes d’énergie démoniaque sur le corps. Je pourrais dire si la fréquence est la même que sur Léna Cordier au labo.


— On peut encore les détecter après tout ce temps ? s’étonna Esther.


Céline haussa les épaules.


— Ce truc, c’est un peu comme de la radioactivité. Ça se barre pas comme ça.


Elle reprit sa tâche sans tarder, s’attaquant à présent à la collecte des restes de l’enfant. Petit à petit, la jeune femme plaçait les os dans des boîtes numérotées, soigneusement inventoriées dans un registre. Elle les empilait ensuite dans un panier qu’Esther remontait à la surface. La nuit ne tarda pas à tomber tout à fait. Bientôt, Esther perçut sous ses doigts un léger film de condensation recouvrant la pierre. Céline poussa un long soupir et s’étira en grimaçant, tendant haut les bras au-dessus de sa tête.


— Ça va ?


La jeune femme laissa retomber lourdement les bras.


— Il fait froid. C’est humide, râla-t-elle, ça pue. J’en ai marre.


— On ira se faire un spa ce week-end si tu veux.


— Cette perspective me parait si lointaine que je n’arrive même pas à m’en réjouir.


Ronchonnante, Céline reprit ses prélèvements sur la terre battue.


— Ma manucure est fichue, marmonna-t-elle. Et je ne veux même pas savoir ce que j’ai réellement reçu sur le visage.


— Mademoiselle Levernier ?


Esther se redressa. Le commandant Speranza de l’équipe d’intervention patientait derrière elle, se tenant bien droit, une paire de lunettes à verre iridescent juchée sur son crâne. C’était un homme d’une quarantaine d’années, rompu aux opérations de terrain. Esther l’avait croisé à plusieurs reprises sur des affaires majeures d’Île-de-France. Comme ce cas sordide, lors d’une nuit de Samain cinq ans auparavant, où un démon avait ouvert une brèche dans une maison et massacré la totalité d’une famille dans son sommeil. Cette affaire les avait tous marqués, notamment du fait de la jeunesse de certaines des victimes. Le commandant Speranza en avait été plus particulièrement affecté malgré son professionnalisme - Esther pensait se rappeler que sa femme venait alors d’accoucher.


— Nous avons fait le tour, l’informa-t-il. Aucun signe de faille sur la propriété.


Esther hocha la tête et se détourna. Elle se pencha à nouveau au rebord du puits. Rien de tout cela ne la surprenait. Il n’y avait jamais eu qu’une faille ici, Esther aurait pu le jurer, et il s’agissait de celle située dans la maison de Bérangère Cordier.


Elle est fine, mais très ancienne, avait dit Anmar.


Oui, c’était bien de là que les choses étaient parties. Toutes ces années auparavant, un démon s’était glissé sans un bruit sur le palier. Il avait rampé sous la banquette, s’était dressé près de l’armoire. Là, face à lui, la porte de la chambre des deux sœurs. Il avait faim, bien sûr, si faim.


Oh, j’ai tellement faim.


Esther secoua la tête. La scène imaginaire rencontrait là un obstacle. Pourquoi le démon s’était-il aventuré jusque chez les voisins et n’avait pas dévoré quelqu’un dans la maison ? Les âmes n’y manquaient pas. S’était-il introduit un jour où les filles avaient école ? Non, dans ce cas, il n’aurait pas dû tomber sur Benjamin Schneider non plus. Et, surtout…


Pourquoi diable est-ce que tu es resté ? songea Esther en contemplant les maigres restes de Benjamin. Et comment ? Que cherchais-tu exactement ?


Je ne crois pas que tu veuilles connaître la réponse à ces questions.


Sous ses doigts, un fragment de la margelle s’effrita et chuta dans le vide, roulant sur la paroi du puits. Esther sursauta. La pierre rebondit jusqu’aux pieds de Céline. Cette dernière releva la tête.


— Fais attention, tu veux ? Je n’ai pas envie d’être assommée pour ma peine.


— Excuse-moi.


Joignant le geste à la parole, Esther ramena sagement ses bras contre elle. Elle étendit et contracta les phalanges, s’étonna de les trouver douloureuses. Elle n’avait pas réalisé les avoir crispées si fort sur le rebord.

Le jardin abandonné se parait d’allures étranges dans le noir. Les formes des arbres et des buissons se floutaient dans l’obscurité, déformés par la lueur des spots qu’ils avaient placés le long des restes d’allées. La sculpture décrépie du héron n’était plus qu’une forme sombre et anguleuse. Non loin de là, Henri faisait les cent pas dans l’herbe, les mains nouées dans le dos.


— Ce n’est pas possible, marmonnait-il dans sa barbe. Ce n’est pas possible…


— Henri ? appela Esther.


Il releva vers elle des yeux fiévreux.


— Hein ?


— Tout va bien ?


Son cousin s’ébroua.


— Oui, ne t’inquiète pas. Si vous avez bientôt fini, je vais charger la voiture.


— D’accord. Entendu. Je pense qu’il n’y en a plus pour longtemps.


Henri entassa une première série de boîtes de prélèvements dans une caisse et s’éloigna vers la maison. Esther l’observa jusqu’à ce que sa silhouette soit engloutie par l’obscurité. Le jeune homme semblait anxieux, les épaules tendues en arc électrique. Son regard lui-même lui avait paru hagard, les pupilles évasées et perdues dans quelque contemplation dont elle ignorait la teneur.


— Eh Oh ! héla Céline depuis le fond du puits. Le panier est chargé. Tu le remontes ?

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