2.14
Nous sommes tous les deux dans la cuisine, à bricoler en attendant la vraie discussion. J’attends, ne sachant ce qu’elle attend.
— Pierri m’a tellement parlé de toi ! Il t’admire et t’apprécie. C’est bien que vous entendiez aussi bien, surtout avec une mission comme celle-là, vous ne vous quittiez pas de la semaine !
— C’est vrai ! C’est assez exceptionnel ! C’est comme si on se connaissait depuis gamins. Il faut dire que Pierre-Henri a beaucoup de qualité et qu’il est d’un naturel adorable !
— Oui et non ! Tu sais, nous sommes de la même promotion et je ne l’ai remarqué qu’en deuxième année. Il est très réservé. Il était avec deux amis, dans leur coin, un peu isolés. Mais une fois, je l’ai vu sourire avec eux et j’ai su qu’il serait mon homme ! J’ai eu du mal à l’approcher, à le dérider. Mais quand il m’a souri, à moi, la première fois, j’ai décidé de ne plus jamais le quitter, quoiqu’il arrive !
Est-ce une mise en garde ? Sait-elle qu’il m’a souri au premier regard ? Sait-elle que nous avons baisé (comme baiser, pas comme baise !) ensemble et que c’est merveilleux ?
Elle continue :
— C’est bizarre qu’il t’aime autant, car t’es un pédé. Enfin, c’est ce qu’Arnaud nous avait dit…
— Ça veut dire quoi ? Ce terme est généralement péjoratif…
— Excuse-moi, c’est sorti tout seul ! Je n’ai rien contre les homos ! Je veux dire qu’il est naïf sur beaucoup de points et ignorants de beaucoup d’autres ! Quant au reste, il ne connait pas !
— Tu n’es pas très gentille avec lui ! Je trouve qu’il est très ouvert aux autres, enfin envers certains !
— Oui, tu as raison. Ce que je veux dire, c’est qu’il est pire que moi ! Nous venons d’un milieu tellement fermé que l’on a peur de tout ce qui ne nous ressemble pas.
— Dit comme ça, je préfère ! Pourquoi craindrait-il les homos ?
— Parce qu’on lui en a dit beaucoup de mal ! Vade retro satana ! Travail famille patrie !
— Et toi, tu ne crains pas les pédés ?
— Tu sais, mes premières expériences étaient avec des filles ! Même, qu’avec des filles ! Mon premier mec, c’est Pierre-Henri ! C’est te dire l’effet qu’il m’a fait !
Elle se livre si gentiment à moi ! Mais je ne m’y trompe pas, elle est en train de défendre son mec contre une rivale ! J’essaie de la déstabiliser :
— Au point où nous en sommes, je peux te demander s’il est bon au lit ? Je ne t’offusque pas ?
— Il était puceau, à vingt-deux ans, c’était si mignon ! Heureusement que mon expérience était approfondie. Je lui ai appris comment me faire plaisir et il apprend vite ! Cela lui plaisait !
— Mais son plaisir à lui ?
— Un mec, tu sais, quelques caresses, une petite pipe de temps en temps et retarder son éjaculation, pas plus simple comme mode d’emploi !
— Si tu le dis !
— Vous, les pé… les homos, vous avez d’autres techniques ?
— Tu veux voir une démonstration ?
— Non, très peu pour moi !
— Je vais quand même te le dire, car j’ai aussi un peu d’expérience avec les filles. Ce n’est pas la même chose. Entre hommes, le plaisir est plus intense, comme si nous connaissions mieux nos corps ! La sodomie est très présente et pour un homme, la jouissance prostatique est une illumination !
— C’est vrai que pour nous, la sodomie, c’est pas forcément le pied !
— Et puis…
— Et puis ?
— S’offrir à l’autre, c’est merveilleux. C’est évident pour une femme, mais pour un homme, c’est une découverte extraordinaire. Tu comprends ce que je veux dire ? Se donner et non prendre !
— Je vois ! Effectivement, s’offrir aux plaisirs de l’autre, se sentir pénétrée est une chose si forte. Je n’avais jamais pensé à cet aspect des choses. C’est vrai qu’il y a un côté féminin dans vos relations. Du reste, il parait que c’est toujours le même qui fait la femme… Oh, excuse-moi !
— Non, pas de souci. Tu sais, je t’aime bien, j’aime ces échanges francs et directs. J’ai eu les mêmes avec Pierri ! Pas étonnant que vous vous entendiez si bien ! Il m’a beaucoup interrogé sur l’homosexualité. Cette question a l’air de vraiment le questionner ? Vous en avez parlé ensemble ? De tes expériences précédentes et tout ça ?
— Un peu, mais je ne me suis pas étendue ! Non, il n’a pas l’air intrigué par les rapports homosexuels. Mais, dis-moi, Pierri m’a dit que vous aviez été obligé parfois de partager la même chambre, avec tous ces hôtels fermés…
— Et même le même lit, oui ! Et avec la chaleur, parfois à poil ! Nous avons vécu dans une forte intimité !
J’espérais que l’ambiguïté de mes propos la troublerait. Je défendais aussi mon mec ! Réussi ! Elle se tait, ne sachant comment formuler la question brulante. De mon côté, je m’interroge sur ce qu’il lui a raconté… J’en remets une couche :
— D’autant plus que Pierri est beau gosse, et tout à fait mon genre !
— Oui, je sais, Arnaud nous avait prévenus ! Que s’est-il passé ? Pierri m’a parlé de ton aspect, de ton corps rasé, entièrement…
— Tu veux voir ? Non, je plaisante ! J’ai interdit à Pierri de faire de même, j’aime trop ses petits poils blonds qui brillent !
— Moi aussi !
— Nous sommes faites pour nous entendre !
— Faites ?
— Oui, cela me plait de parler de moi au féminin ! Le genre, ça me gonfle ! Pas de limites à l’amour !
Elle commence à flancher avec ces remarques. Son silence annonce la suite. La question la brule tant !
— Dis-moi, vous avez…
— Que t'a-t-il raconté ?
— Rien ! Mais sa façon de parler de toi… Il en parle comme un amoureux… C’est troublant !
— Je ne peux pas te répondre, tu comprends ?
Quel con ! Trop tard. Elle a compris !
— Ça veut dire que vous l’avez fait ? Tous les deux ? Sinon, tu me répondrais NON !
— Tu poses une question à laquelle tu sais que tu n’auras pas de réponse. Si je te dis non, tu ne me croiras pas. Si je te dis oui, tu n’entendras pas ! Clarisse, j’aime Pierri, mais j’aime Doron. Pierri m’aime, mais il t’aime. Que te dire de plus ? Il ne veut pas te quitter et je veux rester avec Doron. Il n’y a pas de mal ! C’est juste de l’amour à mieux répartir. Ça ne peut pas faire de mal, des gens qui s’aiment !
Quelles conneries je peux réciter, en étant sincère et en n’y croyant pas ! Je vois qu’elle est choquée. Peut-être de savoir que Pierri l’a trompée, peut-être de savoir qu’il a des attirances homosexuelles, peut-être simplement parce ce qu’il n’en a pas parlé… Ses yeux se mouillent. Je suis attendrie. Je ne lui veux pas de mal !
Je la prends dans mes bras, la console et la réconforte. Après un tressaillement de rejet, elle se laisse aller. J’en déduis qu’elle ne m’en veut pas, elle ne nous en veut pas. Sinon, cela aurait été une crise majeure. Je ne comprends pas le fonctionnement de certaines personnes. Mais aujourd’hui, c’est tant mieux !
Je l’embrasse dans les cheveux et nous regagnons le salon en nous tenant par la main. Pierri et Doron sont toujours dans leurs discussions. Leur complicité est évidente. Ces deux mecs sont extraordinaires. Si je ne devais garder que deux hommes sur toute la Terre…
Nous les quittons tard. Nous rentrons en silence. Que penser de ces échanges ? Que va-t-il se passer ? Doron n’aborde pas cette soirée et je ne veux pas y réfléchir.
Nous nous retrouvons le lundi matin sur le quai de la gare. Nous sommes tous les deux, uniquement tous les deux, dans notre communion, dans notre fusion immédiate. La semaine se passe comme un éblouissement, liés en permanence, vérifiant la disponibilité de l’autre à tout instant. La réponse est toujours présente, intense. Le travail avance sans que nous y pensions.
Il nous reste encore quelques stations à installer, dans l’ouest, vers la côte atlantique. C’est bientôt les vacances. Nous décidons de passer ce weekend en amoureux, dans une ville balnéaire encore déserte. Doron et Clarisse acceptent, sans discuter l’un et l’autre. Ont-ils baissé les bras devant notre comportement d’adolescents en chaleur ?
Tout nous appartient.
Nous finissons la pose de la dernière station, avec deux semaines d’avance sur notre planning. Nous devrions rentrer.
C’était trop fort, tu comprends ? Notre relation nous écrasait et nous emportait.
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