Chapitre 62 - Mardi 12 mai
Cluny
J’ai dormi comme pi. Un rond parfait et infini, sans aspérité, sans pollution onirique. Les bienfaits de la campagne ont été instantanés. Bonheur suprême, l’odeur du café rebondit sur l’oreiller et me lèche le bout du nez. Nora est assise à la table de la cuisine. Pas étonnant que je n’aie pas rêvé, mon songe s’était carapaté ici. Toujours ces mêmes bras qui se lèvent et qui réveillent son sourire timide.
- Bonjour toi.
- Bonjour vous.
- Tu es bien matinale.
- Tu ronflais.
- Oups !
- J’avais perdu l’habitude.
- Et moi je l’ai reprise visiblement.
- T’inquiète pas. J’avais envie de profiter d’un peu de calme.
- Tu veux parler ?
- Non. Ça va aller. Je veux juste que tu me masses les épaules.
J’obéis longtemps. Je bois mon café. J’obéis encore. Elle est presque endormie et je ne vais pas tarder à faire pareil. Dehors il pleut, nous nous recouchons. Éva nous réveille sans montre. Deux nuits pour le prix d’une, second petit déjeuner, quatrième café.
Robin se lève plus tôt que d’habitude, la tension est palpable, à croire que seule la 4G peut calmer son mal-être. Il ne dit pas un mot, il est enfermé dans sa boîte de céréales, sa cage de Faraday. La pluie se calme un peu, il va peut- être pouvoir récupérer quelques kilo-octets près de la fenêtre.
Nous descendons à Cluny avec les filles pour faire le plein d’essence, puis nous poussons jusqu’au centre-ville. Aujourd’hui, il ne reste presque plus rien de ce qui fut l’épicentre spirituel du plus grand ordre monastique de l’Europe médiévale. La Révolution française est passée par là, et le déclin du christianisme a construit un grand parking et une mignonne petite rue commerçante. Il flotte malgré tout un léger parfum de mysticisme dans la ville, qui la rend assez agréable quand on s’y promène à pied. Nourritures spirituelles et terrestres vont de pair, je m’arrête chez le charcutier pour prendre une bonne part de jambon persillé. Notre messe se poursuit chez le pâtissier-chocolatier, les hosties sont richement ornementées tout comme les deniers du culte. Le corps du Christ et deux baguettes plus tard, nous terminons notre promenade contre les ruines du monastère. Il manque les terrasses de café pour parfaire notre retraite spirituelle, ça commence vraiment à me manquer. Si cette histoire continue longtemps, on va tous finir assis par terre en train de boire un coup avec un punk à chien. Pour des raisons de dignité, nous rentrons à la maison boire notre Perrier citron sans alcool.
Nous mangeons dans la cuisine loin du banc anesthésiant. La charcuterie fait merveille sur le pain frais et croustillant, je retournerai à Cluny faire le plein avant jeudi.
Le déjeuner débarrassé, nous nous promenons avec Éva sous un parapluie de fortune déniché au fond du coffre de la voiture. Pour le paysan surendetté et ses vaches, la pluie est une aubaine. Elles sont bien trop occupées à brouter l’herbe grasse pour remarquer notre présence. La matière végétale passe d’un estomac à l’autre, ça stocke, ça déstocke à tout va. Je n’aime pas le lait. Un peu plus bas, là où la route en a marre d’aller tout droit, il y a un champ de milliers de volailles frappées du sceau infamant Père Dodu. Enfin, je n’en suis pas sûr étant donné qu’elles sont « en liberté ». Il y a toujours quelques gloires à être citadin, la première étant de ne pas se salir les mains, ou si peu, juste pour prendre entre ses doigts des nuggets aussi gras que morts. Je n’en dis mot à Éva parce que, quand même, c’est mignon tout plein de les voir se déplacer par paquets de cent à mesure que nous passons devant. Encore plus bas, décidément ça descend tout le temps quand j’y pense, il y a une mare qui schlingue et des chiens qui s’époumonent. Nous les snobons en accélérant le pas. Et dire qu’il va falloir remonter ! Nous nous arrêtons définitivement après le corps de ferme, face à un petit pré bucolique où un âne semble souffrir de dépression. Il vient à notre rencontre.
- Bonjour l’âne.
Pas un mot, à force d’être seul, il est devenu sourd, ou muet. Allez savoir !
Gentiment, Éva arrache une bonne assiette d’herbes hautes qui poussent de l’autre côté des barbelés. Le dessert ressemble beaucoup à l’entrée. Il n’en veut pas, cependant il la remercie par un coup de tête. Elle arrive à toucher le bout de son museau. C’est décidé, nous reviendrons demain, lui donner pitance à hauteur de ses oreilles. J’hésite un instant à rentrer sur son dos, mais j’ai peur qu’il préfère descendre la route plutôt que la remonter. Tant pis, nous partons à pied. Pire, sur les deux cents derniers mètres, c’est moi le dos de l’âne. J’ai tout faux !
Il n’y a pas de cheminée dans la maison, c’est bien dommage. J’en aurais bien fabriqué une pour réchauffer Nora. Soyons réalistes, il me manque un peu de temps et de savoir-faire. Par contre, il y en a un qui aimerait bien foutre le feu à la baraque, mais là encore, pour de sombres histoires d’assurance, j’en dissuade Robin. Dépité, il accepte de se joindre à notre partie de Uno. Un petit sourire vaut bien une petite défaite et à ce petit jeu Nora et moi sortons grands vainqueurs. L’après-midi s’achève en musique, accompagné de quelques rires syncopés. Pour m’endormir, je cherche à rallonger au maximum le nombre pi. 3,141592653589793238462643383279502884197169...
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