Chapitre 57 – Jeudi 7 mai
Pignons
Notre escapade d’hier a laissé la poussière s’accumuler sur son bureau. Nora rebranche l’aspirateur. Il avale sans cesse de nouveaux mails, texto, mémos, coups de fil et conf call en tout genre. Elle nettoie tout ça avec beaucoup d’énergie, mieux vaut ne pas traîner dans le salon. Je pars à pied acheter du pain. Le temps est mitigé, soleils et nuages se partagent en parts égales le ciel azuréen. Il faut choisir son trottoir. Les magasins en ville sont comme la météo, pas tout à fait ouverts, pas tout à fait fermés. Le cul entre deux chaises. Les stores sont pour la plupart baissés, mais il y a de l’agitation à l’intérieur. Eux aussi aspirent, rangent et s’agitent. La créativité ne souffre pas de l’urgence. Ce casse-tête sanitaire oblige à revoir l’aménagement. Les marchands de plexiglas se frottent les mains, les mères maquerelles beaucoup moins. L’amour attendra, pour l’instant on déroule les rouleaux de scotch sur le lino, on placarde des « Prières de ne pas toucher ». Ainsi soit-il.
Un peu plus loin, il y a une boutique de jouets. J’imagine qu’à 900 kilomètres d’ici, on s’y démène tout autant. On est prêt pour le retour des enfants bien peignés. Enfin, même les gueulards sont les bienvenus. Payez comptant, pas content, on s’en fout, mais payez ! Moi, après tout, ça me va. Plus elle sera riche, moins j’aurai besoin de l’être.
J’essaye d’imaginer dans quelle boutique j’aurai plaisir à rentrer. Rien. Toujours la même page blanche. J’ai encore quelques jours devant moi. Je rentre, baguettes sous le bras.
Éva m’attend sur la marche de l’entrée. Elle m’en veut un peu d’être parti sans elle, elle s’ennuie.
- Regarde le bon côté des choses, tu as terminé tes devoirs. Je déclare officiellement l’ouverture du super week-end de quatre jours.
- On est jeudi.
- Et demain c’est le 8 mai. C’est férié !
- Trop bien, rigole Éva.
Je ne vous dis pas ce que j’y gagne moi dans tout ça. De l’eau froide ! La Belgique sans les gaufres. L’oraison funèbre de ma virilité. Deux minutes dans l’eau, trente à pleurer. Nous rentrons grelottants de toute part. Éva se frotte à sa mère, un peu pour se réchauffer, un peu pour la chatouiller de sa peau froide. Nora l’enveloppe de ses bras chauds en riant.
- Tu vas attraper la crève ma chérie.
- Gabriel m’a dit qu’on ira à Disneyland quand ça rouvrira. Peut-être cet été.
- Tu as dit ça ?
- Je n’ai trouvé que ça pour sortir de la piscine.
- Les hommes n’aiment pas l’eau froide.
- Ça c’est vrai, maman !
- Et heureusement que les petites filles croient encore au Prince charmant, sinon j’y serais encore.
Je repars m’habiller emmitouflé dans la serviette de plage. À mon retour, la table est mise. Éva est motivée et en plus elle a faim. Nuggets maison. Bien meilleur que chez Mickey.
Après le déjeuner, je pratique mon exercice physique préféré. Les pieds à trente centimètres du sol, le corps bien parallèle à la terre, les bras étendus, la respiration lente. La séance dure environ une heure, douche non comprise, car inutile.
Ensuite, j’apprends à Éva à casser les pignons. C’est un exercice bien plus délicat qu’il n’y paraît. Il faut d’abord se promener comme on part aux champignons. Ici, c’est d’une facilité enfantine. Il suffit de se baisser tant les pins inondent le jardin de leurs fruits. Puis, on choisit les pommes de pin qui vous ouvrent les bras et vous offrent leurs pignons. Elles ont la peau brune et des senteurs d’épices comme cette femme, assise à la terrasse, qui nous fait un signe de la main. On se saisit de la pomme de pin et on la tapote gentiment contre les dalles. Inutile de lui faire du mal. Généralement, les petites amandes tombent d’elles-mêmes. La nature l’a voulu ainsi. Dans un but de reproduction bien légitime, pas pour qu’elles finissent sous les dents. C’est pourquoi les pignons sont enveloppés d’une écorce de bois difficilement digérable. Il faut trouver la bonne pierre, ni trop grosse ni trop petite. Elle doit tenir dans la main, et si possible être assez plate. Un galet c’est parfait, mais Nice est trop loin et ses plages sont fermées. On cherche dans le jardin, au fond du ru asséché, quelques cailloux arrachés de la colline. Bingo ! Ces deux-là feront l’affaire.
On s’installe avec Éva, les fesses sur la terrasse. On casse alors les captives, prises en étau entre les dalles et nos mains assassines. Un seul petit coup sec, sinon vous vous retrouvez avec un mélange de pulpes et d’écorces qui fera sourire les dentistes. Le premier pignon vous le dégustez. Le deuxième aussi. Soyons honnêtes, c’est presque trop petit pour avoir du goût. Nous sommes loin de la générosité de la noix fraîche ou de la douceur de l’amande. Il en faut beaucoup plus pour apprécier, mais quand c’est fait maison, comme les nuggets, c’est bien meilleur qu’il n’y paraît. Éva est satisfaite et court offrir quelques fruits à Nora. Une fois repus, nous continuons notre récolte et remplissons un demi-bol de vitamines moelleuses et savoureuses comme...
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