Chapitre 66 - Samedi 16 mai
Top 50
Je la croise dans le couloir, mais je ne suis pas tout à fait sûr de la réciproque. De toute manière quelle importance puisqu’elle part travailler! Le samedi est sa plus longue journée de la semaine. Je peux me réapproprier le salon, j’évite cependant de prendre sa place dans le canapé. J’en ignore précisément la raison, mais c’est ainsi. Hugo joue en ligne sur sa console portable et râle auprès de ses copains. Je reste assis sur le fauteuil, mon ordinateur sur les genoux, mon esprit papillonne puis revient à son point de départ. Je referme l’écran sur le clavier.
Le manque de consistance de cette matinée m’oriente alors vers le grenier. Je fouille dans des cartons et ressors avec un carnet intime et une pochette de vieilles photos. C’est toujours étrange de se redécouvrir tel qu’on a été. Les souvenirs vieillissent avec nous, c’est pourquoi j’ai reconnu Caro instantanément lorsqu’elle est sortie de cette voiture rouge. Sur ces photos, à l’inverse, elle me semble presque inconnue, moi aussi du reste. Nous sommes deux mômes sur une plage, elle drague clairement le photographe, je crois que c’est moi derrière l’appareil jetable. Je redescends dans ma chambre pour scanner la douzaine de clichés. Je cache le carnet intime sous le lit, je l’ouvrirai une autre fois.
Comme tous les samedis, elle fait un stop-and-go à l’heure du déjeuner. Vingt minutes maximum, le temps de faire le plein et de changer les pneus de son rimmel. La seule information que je peux collecter, en dehors de BFM, c’est qu’elle dîne ce soir avec les enfants chez nos amis d’hier, ses amis de demain. Je n’ai pas reçu de cartons d’invitation.
- Je passe vous prendre à dix-neuf heures quarante-cinq, soyez prêts. Ciao.
Elle est ponctuelle, à dix-neuf heures cinquante-cinq, ils sont tous dans la voiture. Je me retrouve assis sur la chaise haute de la cuisine, comme un con. La solitude, je ne sais pas faire. Le désert sans le sable, aucun intérêt. Je regarde par la fenêtre des murs qui ne me parlent pas, depuis le temps qu’ils sont là, ils n’ont plus rien à dire. Seule la musique a quelques mots à m’offrir. Le chien aussi, peut-être ? Je le fais rentrer, il me tourne le dos, il attend les enfants. En attendant leur retour, il dort le bienheureux.
- Viens, on va faire un tour.
La vue de la laisse me rend soudainement beaucoup plus sympathique à ses yeux. Tiens, le chien me fait la fête. Allons danser dans la banlieue ! C’est Oxan qui me promène. Tous ces muscles s’enivrent de chaque effluve de merde ou autre. Quel enthousiasme ! Il me fait du bien à sa manière. Sa queue s’agite comme les cerfs-volants sur la plage. Oxan a vu un chat. Chouette un copain ! Il court, je fais drapeau à l’arrière. Le vent est fort, quel spectacle ! Encore dix mètres, et je pourrai m’envoler bien plus haut que ces couleurs vives. Cours, cours et envolons-nous. À quoi bon rentrer, le monde est si petit vu d’en haut. Ridicule et minuscule. Le chat s’est taillé, j’atterris au pied d’un trottoir aux bords entichés de phalanges. Je saigne un peu, Oxan me lèche la main, le visage, tout ce qui s’offre à lui. Ce vol low-cost m’a coûté un bras. Trop de bagages. Nous rentrons terrestres, le chien est fatigué.
Terminal cuisine. Toujours désert, j’ai beau monter le volume, rien à faire. Je tente les chansons tristes à vomir, mais rien ne sort. SOS amitié ne répond pas, et le chien ronfle. Bien sûr, j’ai ma bouée à portée de phalanges, j’ai peur de tacher l’écran du téléphone. Et pour lui dire quoi ? Qu’elle est plus belle que la cuisine, que ces murs apathiques, que la queue du chien ? Pour tout dire, je m’abstiens et profite égoïstement de mon petit moment de spleen. Boys don’t cry. Un petit Cure agite mes cannes de serein sur la chaise haute. Il y a toujours une chanson dans mes flingues. Robert Smith balance le son et la guitare entêtante m’invite à rejoindre le carrelage bicolore. J’enchaîne sur A forest. D’une simplicité déforestante, à vous couper toute envie de parler. Et c’est très bien comme ça, car le chien n’a toujours rien à dire. Somme toute, cette petite play-liste new-wave vaut bien un barbecue de façade et des sourires aussi faux qu’un « toujours ». J’ouvre une bouteille de Pommard. J’ai le malheur élégant, je porte beau. The inforgettable fire de U2 m’entraîne là d’où je ne suis jamais sorti. Les années 80. Caro m’a tout appris, il faudrait que je lui dise.
Je lui dis. Texto : « Salut Caro, j’ai retrouvé les photos. Tu te souviens, ce soir où on s’est quitté ? Tu m’as dit : un jour on se retrouvera dans un avion. Tu seras homme d’affaires et moi hôtesse de l’air. Tu avais tout faux. Les avions sont cloués au sol et je ne suis qu’un homme sans affaires. Mais j’y ai cru, alors merci pour ça. ».
J’appuie sur envoi. Une idée conne par jour. Celle-ci est magnifique. J’enchaîne sur Bruce, Dire Straits et enfin The Opposition. Breaking the silence achève toute idée de croire que cette soirée finira bien.
Caro m’envoie un message.
- Tu veux parler ?
- Si tu veux.
- Je t’appelle.
Oh le con ! Quelle idée étrange de vouloir à tout prix reconstituer le puzzle de ma vie passée, une vie en miette ne me suffisait pas! Tu as des choses à régler me disait Nora, et je suis en train de tout foutre en l’air. Chapeau l’artiste. Sonnerie.
On discute au téléphone pendant une heure. Elle sent la brèche, elle s’y engouffre avec délectation. On refait notre histoire, « je me souviens », « tu te rappelles ». Tout y passe même les regrets saupoudrés de remords. Si seulement elle avait su, c’était chouette tous les deux. Avant de raccrocher, elle me glisse une petite phrase censée me titiller.
- Il faut qu’on se revoie. J’ai des choses à te dire.
- Tu ne peux pas me les dire maintenant ? Elles ne peuvent pas franchir le fameux rayon des cent kilomètres ?
- Pas vraiment. Viens s’il te plaît !
- J’essayerai.
- Ok. Je t’embrasse.
- Moi aussi. Bonne nuit.
- Bonne nuit.
J’imagine qu’elle est trop contente. Ça ne fait pas de moi un homme heureux, mais pas mécontent pour autant. J’entends le portail qui s’ouvre et file dans ma chambre pour éviter le mépris comme « bonne nuit ».
Annotations