Chapitre 21 - Mercredi 1er avril
Manèges
Une semaine de confinement à quatre et le frigo a tout digéré. Il reste quelques bricoles dans le congélateur, des boîtes de conserve et des pâtes. Pas de quoi festoyer sous le soleil du Midi. Nouvelle liste de courses et des menus à trouver. On s’y colle avec Nora et Éva. Robin est loin de ces considérations gastronomiques. Il est loin tout court. Pour lui, c’est la nuit.
Nora a envie de prendre l’air et elle a l’avantage d’avoir peut-être été infectée et guérie. Je lui laisse volontiers mon tour. Elle s’équipe néanmoins avec la tenue de rigueur.
En attachant un masque sur sa bouche, j’ai l’impression de censurer la Beauté.
Éva n’est pas très rassurée de voir partir sa mère. Nous lui faisons un signe de la main. À croire qu’elle part pour un long voyage. C’est un peu le cas, la liste est longue. Il faut occuper Miss Pangolin en attendant son retour. Je cherche dans les cartons du garage la boîte à insectes qui amusait tant Hugo cet été. Il avait réussi à y enfermer une guêpe et quelques fourmis. Il regardait le combat pour la survie des espèces. Les fourmis avaient gagné le match ultime et découpaient habilement leur trophée en parts égales. Je crois que la guêpe était déjà sonnée avant même de monter sur le ring.
Les enfants, comme les dieux, sont cruels. Je suis sûr que ces derniers s’amusent eux aussi du spectacle à travers des parois de plexiglas. Le show est planétaire, ils y ont mis les moyens. Éva est plus modeste. Elle sort, boîte à la main, dire bonjour à ses amies fourmis.
Je regarde la scène de loin, un mug de café dans une main, une cigarette dans l’autre. J’en profite, Nora est sur la route.
Robin descend, spectre blanc aux trop longs bras. Seul objectif : la boîte de céréales. Merde ! On a oublié de rajouter « Céréales +++ » sur la liste des courses. J’appelle Nora en urgence. La belle ne répond pas. Je laisse un message, doublé d’un texto. On frise le cataclysme, le fléau assuré. Dieu, à moins que ce soit l’opérateur historique, a transmis mon message. Nora me répond sous forme d’un smiley tout jaune qui s’esclaffe, il en a les larmes aux yeux.
J’informe Robin de la bonne nouvelle. Il pratique le langage corporel et me répond par un haussement d’épaules. Ça signifie sûrement « c’est cool ». Je profite de l’occasion pour entamer un semblant de conversation. Je lui parle de football, du championnat, de Mbappé, de l’équipe de France... Sujet d’un autre monde, les mauvaises herbes prolifèrent dans tous les stades. Il me le fait remarquer sans détour par deux haussements d’épaules et un sourire narquois. Ça démontre une certaine richesse dans le vocabulaire, mais de là à parler littérature, il y a un gouffre. Il est un peu plus disert sur la thématique des jeux vidéo. Je lui propose de jouer avec lui cet après-midi. Il accepte presque malgré lui et repart en laissant un bol dans l’évier comme un chien pissant au pied de l’arbre. « Je suis passé par là ».
Nora arrive, le coffre plein. Elle est passée par le centre-ville et me décrit une ville vide de sens. Même les trottoirs sont propres. Les cafés ont baissé leurs stores et les manèges ont arrêté leurs courses. Mickey s’ennuie à mourir, jamais il n’arrive à rejoindre Minnie. Aujourd’hui pas plus qu’hier, mais au moins essayait-il. C’est sur ces tristes constatations que nous nous mettons en mouvement. Je l’attrape par les hanches sitôt entrée dans la cuisine. Des jetons plein les poches, je l’embrasse sans scrupules. Les plats congelés crient « et nous, et nous ! », on ne les entend pas. Nous finissons notre tour dans une chambre aux volets clos. Nous ressortons les joues roses, les surgelés ont des suées.
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