Chapitre 2 : Une conversation animée (partie 2)
Zayn était bouche bée. Il allait peut-être vivre le tiers d’un millénaire. La magie existait, ou plutôt le don existait, et en plus de cela, il allait être admis dans l’une des plus prestigieuses écoles de magie au monde. Du moins, même s’il n’avait pas compris un quart de ce qui était écrit dans la lettre d’admission à Barbelle, il avait compris une chose : il y avait plusieurs mondes. Les Terres Infinies en faisaient partie, mais qu’entendait-il par « Infinies » ? Ça, il n’en avait aucune idée. Peut-être que les Terres Infinies étaient les continents d’un monde découvert par les magiciens ou plutôt « les doués », comme les appelait son visiteur. Mathias croisa les jambes et fixa Zayn tout en buvant une gorgée de thé :
— Excellent thé au jasmin, sucré en plus ? Vous avez souvent voyagé au Maghreb ? dit-il l’air de rien.
— Non, pas du tout, mais je sais que le thé se boit comme ça là-bas, avec du sucre.
Mathias se pencha sur sa tasse et fit tournoyer le liquide :
— Je compte sur toi pour tenir ta promesse. Les autres écoles ne tarderont pas à essayer de te contacter, ton don doit pouvoir se détecter depuis l’Outre-Monde. Il faudra que tu éteignes ton téléphone ; ils essaieront sûrement de venir ici comme moi pour un premier contact, mais j’espère que d’ici là, tu te seras établi en Terre Magique. Tu seras quasi-indétectable alors, ton don se mêlera à celui de la population douée. Pour l’instant, il sera plus difficile de te localiser avec ce collier...
Mathias plongea la main dans sa poche et en tira une chaîne en argent, qu’il posa délicatement sur les genoux de Zayn. Elle comportait des gravures qui ressemblaient à des runes. Zayn les fixa un instant et jura qu’une des gravures avait changé de forme.
— Merci, dit Zayn, ne sachant pas quoi dire d’autre, sans pouvoir détourner les yeux du collier.
— Mais de rien, répondit Mathias, amusé de voir le jeune homme fixer les runes. Elles changent à chaque fois que quelqu’un essaie de te détecter. Plus les formes changent, plus le nombre de personnes qui essaient de te traquer s’accroît. Les forces de l’ordre utilisent également ces bijoux pour se protéger lorsqu’ils sont en territoire hostile... Ils sont très rares et coûteux, nous souhaitons réellement que tu nous rejoignes à Barbelle, répondit Mathias solennellement. Prends-en soin, il faudra me le rendre à la rentrée.
— Vous êtes professeur à Barbelle ?
— Pas vraiment. Mais j’y exerce une fonction spéciale.
Mathias était quelqu’un qui semblait avoir des goûts raffinés, Zayn ne put s’empêcher de noter qu’il portait un tweed en plein été. Peut-être qu’il venait d’une région du monde où il faisait froid, ou peut-être était-il juste très attaché à son vêtement. Il était difficile de trancher, mais ce qui était sûr, c’est que cet homme dégageait une assurance contagieuse. Il donnait l’impression de n’avoir peur de rien. Zayn allait peut-être devenir un Paladin comme lui, peut-être qu’une fois sa formation reçue, il dégagerait la même aura que son invité. Encore fallait-il qu’il accepte de renoncer à son monde, à sa petite vie tranquille et à son sentiment de contrôle pour s’embarquer dans une aventure aux allures incertaines. Qu’allait choisir Zayn ? Pour l’heure, il était incapable de le dire. Mathias brisa le silence :
— Mettons fin au supplice. Je te dois beaucoup de réponses, mais généralement, nous n’aimons pas en dire autant lors de la première rencontre avec ceux qui ont grandi dans le monde des sans-dons. La raison pour laquelle nous avons décidé ainsi est qu’il arrive qu’un doué ne souhaite pas s’engager au sein de la société de Terre Magique, qui forme « le monde des doués », ou encore plus vulgairement « le monde de la magie ». Nous allons faire une exception avec toi.
Mathias se leva, posa son verre et claqua des doigts. La lumière de l’appartement se réduisit à une douce lueur tamisée :
— Hum… Ce que les gens normaux appellent la magie, nous l’appelons le don, ou encore le ki chez certains Asiatiques, le chakra dans certaines autres parties de l’Asie, ou l’énergie en Occident. L’aura est une des manifestations du don chez les plus puissants. Elle est visible et prend une couleur précise chez chaque doué. Le monde de la magie existe depuis les premières lueurs de l’humanité. Nous n’avons pas toujours été cachés : dans les temps anciens, les mages et enchanteurs côtoyaient les humains, et il était courant que le don se pratique sous leurs yeux. Mais avec le temps, le monde de la magie s’est progressivement voilé aux yeux des sans-dons. Les raisons sont diverses : la cupidité, la guerre, les chasses aux sorcières, les complots politiques et j’en passe… Il arrivait très souvent qu’un sans-don essaie de gagner les faveurs du mage de sa région pour tenter de s’accaparer un quelconque avantage politique ou militaire ou encore ne serait-ce qu’un avantage économique, comme la pluie pendant les saisons sèches ou le gibier à profusion. Il faut comprendre que les sans-dons ont toujours eu une tendance à avoir peur de ce qu’ils ne comprennent pas, c’est pour cette raison que depuis la fin du IIIe siècle avant J.-C., le monde de la magie s’est progressivement retiré pour disparaître aux yeux de tous. Du moins, officiellement, les villes magiques étaient déjà cachées depuis des millénaires par précaution et par crainte que les gens normaux n’essaient de les détruire par accès de peur ou les pillent par convoitise.
— Vous voulez dire qu’il y a des villes cachées ? s’étonna Zayn.
— Bien sûr ! répondit Mathias avec entrain. La Cité dans le ciel, Atlantide sous l’océan Atlantique, Obios en Asie, la Montagne Dorée en Afrique, la cité magique de New York et celle de Paris.
— Si j’ai bien compris, Paris abrite des arrondissements comme le XXIe ?
— C’est toute une ville qui se cache sous terre, rectifia Mathias en souriant.
Il s’arrêta un instant pour se frotter les mains, but une nouvelle gorgée de thé au jasmin et reprit :
— Excellent thé, vraiment !
— Merci. Et qu’est-ce qu’un enchanteur, au juste ? demanda Zayn.
— Les enchanteurs et les Éclats sont deux branches culminantes d’un seul et même arbre. Ce sont les élites dans chacun de leurs domaines. Si l’un peut atteindre jusqu’à dix fois la vitesse du son et soulever la tour Eiffel à mains nues, l’autre enchante à la force et à la vitesse de ses pensées ; il devient quasi-intouchable, invoquant vents et marées par le regard, précipitant la foudre et les tempêtes. Ils grimpent dans les paliers les plus hauts du don afin de réaliser des miracles ; ils peuvent aussi, par exemple, ralentir le temps ou l’accélérer à leur guise. On raconte que, hélas, lorsque le sort en décide ainsi, et qu’un enchanteur et un Éclat décident de se livrer bataille, pour le grand malheur de tous et pour notre propre survie, il vaut mieux ne pas approcher à moins de cent kilomètres à la ronde. Heureusement, nous n’avons connu que très peu d’événements comme cela, pas moins de trois fois en 2000 ans, chacun plus violent que l’autre. Ces combats se tiennent généralement en Terres Infinies ou dans l’espace, là où les dégâts que peuvent occasionner ces êtres sont contenus. Les… conditions… par cela j’entends la gravité, la résistance du sol et des géographies environnantes, la pression atmosphérique, toutes ces variables sont plus… rudes là-bas… Terre Magique ne pourrait contenir un combat de cette violence, il serait apocalyptique. C’est pour cette raison qu’ils se tiennent en Terres Infinies ou dans l’espace.
— Vous parlez d’eux comme s’ils n’étaient plus vraiment humains, se demanda Zayn avec curiosité.
— Bien qu’ils soient dotés pour la majorité d’un grand sens de l’honneur, ils ne le sont plus vraiment, ajouta Mathias.
— Combien sont-ils ? enchaîna Zayn précipitamment.
— Enchanteurs et Éclats ? Moins de deux mille sur trois cents millions de doués sur Terre Magique.
Mathias se leva de son sofa, frappa le sol de sa canne et le fit disparaître. Il s’approcha de l’évier et y déposa son assiette ainsi que sa tasse de thé. Il se retourna et s’inclina brièvement.
— Il est déjà 4 heures, je ne vais pas tarder à y aller, mon ami. Avant de partir, il faut que tu saches que les objets électriques deviennent défaillants en présence du don. Tu pourras consulter ton téléphone : je ne serais pas étonné qu’il soit complètement déréglé. Nous avons des moyens de communication plus simples. Voici ce qu’on appelle une boîte à encre. Il suffit d’y déposer une lettre et d’énoncer à voix haute le nom de la personne à qui tu veux envoyer ton courrier pour que la lettre atterrisse chez ton destinataire. Quant à la façon dont je t’ai vu à travers la porte, cela fait partie des différentes runes que je porte sur moi, et pour les Terres Infinies, nous aborderons le sujet plus tard. Pour l’instant, je te laisse le temps de digérer tout ce que tu viens d’apprendre ; le choix final te revient. Quand tu seras décidé, il faudra que tu m’envoies ta réponse par boîte à encre. Je te la laisse, c’est un cadeau. As-tu d’autres questions, du moins une question urgente ?
— Quelle est la différence entre un Paladin, un Spadassin et un Éclat ?
— Un Éclat est le plus puissant des guerriers. On les appelle les Éclats car, quand deux d’entre eux combattent, ils atteignent jusqu’à dix fois la vitesse du son et deviennent quasi-invisibles à l’œil humain. Leurs auras magiques restent légèrement perceptibles au moment du fracas de leurs coups. C’est de ces fracas que jaillissent les éclats de leurs auras : un véritable spectacle de lumières, mortel pour ceux qui dansent au rythme des épées et envoûtant pour celui qui en est témoin. Ils sont la fierté de Terre Magique ; seule une centaine est formée chaque année.
— Ils se déplacent à la vitesse du son ? Comment font-ils ? demanda Zayn.
— Ils utilisent le don pour accroître leurs capacités physiques. Un paladin est capable de briser le mur du son, mais n’atteindra jamais la vitesse d’un Éclat ; ne sois pas surpris si tu vois un paladin soulever une pierre pesant plus d’une tonne. L’Éclat, lui, peut soulever des centaines de tonnes aisément.
— Ce sont vraiment des surhommes, rétorqua Zayn, effaré.
— Ce sont le soleil du jour levant et la lune des nuits obscures : les Éclats, répondit Mathias en gonflant le torse et en y frappant du poing.
— Vous en êtes un ? demanda Zayn avec surprise.
— Non, je suis un Paladin : c’est à mi-chemin entre le Spadassin et l’Éclat. Trop puissant pour le premier et trop faible pour jouer dans la cour du deuxième, ironisa Mathias.
— Les Paladins sont moins forts que les Éclats ? surenchérit Zayn.
— Tu découvriras cela à Barbelle ! esquiva-t-il gentiment. Je ne suis pas ton instituteur, finit-il en souriant.
Zayn comprit que la conversation touchait à sa fin. Il ne savait toujours pas ce qu’étaient les Terres Infinies. Mathias avait volontairement passé sous silence le sujet. Il finit par baisser la tête en signe d’au revoir et ajouta :
— Je vous ferai vite un retour. C’est promis.
— C’est entendu. Sache en tout cas que les jeunes dans ta situation en savent généralement moins que toi. Il faudra enquêter sur tes origines pour savoir comment il se fait que le don se déclenche de cette manière chez toi. Je te laisse le soin d’y repenser ; je te donnerai l’adresse à laquelle nous nous reverrons une fois que tu m’auras répondu. Tes appareils électroniques reprendront un fonctionnement normal d’ici quelques heures, mais sache que tu ne pourras pas les emporter avec toi à Terre Magique.
— D’accord, dit Zayn en acquiesçant.
— Et pour finir, si par malheur une des autres écoles te met la main dessus, chose qui serait déplorable pour Barbelle, souviens-toi de cela : le jour où tu devras choisir ton outil magique, prends une canne. Comme l’a dit notre cher ami Buffon : l’homme, c’est le style. Je te conseille le bois de rose ou de cerisier, ils sont assez denses et souples à la fois pour être utilisés au combat. Tu pourras renforcer le matériau de ton choix plus tard par des inscriptions runiques et des charmes, mais attention, les charmes puisent dans ton énergie vitale pour opérer. Si tu es en combat et que celui-ci dure trop longtemps, tu risquerais de te retrouver désavantagé. Bonne nuit.
— Bonne nuit, répondit Zayn à mi-voix, encore sous le choc de sa rencontre.
Mathias claqua des doigts une dernière fois et rendit à la lumière son éclat originel, puis il leva sa canne et la fit tournoyer trois fois. Aussitôt, des bruits de motos et de voitures parvinrent aux oreilles de Zayn ; il entendit une femme fermer ses volets dans l’immeuble d’en face, et son téléphone vibra deux fois. La vie reprenait son cours. Mathias avait réellement figé toute la rue ; il s’en rendait compte maintenant. Cet homme le cachait : il était indéniablement puissant. Il ferma la porte derrière lui, et Zayn l’entendit descendre les marches de l’escalier en face de l’appartement.
Il était maintenant seul, et des milliers de questions fusaient dans sa tête. Celle qui venait en premier des autres était la suivante : qu’allait-il faire de sa vie ? Allait-il décider de tout laisser tomber et de se jeter à bras ouverts vers le rocambolesque ? S’il acceptait de rejoindre Barbelle, il allait devoir quitter Paris, là où il avait toujours vécu, et là où il avait tous ses repères. Il comprenait maintenant pourquoi on lui avait demandé de garder une attache avec le monde normal : c’était pour maintenir un équilibre ou peut-être que la vraie raison lui échappait complètement. Peu importe, les réponses viendront plus tard. Une boule lui nouait le ventre, même chez les doués il n’était pas tout à fait normal : le processus d’arrêt du vieillissement n’était pas censé apparaître aussi tôt. Si le don était une fontaine de jouvence, pour une raison ou pour une autre, il avait été plongé dedans trop tôt. Son visage allait peut-être rester sans barbe pendant encore une centaine d’années, une vraie bête de foire.
Zayn prit son visage entre ses deux mains et essaya de faire le vide dans sa tête. Ce n’était pas plus mal que cela : s’il se moquait de lui, il allait juste falloir qu’il le supporte plus longtemps que prévu. Il était un doué, mais voulait-il vraiment de tout cela ? Il avait un choix à faire : aller vers les universités et vivre normalement comme tous les jeunes adultes de son âge ou marcher vers l’inconnu, apprendre à combattre, à jeter des sorts et voyager vers des contrées lointaines, voire peut-être visiter d’autres mondes et partir en quête de réponses sur son passé. D’après Mathias, il descendait d’une famille de puissants paladins. Pourquoi l’avaient-ils abandonné ? Quelque chose ne s’était pas passé comme prévu… Était-il un enfant illégitime ? Cela se pourrait… Est-ce que cela le dérangeait ? Il n’en savait trop rien. Il s’était toujours imaginé marié à trente ans, mais jamais il ne s’était posé de questions sur sa légitimité. Il avait toujours cru que ses parents étaient trop pauvres pour subvenir à ses besoins, et que par conséquent ils avaient décidé de l’abandonner. Il était convaincu que c’était une chose difficile à faire, mais acceptable car le sort pouvait parfois contraindre les gens à se diriger vers des voies jusqu’alors insoupçonnées.
Sa respiration allait et venait doucement. Il commençait à somnoler et finit par s’allonger sur le dos. La rue du Pont Geignant était bizarrement animée pour un dimanche à quatre heures du matin. Il entendait encore à moitié les véhicules qui traversaient la rue, la télévision du voisin d’en haut, et le bruit du moteur de son réfrigérateur. Il finit par s’endormir de nouveau avec la lumière allumée, la chemise à moitié ouverte et son jean délavé. Il portait encore ses chaussures ; Zayn avait fini par s’effondrer avec. Posés près de sa tête, sur son lit, les restes des dernières victuailles offertes à son invité se battaient en duel dans son assiette.
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