Chapitre 13 : La famille Vanhover – 2
C’est en silence qu’ils reprirent la route de l’ambassade. Henri ne pipait mot, les yeux rivés sur la voie et les doigts crispés sur le volant. À l’arrière, Céline feuilletait ses notes, s’interrogeant sans doute sur les analyses à pratiquer en premier lieu sur le corps. Esther s’était plongée dans la contemplation du paysage en bordure de la lumière des phares, tâchant d’occulter de son esprit le macabre chargement du coffre. Les arbres défilaient sans discontinuer le long de la nationale. Elle sinuait en lacets serrés qu'Henri négociait sèchement. Si sa conduite était nerveuse d'ordinaire, elle paraissait l’être d'autant plus ce soir. Son trouble ne l’avait pas quitté depuis la découverte du cadavre. Ce n’était pourtant pas le premier corps d’enfant qui leur avait été donné de voir. Esther avait bien tenté de le pousser à se confier, sans succès. Henri ne lui avait fait que des réponses laconiques - Oui, non, peut-être - sans rien laisser entrevoir de ce qui le perturbait. Elle avait fini par laisser tomber, se perdant dans la contemplation de l’orée du bois. Une douce torpeur alourdissait à présent ses membres et, bercée par les vibrations de l’habitacle, Esther luttait pour garder les yeux ouverts. Sur un énième virage chaotique, elle se replaça machinalement sur le siège et reporta son regard au loin.
Le chat était assis au milieu de la route.
— Attention ! hurla Esther.
Henri freina des quatre fers. Céline poussa un cri de surprise. Esther fut projetée en avant, sa ceinture de sécurité la retint d'un coup sec qui lui expulsa l'air des poumons. Au même moment, un sanglier traversa en courant la voie. La voiture dérapa sur une dizaine de mètres pour s’immobiliser sans le toucher.
Ils restèrent tous trois hébétés.
— Purée, lâcha finalement Henri, ce n’est pas passé loin. Il a déboulé au dernier moment !
Céline se pencha entre les sièges avant.
— Heureusement que tu l'as vu, Esther.
Puis, sur un regard inquisiteur jeté à son frère :
— Peut-être que c’est toi qui devrait conduire si on veut rester vivants.
Henri prit une courte inspiration, ses doigts se crispèrent sur le volant et les muscles de sa mâchoire saillirent sous sa joue. Il se retourna brusquement vers Céline.
— Oh, alors toi ! explosa-t-il. Tu peux parler, tu es loin d’être un exemple !
— Pardon ? Je te signale que c’est toi qui nous secoue depuis tout à l’heure comme des bouteilles d’orangina ! On est à deux doigts de dégueuler !
— Oh mais excusez-moi, Madame la…
Esther regardait droit devant elle sans intervenir. Les chamailleries de ses cousins demeuraient lointaines, englouties dans un brouillard. Un bourdonnement intense résonnait sous son crâne, dont les grésillements ondoyaient en pulsations douloureuses. Ils formaient par moment des fragments de mots qu’elle ne pouvait saisir.
Ou… Est.. Vr… ther… Al…
Un éclair blanc déchira soudain ses méninges et Esther laissa tomber sa tête entre ses mains, les traits cripsés par une grimace.
ESTHER OUVRE-MOI
Elle laissa échapper un sifflement de souffrance. Ses cousins se turent.
— Ça va Esther ? s’inquiéta Henri. Tu t'es cogné la tête ?
— Ça va, marmonna-t-elle, peut-être juste un peu secouée.
Le cœur au bord des lèvres, elle se redressa tant bien que mal et tacha de faire bonne figure.
— J’ai juste vu les buissons bouger. Henri regardait la route.
— Tu es sûre que ça va ? lui demanda sa cousine, sceptique. Tu es très pâle.
Esther s’efforça de déglutir. Un goût âcre lui emplissait la bouche, accompagné d’une migraine affreuse tambourinant contre ses tempes. Au moins le bourdonnement avait disparu.
— Oui, c’est bon, affirma-t-elle. On peut repartir.
Ses cousins échangèrent un regard circonspect, plein de jeux de sourcils dont sont faits les langages silencieux des frères et sœurs. Esther laissa échapper un lourd soupir.
— Tout va bien. Je vous assure. J’aimerai juste être à la maison pour aller me coucher.
Nouvel échange de mimiques. Céline finit par hausser les épaules et se renfonça dans son siège. Henri se pencha pour sortir un sac plastique de la boîte à gant.
— Va pas vomir sur mes sièges en cuir.
Sur ces paroles, il repassa la première pour reprendre leur route, à la différence notable d’une conduite plus calme.
Les rêves d’Esther de lit douillet et de sommeil réparateur se retrouvèrent cependant contrariés. Lorsqu’Henri passa le portail de l’ambassade, Lydia les attendait, perchée sur l’escalier du perron. La lanterne du auvent projetait son ombre immense sur les graviers. Lorsqu’ils se garèrent dans la cour, Esther parvint à distinguer son pied battant impatiemment sur la marche. Un grognement lui échappa : une chose était sûre, ils n’étaient pas prêts d’aller se coucher.
— Réunion de crise dans mon bureau, lâcha Lydia à peine furent-ils descendus. Maintenant.
— Il est deux heures du matin ! râla Céline. Ca ne peut pas attendre demain ?
Les pupilles de Lydia s’étrécirent.
— Maintenant.
Elle fit demi-tour à l’intérieur sans vérifier qu’ils la suivent. Céline lui emboita le pas en maugréant. Si Esther partageait son manque d'entrain, elle ne se risqua pas à l’exprimer. Elle savait reconnaître du premier coup d'œil lorsqu’il était inutile de négocier avec sa sœur. Tous les signes étaient là. Les sourcils si froncés qu’ils formaient un angle aigü sur son front, la silhouette tendue comme un arc, la frustration mal contenue du pied battant la mesure… Autant ne pas gaspiller sa salive. En fin de file, Henri s’était de nouveau muré dans le silence.
Lydia referma la porte de son bureau derrière eux et croisa les bras.
— Je sais que vous êtes tous fatigués, aussi irai-je droit au but. S’il s’avère que ce démon est bien là depuis les années 90, alors nous avons un grave problème.
— Peut-être qu’il a fait des aller-retours réguliers entre le monde pair et impair ? suggéra Henri. En utilisant la faille de la maison des Cordier.
Lydia claqua de la langue.
— J’en doute. Il aurait dû se nourrir très régulièrement pour y parvenir. Ça n'a pas pu passer inaperçu.
— Ce n’est pas possible, protesta Henri. Si aucun membre de l’entourage n’était possédé, il a bien dû prélever de l’énergie quelque part !
Lydia secoua la tête.
— Il n’y pas eu de victimes de démons enregistrées dans le secteur où vivait Benjamin Schneider ces dernières années. Pas avant Léna Cordier.
— Non, il y en a forcément, s’entêta Henri. Peut-être qu’il s’en ait pris à des marginaux ! Ce n’est pas possible. Il n’aurait pas dû pouvoir être là depuis aussi longtemps autreme…
— Je sais bien que ce n’est pas censé être possible ! le coupa sèchement Lydia. C’est bien tout le nœud du problème.
— Calmez-vous, bredouilla Céline, je vous en supplie.
Henri se laissa tomber dans un fauteuil.
— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda-t-il d’une voix atone.
Il a peur, comprit Esther. Il est littéralement terrifié.
L’ambassade se faisait un devoir de protéger ses concitoyens des menaces surnaturelles, et l’incapacité des démons à demeurer dans le monde pair les aidait dans cette tâche. Les attaques étaient violentes mais rapides, jamais trop éloignées d’une faille, lesquelles étaient repérables par l’ambassade. Ses services les répertoriaient et les surveillaient méticuleusement - quand ils ne parvenaient pas à les refermer - tant et si bien que les incidents étaient rares. Les cas de possession représentaient bien sûr une entorse à cette règle, mais ils restaient exceptionnels et ne s’inscrivaient jamais dans la durée. L'ambassade gardait ainsi le contrôle de la situation, limitant les intrusions de son côté de la barrière. Ses agents baignaient dans l’illusion d’un risque présent mais contrôlé. Toutes ces certitudes volaient cependant en éclats si un démon avait pris la place de Benjamin Schneider plus de vingt ans auparavant.
Esther elle-même ne savait qu’éprouver face à cette possibilité. Les dangers du monde impair étaient toujours demeurés dans l’ombre pour elle, si bien qu’ils manquaient de tangibilité à ses yeux, comme un croque-mitaine de contes pour enfants insaisissable. Si elle comprenait la gravité de la situation, elle n’éprouvait pas la terreur de ses pairs, cette peur irrépressible du loup venue des tréfonds.
Après tout, Esther n’avait été confrontée à un démon pour la première fois que deux jours auparavant. Elle n’avait vu alors que les vestiges de sa forme humaine, sa véritable apparence restant invisible à ses yeux. Tout s’était enchaîné si rapidement, sans lui laisser le temps de prendre la mesure des choses. Elle avait d’ailleurs davantage craint pour la vie d’Anmar que pour la sienne. Rien dans le comportement du démon ne lui avait paru menaçant à son égard, et elle demeurait persuadée qu’il n’avait aucune intention de lui nuire. Seule la puissance de son désespoir lui était parvenue, l’ébranlant avec force aux tréfonds. De cette peine, elle ne savait rien, mais elle éprouvait la sensation étrange de la comprendre malgré tout. Que s’apprêtait-il à lui dire avant l’intervention d’Anmar ? À présent, elle ne le saurait jamais.
Lydia ne dit rien pendant un long moment. Ses mains, crispées sur le rebord du bureau, blanchissaient aux jointures. La perspective d’une horde de démons en balade ne la réjouissait aucunement.
— Je ne sais pas ce qu’il convient de faire, finit-elle par admettre entre ses dents. Je réfléchis.
— Est-ce que tu comptes confronter Lord Alastor ? demanda Céline.
— S’il sait quelque chose, il ne dira probablement rien. S’il ne sait rien en revanche…
Lydia pinça les lèvres en une ligne fine avant de s’écarter du bureau.
— Je ne peux pas prendre le risque de révéler aux démons qu’il existe une possibilité pour eux de rester plusieurs années dans le monde pair. Et encore moins quand je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe.
Un silence de mort accueillit ses dernières paroles. Les mains nouées dans le dos, Lydia faisait les cent pas sans discontinuer. Elle cheminait en cercles serrés telle une bête en cage. Henri se pencha vers elle.
— Bon. Très bien. Qu’est-ce que tu suggères dans ce cas ?
— Je crois bien qu’il est temps de solliciter une aide extérieure. Nous pourrions contacter Allura Vanhover.
— Vanhover ? Comme Joshua et Emilie Vanhover, les spécialistes de la possession ?
— Oui, c’est leur fille. Elle a repris le flambeau.
— Et ses parents ?
Lydia balaya sa suggestion d’un mouvement dédaigneux de la main.
— Trop âgés. Ils sont à la retraite depuis des années maintenant. Je crois même qu’Emilie est décédée.
— Joshua doit avoir plus de quatre-vingt ans, commenta Céline.
Lydia haussa les épaules.
— Quelque chose dans ce goût là.
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