L’Homme-oiseau  1/2

5 minutes de lecture

Ile de Pâques – Chili

Un garçon va mourir.

Ici, sur l’Île de Pâques, dans moins d’une heure, sans doute.

Le kaléidoscope m’a prévenue, et il ne ment jamais.

Cette fois, je ne pourrai rien faire.

Le dernier Homme-oiseau d’Orongo sera un ange.


Nous sommes arrivés hier à Rapa Nui — l’Île de Pâques — dans une ambiance apocalyptique, ce qui était plutôt de mauvais augure, quand j’y pense. Je n’aime pas raisonner ainsi... Comme Papa, je préfère dire qu’on ne peut pas toujours découvrir le monde sous un soleil éclatant et que la pluie peut aussi donner du charme aux paysages. Mais cette fois, toutes les forces de l’Univers semblaient vouloir nous annoncer un grand malheur, comme si notre venue à ce moment précis était une intrusion provoquant la colère des dieux.

Nous avons quitté Santiago du Chili sous une chaleur étouffante, et après deux heures de vol, nous nous sommes retrouvés au cœur d’un orage des plus violents. L’avion bougeait beaucoup et Alphonse s’est réfugié dans les bras de Papa tellement il avait peur. Moi je suis restée collée au hublot, impatiente de découvrir les reliefs et les mythiques statues de l’Île de Pâques, fascinée par la tempête qui plongeait le petit caillou de terre dans une nuit intense, en plein milieu de l’après-midi.

Sur le chemin de l’hôtel, il tombait une pluie lourde et dense comme je n’en avais encore jamais connu. Le taxi roulait au pas, la principale route s’étant transformée en un ruisseau furieux qui semblait vouloir nous engloutir un peu plus à chaque mètre. J’ai frissonné en repensant à la colère d’Urubamba. Et c’est sous un ciel noir charbon et dans un univers cataclysmique que me sont apparus les premiers Moaïs de l’Île de Pâques. Je les ai d’abord perçus comme des figures fantastiques et inquiétantes. Alphonse, encore terrifié par l’orage, n’a même pas osé les regarder, la tête toujours enfouie sous le gilet de Papa qui, lui, s’extasiait, tandis que Maman souriait de le voir si heureux. Nous avons gagné notre nouvelle habitation dans cette ambiance étrange et surnaturelle.

« Te Pito Kura — le nombril du monde » : voilà le nom de notre hôtel, installé sur le site mystique de Tahai, à la sortie d’Hanga Roa, le seul village de l’île ! L’hébergement est composé de « cabañas » que Jorge, notre logeur, a construites de ses mains : des chambres d’hôte agréables, toutes différentes et uniques, et notre cabane à nous est une charmante maison de bois toute blanche, avec une jolie véranda attenante.

Notre première nuit s’est avérée épique malgré l’accueil chaleureux et tous les efforts fournis par Jorge pour nous mettre à l’aise. Le vent soufflait à faire trembler la charpente et la pluie cognait à l’horizontale contre les vitres. J’ai eu beaucoup de mal à dormir, j’imaginais que les Moaïs, ces géants de pierre engourdis, s’étaient réunis pour secouer la minuscule cabane de toutes leurs forces et qu’elle allait s’écrouler, ou s’envoler, comme sous le souffle du loup des « Trois Petits Cochons ».

Papa m’a souvent parlé des Moaïs, bien avant notre arrivée. Lui qui rêvait de les photographier depuis si longtemps, tenait à ce que je comprenne leur histoire. Il m’a notamment expliqué qu’on sait peu de choses sur ces monstres de granit, mais qu’ils ont probablement été érigés à la mémoire des chefs de tribus morts sur l’île. Dans l’obscurité de la nuit, j’ai imaginé alors que, pour une raison inconnue, notre arrivée avait réveillé la colère de ces chefs ancestraux et que la Terre tremblait sous le poids de leur fureur. J’ai tenté de me rassurer en serrant fort mon kaléidoscope magique, mais celui-ci est resté froid et muet à mes demandes.

J’ai tout de même fini par m’endormir, et c’est un tout autre monde que j’ai découvert au petit matin ! Le soleil était revenu lorsque nous nous sommes levés, et Papa s’est montré impatient de nous emmener en balade. Il avait loué des quads pour faire le tour de l’île et je me suis assise derrière lui tandis qu’Alphonse se plaquait contre le dos de Maman. Nous avons ainsi emprunté les chemins de terre rouge qui, après le déluge de la veille, collait aux roues et aux semelles comme du chewing-gum. Nous avons gagné le nord par la côte, nous arrêtant pour photographier les Moaïs sur des sites aux noms étranges — Ahu Akapu, Ahu Tepeu, Ahu Vai Mata — et j’ai été surprise de voir que beaucoup de statues étaient couchées, tombées de leur piédestal depuis longtemps. Elles m’ont tout de suite semblé moins inquiétantes et j’ai souri en repensant aux idées folles que peut faire naître la nuit.

Nous avons atteint la magnifique plage d’Anakena sur laquelle veillent sept Moaïs encore debout, puis nos bolides à quatre roues nous ont conduits jusqu’à la carrière de Rano Raraku, à l’est. Là, pour la première fois de ma vie sans doute, j’ai vu Papa pleurer d’émotion : c’était très fort pour lui d’approcher enfin ceux dont il avait rêvé toute son enfance ! Nous nous sommes promenés sur un site immense au milieu duquel se dressaient des dizaines de Moaïs gigantesques qui auraient pu me faire peur si je n’avais pas décelé une forme de sagesse dans leurs yeux délavés.

Papa a vite repris ses esprits, puis il a mitraillé les monstres de pierre sous toutes les coutures pendant qu’Alphonse, Maman et moi tentions de deviner si ces statues ne comportaient que des têtes ou si leurs corps étaient enfouis profondément sous terre. Nous venions de conclure qu’ils ne pouvaient pas avoir de membres quand, tout en haut de la carrière, la rencontre avec un Moaï couché, encore encastré dans la roche — un géant entier d’une longueur de vingt et un mètres — a remis toute notre théorie en question !

C’est à ce moment-là, précisément, que mon kaléidoscope s’est rappelé à moi. Il a commencé à chauffer et à vibrer dans ma poche, je me suis un peu éloignée pour consulter son message et, quand j’ai collé mon œil à la lunette, j’ai découvert de nouveaux signaux étranges ! Une fois de plus, les effets lumineux et colorés des périodes calmes cédaient la place à des images incompréhensibles : l’objet magique m’offrait à présent des photos d’oiseaux, de nids et d’œufs... J’y ai vu encore une mer en colère, des flots déchaînés... Une falaise aussi, terriblement haute et abrupte. Et enfin des visages apeurés, des regards terrifiés...

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A suivre...

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