Comme dans un film de Lelouch

Nous entamons ce dernier week-end sur un rythme lent. Sans doute pour déguster les dernières heures de notre exil. Séance de câlinothérapie, la tête vers le plafond à regarder les avions passer.

- C’est fou quand j’y pense, lui dis-je tout bas.

- Quoi ?

- Qu’on soit parti tous les deux, enfin tous les quatre. Tu te rappelles, sur Whatsapp ? On parlait de fuir. Que c’était la décision la plus dingue de notre vie ! Que c’était comme un film de Lelouch !

- Oui, tu as raison. C’est dingue. Il faut lui trouver un titre.

- La belle histoire, Un homme et une femme, Il y a des jours et des lunes... Il a déjà tout pris.

Chacun réfléchit.

- « Laissez-passer » me dit-elle comme une évidence.

- Je crois que je vais t’embaucher.

- Pourquoi ?

- C’est parfait. Tu as tout dit.

- Je ne connais même pas le titre de ton bouquin.

- Ça te ressemble.

- Le tien est mieux. Je me demande si je ne vais pas en changer.

- Termine-le vite et caresse-moi.

C’est à peu près ce que nous nous sommes dit avant de faire silence de longues minutes, chacun perdu à nouveau dans ses pensées. Puis nous descendons tous les deux sans faire de bruit. Éva nous rejoint après le premier café.

Nous discutons du programme. Il faut se rendre à l’évidence, nous n’avons plus grand-chose à visiter. Ramatuelle, Gassin ou Grimaud sont de mignons petits villages aux ruelles trop étroites pour s’y promener. La promiscuité des lieux nous est interdite. Soit. Nous resterons ici.

Nora a fini par céder aux assauts répétés d’Éva. J’ai semé la mauvaise graine en parlant de Disneyland. Elle s’abonne à Disney +. Autant dire qu’on a perdu Éva pour quelque temps. Nous sommes délivrés, libérés. Nora se rapproche de plus en plus du fauteuil. Un quart d’heure après, je suis également dépouillé de ma Reine.

Je vais chercher l’appareil photo dans la chambre du fond qui n’est plus la mienne. Voici deux ans qu’il n’est pratiquement plus sorti du sac. Était-ce un instinct de survie ou un acte de résistance ? Je l’ignore. Une chose est sûre, il faut que je charge la batterie.

Trente minutes après, le boîtier est tout neuf. Je pars à la chasse aux papillons. Les arbres, la maison. Des plans larges. Je m’ennuie. J’intervertis avec l’objectif macro. Les fourmis en gros plan amuseront très certainement Éva. J’arrive à compter leurs pattes sans lunette. Je n’ai pas la patience du pangolin, j’abandonne assez vite ma tentative de prendre l’abeille qui promène ses ailes sur les mimosas. En plus, le Disney est terminé. Dernier objectif, le 50mm. Mon préféré, son truc à lui c’est l’humain. J’ai deux beaux spécimens qui sirotent leur verre sur la terrasse. Elles sont comme l’abeille, elles aiment le sucre, heureusement elles sont beaucoup moins volages. J’ai le temps de faire la mise au point.

Éva se prête au jeu. Elle sourit à pleines dents, prend même la pause en se déhanchant un coup à droite, un coup à gauche. Lolita crâne un peu.

Avec Nora, c’est plus difficile. Elle se cache derrière ses yeux. Quand le modèle ne veut rien vous donner, il n’y a qu’une chose à faire, lui parler. À force de bêtises et de taquineries, elle finit par me regarder. Elle rigole. J’arrête peu à peu de parler. Mes doigts prennent le relais. Et plus j’appuie sur le déclencheur, plus elle me regarde. Je ne sais pas ce que l’appareil lui raconte, mais ses yeux transpercent l’objectif. Elle va brûler le capteur de ses photons. Elle ne sourit plus du tout, elle a fait taire la lumière une bonne fois pour toutes. Ce 50mm fait des merveilles, il faut me croire sur parole.

Sur l’écran, il y a des cheveux noirs qui, quoi qu’elle en dise, n’ont pas besoin de coiffeurs. Des sourcils aussi fins que les pinceaux de l’avare. Des cils qui font barrière à toute tentative d’effraction. Dans ses yeux, il y a un tas de choses que je suis bien en peine de vous décrire, mais si la nuit et la lune ne vous évoquent rien, passez votre chemin. Son nez est si délicat qu’il ne sert qu’aux fleurs. Comment fait-elle pour se moucher ? Sa bouche, c’est la signature du peintre. Inutile de vous en dire plus, c’est secret Défense.

Je remets délicatement le capuchon sur l’objectif. Éva est satisfaite des photos, Nora un peu moins. Elle n’aime pas trop les miroirs. Je range l’appareil dans sa housse et le ramène dans la chambre. L’anse du sac photo se déchire en chemin. Il est décousu sur une extrémité, mais il ne m’échappe pas des mains. Je ne suis pas superstitieux, c’est juste que le sac est usé.

L’après-midi, nous retournons à la plage les yeux fermés. Éva ouvre le chemin. Il n’y a personne, car le ciel est avec nous. Cendré. Nous tapons dans le ballon. Nora est dans les buts et Éva numéro dix. Huit à huit. Nous sommes dans les arrêts de jeux. Petit drible, Éva n’y voit que du feu. C’est le face à face ultime. Quel suspens ! J’arme le tir. Les mouettes arrêtent de voler. Du coup, elles tombent. Le ballon s’envole, le tir est enveloppé, il file dans la lucarne imaginaire. Nora plonge. Enfin juste son bras. Pas buuuuut ! Elle se saisit du ballon et le balance directement dans ma cage avec ses mains. Buuuuuut. Les filles crient.

- On a gagné.

Beau joueur, j’embrasse les tricheuses.

Ce soir, Éva amortit au mieux l’abonnement aux grandes oreilles. Robin nous a rejoints. Je suis tombé sur une famille Star Wars. Nous regardons fébrilement les premiers épisodes de The Mandalorian, les doigts dans les pop-corn maison. La casserole est cramée. Jeune Padawan, heureux je suis ! Ça vaut bien un bon Lelouch.