Chapitre 63 – Mercredi 13 mai
Paradis
Nous nous réveillons ensemble, nos chaussons se sont synchronisés, ils ont faim. Nous vivons au jour le jour. Pas de verbes au passé ni au futur. Chaque jour, Nora me donne un petit paquet que je referme religieusement le soir. À notre retour, je pourrai poser chacun d’entre eux sur l’étagère. Il y aura de la place sur ces planches qu’une autre a certainement commencé à vider. Cinquante cadeaux. Elle m’a offert un beau calendrier de l’avent. Cette boîte vide je l’imagine sur la table de la cuisine, à équidistance entre elle et moi. J’arrache quelques mèches de cheveux, quelques bouts de falaises, et le silence de ses doigts.
D’ailleurs du silence il y en a plein les murs, dans mes mains qui tremblent, dans ses yeux qui tanguent. Bien sûr, il faudrait qu’on parle, ni l’un ni l’autre en avons vraiment le courage. Elle, parce qu’elle ne veut pas me blesser, moi, parce que je ne veux pas souffrir. Pas aujourd’hui.
Je les connaissais les règles du jeu, j’ai lancé les dés le premier. Les pions on les a bougés, les cases on les a cochées, mais dans tout jeu il y a une fin. Tricheurs ou pas, on y est. Je détache un bout de croissant pour le mettre à sa bouche, juste pour voir bouger ses lèvres. Elle se saisit de ma main arlequin et la pose sur sa joue.
- Ça va aller, me dit-elle tendrement.
- Je...oui, ça va aller !
On referme l’écran papillon, Éva s’est réveillée. Miss Pangolin se réfugie dans les bras de maman.
- On ira voir l’âne, me demande-t-elle.
- La pluie peut-elle nous en empêcher ?
- Je dis non.
- Alors on ira. Mais après manger. On prendra la peau du melon et le reste de pain.
- Ça marche.
Je sors prendre une pluie chaude et savonneuse. Nora est sur le banc des laborieux, Éva secoue la tablette, je suis prêt à ne rien faire. Je sors sur la terrasse attenante à la cuisine, cigarette et café m’accompagnent sur la toile cirée. La fumée, la brume, tout pique les yeux. J’appelle ma fille. Je rentre demain ma chérie. Oui, je vais bien, et toi ? Toujours autant de travail ? Et le chien ? Ah oui, ça ne m’étonne pas. Embrasse tes frères. Moi aussi. Je t’aime. À demain.
Il fait froid, je me réfugie plus bas, dans le garage. Il y a quelques vélos et des rollers, j’appelle Éva. Je lui propose de tester nos articulations.
- Tu veux essayer avec moi ?
- Je veux bien.
Les rollers sont un peu trop grands, elle remonte pour mettre une deuxième paire de chaussettes. On s’équipe, j’ai l’air ridicule, mais j’ai survécu à un maillot de bain amérindien. D’abord quelques pas sur le ciment du garage, heureusement il est vaste. On patine en cercle comme à la patinoire de l’adolescence. Après un quart d’heure et un diabolo menthe, nous tentons une sortie sur le goudron. La route est en pente et mouillée qui plus est, je sens que je vais m’éclater. Mon activité physique et l’attraction terrestre m’y aident, je termine pitoyable dans le fossé. Généralement, les moqueries se payent au prix fort, deux minutes plus tard Éva en fait l’amère expérience. Elle se relève, des sanglots dans la voix. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. Celui qui a dit ça ne connaît pas le roller et la douceur du macadam. Mais bon ! Elle repart philosophe, j’essaye de suivre son rythme. L’inconvénient c’est le manque manifeste de remontées mécaniques et l’impossibilité de déchausser. Deux minutes pour descendre et dix pour pleurer, nous rentrons épuisés et les cheveux mouillés.
Comme promis, nous ressortons nourrir l’âne après le déjeuner. Il n’est pas sourd, juste muet, car il a bien entendu notre promesse d’hier, il nous attend au même endroit. Nora lui tend l’écorce du melon qu’il saisit délicatement en signe de remerciement. C’est un beau dessert pour un âne aux oreilles cathédrales. Un morceau de pain et des épluchures tombent à ses pieds, il en laisse pour demain. Il sait bien qu’on ne reviendra pas, que notre au revoir est un adieu ferme et définitif. Nous rentrons, Éva en rollers, et moi à pied. Dans la côte, elle s’accroche à ma main.
En fin de journée, Nora nous accompagne à Cluny. Éva achète un magazine chez le marchand de presses, je complète l'album Panini dans la charcuterie et Nora regarde le coiffeur avec envie. Dernier arrêt chez le caviste, j’ai envie de bulles.
Nous la débouchons tous les quatre à l’heure où la France applaudit. Le pompier pyromane a déjà sifflé son verre, Miss Pangolin lève son verre d’Ice Tea bien haut, je trinque avec mon infirmière, les yeux dans les yeux, les siens sont mieux.
À vingt-deux heures, les enfants ont regagné leur chambre, il reste un fond de Champagne à répartir équitablement dans les flûtes. Je découpe des cubes de comté. Je termine cette journée dans les bras d’Esméralda, un peu cabossé et endolori par ma chute dans le petit fossé du bord de route.
- Je vais me coucher, je suis fatiguée. Tu viens, me dit-elle doucement ?
- J’arrive. Une cigarette et j’arrive.
Une bouteille de cognac me fait de l’œil. Paradis. Comment voulez-vous dire non au Paradis. J’en verse une larme parmi d’autres dans un verre rond comme l’ivresse. Dehors il pleut, j’ai un peu pitié pour l’âne et puis j’oublie. Je trempe mes lèvres dans ce liquide cuivré et chaud. Je recrache la fumée lentement et la regarde rejoindre la brume. Nora m’a attendu, elle ne m’a pas oublié. Sur le bout de sa langue, je verse une goutte de Paradis.
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